Black Friday : après Alstom, va-t-on brader Photonis et Latécoère ?

vendredi 29 novembre 2019, par Karel Vereycken

Emmanuel Macron n’a cessé de vouloir convaincre qu’on pouvait tranquillement abandonner toute idée de souveraineté nationale, ce concept horriblement « populiste », au profit d’une « souveraineté européenne ».

Or, preuve que cette « souveraineté européenne » n’est que pure fiction, chaque fois qu’il s’agit de porter au-dessus des fonds baptismaux un « champion » européen dans un domaine où nous excellons (nucléaire, transport, construction navale, etc.) afin d’avoir un groupe européen d’une taille et d’une surface financière suffisantes pour pouvoir tenir tête à ces pays-continents que sont la Chine, les Etats-Unis, ou l’Inde, la Commission européenne, au nom des sacro-saints critères de « concurrence libre et non faussée », « à l’intérieur de l’UE », y met son véto. En clair, ce qu’on a fait hier pour Airbus, est devenu aujourd’hui interdit.

Ensuite, une fois qu’est abrogée toute forme « d’Etat stratège » en charge de faire valoir l’intérêt général des populations, au bénéfice d’un marché totalement ouvert dominé par la cupidité et la course au profit immédiat, comment protéger nos secteurs stratégiques ?

C’est ce qui arrive devant notre nez avec la vente probable de deux fleurons de la haute technologie française dans le domaine de la défense et de l’aérospatial à des groupes américains : Photonis et Latécoère.

Le sujet est chaud, y compris chez certains députés macroniens qui ont pris leur plume pour demander au Premier Ministre que l’Etat intervienne ! (Voir leur lettre ci-dessous).

Photonis

Qu’ont en commun nos forces spéciales, le télescope Hubble, l’accélérateur de particules du CERN, le Laser Mégajoule (LMJ) ou encore les sous-marins nucléaires français ? La réponse est simple : ils sont équipés de technologies optiques signées Photonis Technologies qui intéressent, on le comprend, les groupes américains, très en retard dans ce domaine très pointu.

Implantée à Mérignac, cette PME, qui réalise un chiffre d’affaires de l’ordre de 140 millions d’euros par an, travaille principalement dans le domaine de la défense avec Thales et Safran. Elle fait travailler plus de 1000 salariés dans le groupe et possède cinq usines situées à Brive-la-Gaillarde en France, à Roden aux Pays-Bas, à Sturbridge et Lancaster aux Etats-Unis.

Le savoir-faire de l’entreprise s’étend à l’intensification d’image numérique ainsi qu’à l’instrumentation nucléaire, technologies utilisées par la France tant dans les communications militaires, dans ses satellites que dans son programme de simulation d’essais nucléaires avec le Laser Mégajoule (LMJ) près de Bordeaux. Et pour nos forces spéciales, il s’agit des « tubes d’intensification d’image de pointe », c’est-à-dire, de la technologie leur permettant de « voir la nuit ». On comprend donc pourquoi Photonis figure sur la liste des entreprises stratégiques pour le ministère des Armées, comme le rappelle le site Opex 360.

Or, comme le rappelle La Tribune, Paris laisse depuis plusieurs années filer dans le giron américain des entreprises françaises clefs en matière de défense (le connecticien Souriau, racheté par l’américain Eaton Corporation ou encore le leader mondial de l’infrarouge, HGH, racheté par le fonds américain Carlyle). Dans ce nouveau cas de figure, le gouvernement Philippe ne devrait pas non plus s’opposer au rachat de Photonis par un groupe américain. Cependant, que n’aurait-on pas entendu s’il était agi d’un groupe russe ou chinois !

Les exigences de Paris se limiteraient à la poursuite des investissements en R&D et à ce que l’entreprise ne quitte pas le territoire français. Cela rappelle cruellement les conditions posées à l’américain General Electric pour lui laisser mettre la main sur des décennies d’innovation, fruits d’investissement et de commandes publiques, dont les fameuses turbines « Arabelle » qui équipent l’ensemble du parc nucléaire civil français ainsi que la flotte nucléaire française, engagements que GE n’a pas honorés en matière de création d’emploi.

En dépit des politiques, le ministère des Armées a finalement suggéré à Safran et Thales, via leur filiale commune détenue à parts égales dans le domaine de l’optronique Optrolead, de regarder le dossier. « Nous savons que le fonds Ardian cherche à la mettre en vente et nous avons demandé à deux maîtres d’œuvre compétents en matière d’optronique, Thales et Safran, de se pencher sur le dossier », a précisé, Joël Barre, délégué général pour l’armement.

Les cabinets du ministère des Armées puis de Bercy, notamment la Direction générale des entreprises (DGE), qui s’est émue de la situation de Photonis, se sont également penchés sur le dossier fin novembre. Tout comme Bpifrance prête, semble-t-il, à jouer le chevalier blanc. Enfin, la toute nouvelle Agence d’innovation de défense (AID) s’intéresse au dossier.

Latécoère

Latécoère est un gros équipementier aéronautique toulousain qui fournit des éléments d’aérostructures aux cinq grands constructeurs aéronautiques mondiaux : Airbus, Boeing, Bombardier, Dassault Aviation et Embraer. Il emploie aujourd’hui près de 5000 personnes à travers le monde. La nouvelle usine de Latécoère dans la région toulousaine illustre la modernisation en cours de l’entreprise.

Or, devenu en avril le principal actionnaire de l’équipementier aéronautique français, avec 26 % du capital, le fonds d’investissement américano-canadien Searchlight Capital a lancé une offre publique d’achat « amicale » au prix de 3,85 euros par titre, qui lui permettrait de prendre le contrôle total de l’entreprise. Cette opération, d’un montant potentiel d’environ 400 millions d’euros, constituerait l’un des plus gros investissements d’un fonds étranger dans l’aéronautique française.

Latécoère est aussi à la pointe de la technologie. Sur le segment des systèmes d’interconnexion, Latécoère s’est résolument engagé dans le développement de technologies optiques de transmission de données pour l’avionique et la cabine. Plusieurs projets ont été lancés en 2017, également avec le soutien de la Direction générale de l’aviation civile (DGAC), dans les réseaux et le LiFi (Light Fidelity).

Selon Latecoere, le débit de données multimédia de LiFi est cent fois plus rapide que celui des systèmes wi-fi existants. Le LiFi est léger en réduisant le poids des câblages. « Grâce au développement du LiFi, Latécoère est à la pointe de l’innovation et de la conception des équipements de connectivité en vol. (...) Nous sommes convaincus que les technologies optiques sont clés pour la transmission de données en vol, et constituent une réponse technologique permettant un gain de poids par rapport au cuivre », précise la directrice générale de Latécoère, Yannick Assouad. Le rachat de Latécoère par Seachlight Capital signifie concrètement le transfert de la technologie LiFi, appelée pourtant à devenir stratégique dans les années à venir, y compris pour les armées.

Ventes de Photonis et Latécoère :
17 députés souhaitent une approche souveraine

Source : La Tribune

Dix-sept députés ont écrit au Premier ministre pour lui demander d’avoir une « approche souveraine » sur les ventes de Photonis et de Latécoère.

La vente d’Alstom à General Electric (GE) et son traumatisme ont enfin entraîné une prise de conscience de la part des politiques sur les questions de souveraineté et de base industrielle et technologique de défense (BITD). Ainsi, dix-sept députés[Jean-Charles Larsonneur (LREM), Olivier Becht (UDI, Agir, Indépendants), François Cornut-Gentille (LR), Jean-Jacques Bridey (LREM), Didier Baichère (LREM), Christophe Blanchet (LREM), Jean-Jacques Ferrara (LR), Pascale Fontenel-Personne (LREM), Fabien Gouttefarde (LREM), Bastien Lachaud (LFI), Jean-Christophe Lagarde (UDI, Agir, Indépedants), Christophe Lejeune (LREM), Jacques Marilossian (LREM), Monica Michel (LREM), Natalia Pouzyreff (LREM), Stéphane Trompille (LREM) et Pierre Venteau (LREM).] de la commission de défense nationale, dont douze LREM, ont adressé vendredi un courrier au Premier ministre Edouard Philippe, avec en copie les ministres de l’Economie et des Armées Bruno Le Maire et Florence Parly, concernant la vente et donc l’avenir des entreprises Photonis et Latécoère, considérée par les parlementaires comme « des actifs stratégiques ».

« Notre autonomie stratégique repose sur notre aptitude à maîtriser des compétences scientifiques, technologiques et industrielles clé », assurent les 17 députés.

L’approche souveraine doit prévaloir

Les députés demandent au Premier ministre quelles sont les mesures qu’il compte « prendre pour défendre nos intérêts nationaux dans ces dossiers ». Leader mondial de la photo-détection, Photonis conçoit des tubes intensificateurs de lumière dans les secteurs de l’aéronautique, de la recherche et de la défense. Cette entreprise bordelaise équipe notamment les forces spéciales et participe au projet de laser mégajoule. « L’approche souveraine doit donc prévaloir dans ce dossier », affirment les parlementaires. Photonis relève de la procédure IEF (investissements étrangers en France). D’autant que seuls des repreneurs américains ont manifesté leur intérêt, font-ils observer.

C’est également le cas de Latécoère, qui est passé par une procédure IEF en raison d’une OPA émanant de la société d’investissement américaine Searchlight. « il s’agit d’une groupe pionnier dans la photonique, sous-traitant des grands groupes aéronautiques et de l’industrie spatiale », écrivent-ils au Premier ministre.

Notamment en matière du LiFi (Light Fidelity), une technologie appelée « à devenir critique » avec des implications en matière de transfert de données et de cybersécurité. « Cette opération soulève de nombreuses questions pour la préservation du savoir-faire de la base industrielle et technologique de défense française au moment même où l’on défend le concept d’autonomie stratégique européenne face à l’extraterritorialité du droit américain et la réglementation ITAR », font-ils valoir.