Le peuple algérien cherche une deuxième indépendance

dimanche 31 mars 2019

Interview avec Brahim Abdou, retraité à Paris

Des millions de gens descendent dans la rue en Algérie depuis des semaines pour réclamer le départ du Président Bouteflika. On évoque le chiffre de 23 millions de personnes pour les manifestations de ce vendredi 29 mars 2019, c’est-à-dire plus que la moitié de la population algérienne. Qu’est ce qui se passe ? Révolte légitimée ou légitime ? Énième révolution de couleurs manipulée par les pouvoirs occidentaux ?

Brahim Abdou : Ce qui se passe c’est que depuis 50 ans, depuis l’indépendance, les Algériens ont libéré le pays mais n’ont pas libéré l’homme. Il y a eu une succession de coups d’états, en 1962, en 1965, en 1978, en 1992, et enfin en 1999. C’est le pouvoir militaire qui règne en Algérie qui nomme les présidents et trafique les élections. Tous les présidents qui se sont succédés au pouvoir sont des militaires ou d’anciens militaires, y compris Bouteflika.

Ce qui a mis le feu aux poudres, c’est le fait que Bouteflika, atteint d’un AVC depuis 2013 et qui ne s’est pas adressé à son peuple depuis cette date, voulait le 5è mandat. Puis ils ont trafiqué avec l’administration, les feuilles de candidatures pour pouvoir déposer sa candidature au Conseil Constitutionnel.

Après, ils ont fait des manœuvres pour jouer les prolongations du 4è mandat. Mais le peuple est sorti dans la rue, encore une fois massivement, 1e 12 mars, pour dire non aux prolongations et depuis l’appel à l’application de l’article 102 [1] par le Chef d’Etat major, Gaïd Salah, demande le départ de tout le régime.

Ce pouvoir, les Algériens en ont marre. La révolte est partie des réseaux sociaux. Plus de 60% des Algériens ont moins de 30 ans et cette jeunesse est totalement branchée sur les réseaux sociaux.

Tous ces gens qui descendent dans la rue demandent beaucoup plus que le départ de Bouteflika. Est-ce que cette situation a été aggravée aussi par la baisse de la rente pétrolière et la chute du pouvoir d’achat ?

Oui. Pendant dix ans, l’Algérie a disposé d’au moins 1200 milliards de dollars de réserves. Elles ont été dilapidées, en partie pour acheter la paix sociale. Mais une bonne moitié a été détournée par surfacturation vers les paradis fiscaux, notamment en Espagne, par des hommes mafieux qui ont ruiné le pays. Ensuite le gouvernement a eu recours à la planche à billets, et il ne reste dans les caisses de l’Etat que 80 milliards de dollars !

Les prix ont augmenté ostensiblement, le coût de la vie est très élevé maintenant. Les Algériens n’en peuvent plus ; les gens n’en peuvent plus non plus des injustices et de l’État de non droit. Même les magistrats sont sortis dans la rue pour la première fois, pour demander justice à la justice. Parce qu’ils reçoivent des coups de fils des despotes, des généraux et d’autres, leur demandant des passes droits inacceptables, des facilités de crédit pour les milliardaires dont Ali Haddad dont la fortune est estimée à 2 milliards de dollars et qui vient de donner sa démission au Forum des entreprises.

Y a t-il, dans ces clans au pouvoir, des factions ? Que représente l’opposition ? Où se situent les islamistes ?

L’opposition est discréditée parce que de temps en temps, les principaux partis, ont trempé dans la soupe. Quant au pouvoir, trois clans se mènent une guerre sans merci : celui de Saïd Bouteflika, entouré des hommes d’affaires et de leurs alliés ; celui du chef d’Etat Major qui devient l’homme fort du pays maintenant. Et le clan du Général Toufik, ancien chef de services de renseignements qui a encore des réseaux dormants au pouvoir. Ces trois clans veulent imposer leur homme à la tête de l’Etat et jouer les prolongations, gagner du temps.

Quelle est la situation maintenant ?

La question du départ de Bouteflika est résolue. Il partira. Pour la sixième fois consécutive, les Algériens sont sortis ce vendredi 29 mars, par millions, dans les rues de la capitale et dans les grandes villes des 48 wilayas (départements) que compte l’Algérie. Les manifestants, parmi lesquels une écrasante majorité de jeunes, exigent dans une ambiance pacifique non seulement le départ du président Bouteflika, mais exigent que tout le régime « dégage ».

Quelle sortie de crise ? Bouteflika déposerait sa démission. La proposition de l’application de l’article 102 par le général Gaïd Salah, vice-ministre de la défense et chef d’état major de l’ANP, pour la sortie de crise n’a pas trouvé une grande adhésion ni du peuple ni de la classe politique ; elle a été rejetée par les manifestants (la Hirak ou révolte). Le Conseil constitutionnel s’est réuni et a fait deux propositions au Président de la république pour pouvoir trancher au sujet de la vacance du poste, soit par démission, soit pour « incapacité ». Une proposition qui permettrait une sortie honorable pour le président dont le mandat expire le 27 avril à minuit.

Le président Bouteflika serait sur le point de déposer sa démission pour faciliter la période de transition qui ne dépasserait pas les 3 mois comme le stipule la Constitution. Cette période de transition qui devrait être assurée par Abdelkader BENSALAH, président du Sénat qui ne jouit cependant d’aucune crédibilité car il avait soutenu le 5ème mandat et qu’il est issu du RND décrié par le Hirak. Lui-même doit démissionner et céder sa place à son adjoint. Même Gaïd Salah est décrié par le Hirak qui voit en lui l’une des figures du système qui a accompagné Bouteflika durant 20 ans.

Durant cette période de transition, une commission indépendante chapeauterait les élections présidentielles et un gouvernement de technocrates serait désigné pour la sortie de la crise multidimensionnelle que traverse l’Algérie depuis 20 ans. Une constituante mettrait en place une nouvelle constitution et une nouvelle république basée sur l’état de droit. Ceux qui sont impliqués dans des détournements et des pots de vin rendront des comptes au peuple.

Le général Gaïd Salah a lâché le pouvoir et demandé l’application de l’article 102. L’armée pourrait-elle jouer un rôle positif comme interlocuteur dans le conflit ou plus du tout ?

Des millions de gens sont sortis ce samedi dans la rue pour dire « Non » à l’application de l’article 102. C’est trop tard. Les gens demandent qu’ils dégagent tous dans les meilleurs délais.

Entre deuxième indépendance et risque de guerre civile

« L’Algérie n’est pas la Syrie » : Affirmation vue sur de nombreuses pancartes de manifestants

L’Algérie est un pays extrêmement important, tant par sa position géographique que par son histoire et le niveau élevé d’éducation de sa jeunesse. Sa surface est de 2.382.000 km2, sa population de 43,4 millions d’habitants et son espérance de vie de 77,6 ans, la meilleure de tout le continent africain. Si l’on peut dire que le futur du monde dépend d’un ensemble continental de l’Atlantique à la Mer de Chine, on peut dire que l’avenir de l’Afrique dépend d’un pont terrestre reliant l’Algérie à l’Afrique du Sud, en s’insérant dans le Pont terrestre mondial pour lequel nous nous battons.

La croissance du PIB réel du pays a été de 2,5% en 2018 et est évaluée à 2,7% en 2019. C’est relativement satisfaisant en apparence. Le problème est qu’il a vécu depuis trente ans sur la base de la rente pétrolière.

A l’extérieur, les hydrocarbures représentent 95% des exportations et à l’intérieur, 19% du PIB, alors que les services atteignent 44%, l’industrie seulement 5% et l’agriculture 12%.

Autour et avec les titulaires de la rente, des prébendiers, tirant leurs ressources de l’import-export, ont empêché que ne se développe une génération d’entrepreneurs industriels indépendants et l’élargissement de la classe moyenne. Le problème est donc relativement évident : avec la baisse du prix du pétrole et donc de la rente pétrolière, l’Algérie a perdu une part fondamentale de ses ressources. Or c’est avec ces ressources, en les répartissant et en construisant des logements, que le gouvernement achetait sa « paix sociale ».

La « rébellion du peuple » est une réaction contre un ordre des choses arrivé « en bout de course ». La 5e candidature de Bouteflika, réduit à l’état honteux de cadavre ambulant, entouré d’un clan familial et d’obligés prévaricateurs, est la grosse goutte d’eau qui a fait déborder le vase politique.

Un clan de la rente et de la corruption

C’est un complexe fourbe de partage de la rente qui gouverne l’Algérie depuis très longtemps. Le système s’est gelé depuis l’arrivée au pouvoir de Houari Boumedienne en 1965, dont Bouteflika était le principal collaborateur et Ministre des affaires étrangères.

Bouteflika, qui portait l’image d’un combattant de l’indépendance tiers-mondiste, a été longtemps toléré sinon apprécié. Ecarté par le « pouvoir » et les militaires à la mort de Boumedienne, il a été rappelé par les mêmes en 1999 pour mettre fin à la guerre civile. Il a été élu président au premier tour de l’élection présidentielle avec 73,8% des voix, en tant que candidat prétendument indépendant.

Il a alors réussi le « compromis historique » entre islamistes modérés et le pouvoir, en intégrant ceux-ci dans ses structures, après que l’armée ait éradiqué les extrémistes manipulés pour déstabiliser le pays. Longtemps, Bouteflika a représenté une certaine stabilité, et après les horreurs de la guerre civile toute une génération lui en a été plus ou moins reconnaissante.

Ainsi, tirant profit de cette « stabilité », un « clan de la rente pétrolière » s’est mis en place. Autour du Président et de ses deux frères, Nacer et Saïd, entourés des militaires et des « services secrets » dont le général Toufik, à la tête de la Sécurité militaire, ce clan représentait la face émergée de l’iceberg. Leur pouvoir venait d’une corruption organisée et généralisée, dont l’ingénierie était assurée par des oligarques dans toutes les institutions.

On peut citer le Forum des chefs d’entreprises dont Ali Haddad, le président et chef de file des nouveaux oligarques, a été le principal financier des deux dernières campagnes électorales de Bouteflika. Côté moins officiel, les « marchés informels » (alimentaire et services) ont été en partie sous-traités aux islamistes ralliés – un islamisme de bazar – qui ont noyé leurs convictions religieuses souvent extrémistes dans le monde du « business ».

On peut encore citer, face aux « patrons », l’Union nationale des travailleurs algériens (UGTA) et de l’inamovible secrétaire général, Abdelmadjid Sidi Saïd, qui dans un dialogue social d’une nature un peu particulière était lui aussi l’un des principaux soutiens du clan Bouteflika.

Dans cette Algérie-là tout ce qui monte convergeait vers le sommet d’une pyramide de l’argent. Un véritable clan au sein du clan, l’association d’Ould Kablia, était une vitrine.

Le « clan d’Oujda » qui lui était associé avait permis à l’armée des frontières du colonel Houari Boumedienne de renverser le GPRA et d’introniser Ahmed Ben Bella comme premier président, avant de porter Boumedienne lui- même directement au pouvoir et de rappeler Bouteflika en 1999.

Ces éléments historiques sont essentiels pour comprendre à quel point le régime a été et demeure encore enkysté autour de la rente. Il a éliminé ainsi toute opposition organisée, soit politiquement, soit en l’associant à la corruption, ou en l’absorbant intelligemment.

L’insurrection populaire

Les manifestations actuelles ont été lacées par une jeunesse frustrée de son avenir, avec l’épuisement progressif de la rente pétrolière et sans qu’une industrie digne de ce nom n’ait été développée, et face à ce système de rente ne trouvant d’autre perspective que de brandir un cadavre à la face du peuple.

Dans les trois principales villes d’Algérie, Alger, Oran et Béjaïa, les sources sécuritaires elles-mêmes ont compté environ 5 millions de manifestants dans les rues, et si l’on considère toutes les villes du pays, on ne serait sans doute pas très loin de 20% de la population totale.

Selon toutes les sources, officielles ou non, les manifestations se sont déroulées calmement, avec des hommes et de nombreuses femmes, ce qui est rare dans les pays musulmans, et sans qu’il y en ait eu de molestées. Beaucoup qui n’étaient pas dans la rue encourageaient les manifestants depuis les balcons, en lançant les traditionnels youyous.

C’est donc une jeunesse soutenue par une immense majorité du peuple qui exige de vivre « une deuxième indépendance ». Cette jeunesse est consciente du risque de dérapages et brandit des pancartes disant : « l’Algérie n’est pas la Syrie ».

Cette jeunesse a un niveau d’éducation sans doute le plus élevé des pays musulmans et africains et elle communique par Facebook. Au Salon du livre de Paris on pouvait aussi voir un grand nombre de publications universitaires ou indépendantes sur l’histoire du pays, son système éducatif, la question de l’identité du pays.

Il faut ajouter deux choses : un esprit frondeur « à qui on ne la fait pas » et une situation où le chantage à « la tradition de l’indépendance » pour justifier la corruption ne marche plus, pas plus que le risque d’un retour de la guerre civile pour justifier des compromis douteux.

Le personnage du Djeha ou Joha anime l’esprit du peuple. C’est la version algérienne du Nars Eddin Hodja du soufisme, redresseur de torts qui ne craint pas d’affronter les puissants en jouant les innocents. Les panneaux et les pancartes des manifestants traduisent cet état d’esprit.

Il y a ensuite toute une génération de trentenaires, quadragénaires et même quinquagénaires, de jeunes officiers et colonels dans l’armée et de commissaires de police, qui viennent eux-mêmes du peuple et partagent le sentiment des manifestants.

Des commissaires du quartier central de la capitale ont fait ainsi libérer des voies de circulation pour les marcheurs et dans un cas, les « forces spéciales » envoyées par le gouvernement ont fraternisé avec la police régulière qui refusait de réprimer violemment les manifestants.

La seconde chose importante est que le gouvernement spéculait sur le conservatisme traditionnel des campagnes, plus « islamisées ». Or la rébellion est aussi venue de l’intérieur, du monde rural, de ces petites villes et villages que le régime croyait acquis à sa légende.

Il n’a pas compris que les relations entre les grandes villes et la campagne avaient évolué et ne sont plus ce qu’elles étaient aux temps de la colonisation ou des premières années de l’indépendance.

Les jeunes de milieux sociaux modestes partis étudier à la ville, la télévision, les réseaux sociaux et le « téléphone arabe » ont été des ponts d’unité nationale qu’un régime de plus en plus confiné dans un entre soi n’a pas vu venir. L’Algérie est un pays bien plus « moderne » que le clan ne le pensait

Même sous Bouteflika, le mouvement Mouwatana (Citoyenneté) a été très actif, bien que nombre de ses militants aient été emprisonnés. Ils ont dénoncé les baltaguia (les hommes de main du pouvoir). Participant activement aux manifestations, ils ont appelé ouvertement le chef d’état major à « cesser de se conduire comme un soldat au service d’un clan de prédateurs ».

Le mouvement populaire n’a pas de leader, car le « clan » a détruit ou déconsidéré toute opposition officielle. Un peu comme les gilets jaunes en France, ce mouvement populaire refuse dans l’immédiat un leader et pense que dans la durée il en accouchera d’un.

L’offre politique du pouvoir – report de l’élection présidentielle, réunion d’une Conférence nationale et pendant ce temps Bouteflika resterait président – ont été vus comme une manœuvre de plus et rejetées avec indignation.

C’est lorsque Emmanuel Macron a déclaré que la France se félicitait du « compromis » passé par le clan et qu‘il « appartient évidemment à l’Algérie d’assurer justement, dans un délai raisonnable, la tenue de cette conférence », que le peuple algérien y a vu une ingérence intolérable.

Le caricaturiste algérois Dilem a signé le communiqué français « Abdelaziz Macron » faisant rire tout un pays. Les manifestants ont crié « On libère l’Algérie, Macron mêle-toi de ce qui te regarde ». Les responsables de l’opposition ont souligné que la prolongation de fait du mandat de Bouteflika est illégale » et que « Macron se félicite de la violation de la Constitution algérienne, c’est intolérable pour les démocrates que nous sommes », comme l’a déclaré Akli Mellouli, adjoint au maire de Bonneuil-sur-Marne (Val de Marne). Il a ajouté : « Cela signifie aussi que la Constitution française peut être bafouée ».

En quête de leaders

Le 1er mars, les Algériens ont ainsi appris à ne plus avoir peur d’eux-mêmes. Le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, chef tout puissant pourtant réputé proche de Bouteflika et qui au début de la contestation avait traité les manifestants « d’égarés », a changé de ton au fil de la mobilisation en affirmant que « l’armée et le peuple ont une même vision de l’avenir ». Il avait été interpellé par les citoyens scandant : « peuple et armée sont des frères ».

Il fait savoir maintenant qu’il « est le seul à pouvoir faire partir en douceur le président ». Est-ce un signe de changement dans le rapport de forces ? Sans doute, car on assiste à une série de défections de proches du « clan ».

Le 6 mars, les membres de l’association des anciens du Ministère de l’armement et des liaisons générales, ancêtre des services de renseignement algériens, présidé par un ancien ministre de l’Intérieur, Dahou Ould Kablia, a exprimé son soutien au mouvement populaire : « Devant cet élan irrésistible et cette volonté » exprimée, il n’y a plus de place aux atermoiements et aux manœuvres dilatoires pour perpétuer un système qui a atteint ses limites et qui risque de mener le pays à l’aventure et aux plus graves périls ».

Abdelkrim Abada, membre du Conseil national du FLN, a déclaré, refusant d’intégrer la nouvelle direction du Parti, que la décision du président de se maintenir au pouvoir sans élection est « purement et simplement décevante et loin des revendications du peuple ».

Quant à Lakdar Brahimi, ancien chef de la diplomatie algérienne chargé de prendre la présidence de la Conférence nationale annoncée par Bouteflika, il aurait décidé de surseoir à cette nomination. Il est vrai que les manifestants s’étaient moqués de lui en déclarant que vu son âge (85 ans), c’était comme si un demi-cadavre succédait à un cadavre en chaise roulante.

Issad Redrab, à la tête de l’entreprise privée la plus grande du pays, Cevital, qui emploie plus de 18.000 personnes, finance la presse indépendante, laïque et arabophone. Neuf grands patrons ont annoncé leur retrait du Forum des chefs d’entreprise d’Ali Haddad.

On voit ainsi que les manifestations monstres sont accompagnées de défections dans tous les milieux. Même au sein de l’UGTA, les sections de travailleurs du complexe pétrolier d’Hassi Messaoud ou du complexe sidérurgique d’El Hadjar et de la zone industrielle de Rouiba, sont entrées en dissidence vis à vis de leur direction.

Ainsi les lâchages se multiplient et le peuple est dans la rue. Pour l’instant, de nombreuses voix s’élèvent pour le soutenir mais on ne voit pas de leadership émerger pour l’inspirer. On voit ainsi un Ali Benflis, Premier ministre entre 2000 et 2003 puis ayant rompu avec Bouteflika, réapparaître dans la rue avec ses filles.

Cependant, sa responsabilité dans les massacres de Kabylie en 2001 le discréditent. Le général Ali Ghediri, qui était le seul candidat crédible contre Bouteflika si la présidentielle avait eu lieu, reste apparemment une référence. Nous l’avons dit, de jeunes et moins jeunes officiers se manifestent.

Faut-il voir l’armée comme le lieu de l’alternative, comme en Égypte ? La situation n’est pas la même, bien que l’armée exerce ici aussi toute son emprise sur l’économie. Car il y a autour et auprès du peuple un ensemble d’associations qui manifeste de façon organisée son rejet de toute offre politique du pouvoir qui ressemblerait à l’ordre existant.

Citons Soufiane Djilali, président de Jil Jadid, Nouvelle génération, et animateur de Mouwatana, regroupant activistes et intellectuels à l’origine du grand rassemblement du 22 février. Il déclare : « Le pouvoir n’a pas d’autres solutions : le président doit s’engager à partir à la fin de son mandat, le 28 avril prochain ».

Saïd Salhi, vice-président de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme (LADDH), affirme : « Il faut dégager des consensus au niveau de la société. Nous, on est des relais... Nous n’avons qu’un seul choix : éviter le chaos et organiser la fin du système avec, comme préalable, le départ de Bouteflika au terme de son mandat actuel ».

« Le défi, c’est de s’organiser, de dégager des convergences entre les différentes sensibilités et les divers segments de la société », assure Abdelwahab Fersaoui, président du Rassemblement action jeunesse (RAJ), jeune association devenue un quartier général des manifestants. Les acteurs de la société civile s’efforcent de « finaliser une feuille de route de sortie de crise », qui doit être soumise aux politiques, à la société et au pouvoir.

Reste bien entendu à élaborer un projet pour cette deuxième indépendance, redonnant à l’Algérie une perspective économique de développement à long terme et un engagement politique international substituant l’initiative à la gestion de la rente.

Là est tout le défi, notamment à l’intérieur dans la création de véritables instances de représentation autres que l’Assemblée nationale croupion actuelle, et à l’international dans une position d’inspirateur en Afrique pour une politique de développement mutuel intégrant les acquis des Nouvelles Routes de la soie chinoises. Il est urgent que les « élites » responsables entament un dialogue en profondeur avec le peuple en approfondissant les débats, à la fois dans un dialogue à long terme et dans l’urgence face à la crise mondiale et intérieure. Une figure incontestée, comme celle de Djamila Bouhired, l’héroïne de la Bataille d’Alger, doit être un pôle de rassemblement national, par delà les intérêts politiciens, comme l’attend le peuple.

Des renseignements intéressants doivent être collectés ici en France, pour avancer, auprès de personnalités comme celles de Naoufel Brahimi El Mili, à Sciences Po, ou d’Amine Kherbi. En Algérie, Ammar Belhimer, auteur des 10 nouveaux commandements de Wall Street, de Mostefa Khiati, dans le domaine des sciences, et de Yamina Chellali.

A noter que Souad Massi, kabyle et musicienne, appelle à une « seconde République » et organisera, avec ses amis politiques, un événement à Paris le 3 avril au Palace, sous le titre « Un seul héros, le peuple » pour rendre hommage aux manifestants qui « ont donné une belle leçon d’ouverture au monde entier ». Il faut absolument se renseigner sur cet événement et y participer.
A Lyon et à Paris, des milliers manifestent. Leur engagement : « on sera là jusqu’à la victoire du peuple ».

Le risque « islamiste »

Bouteflika a échangé une islamisation de la société contre le retrait des barbus de la scène politique. Plus personne, du moins pour l’instant, ne dirait en Algérie comme pendant les années 1990, « l’Islam est la solution ». Les islamistes sont divisés en plusieurs factions, minés par les luttes intestines et désorientés par les évolutions sociales, notamment celles de la jeunesse.

Les Frères musulmans au sein du MSP (Mouvement de la société pour la paix), bien qu’ayant 30 députés, se sont discrédités en négociant en décembre 2018 avec Saïd Bouteflika pour reporter d’une année la présidentielle d’avril 2019. Leur dirigeant, Abderrazak Makri, qui prétend devenir l’Erdogan du Maghreb et remplacer au sein d’Ennahda la figure vieillissante du tunisien Rached Ghannouchi, a été conspué par les manifestants lors de la marche du 8 mars. Abdallah Djaballah, dirigeant du Front pour la justice et qui dispose de 15 députés, a lui aussi été hué par la foule. Le 13 mars, le parti Ennahda et des dissidents du MLP ont consigné un appel préconisant l’organisation d’une conférence « ouverte à l’ensemble des représentants du front hostile à Bouteflika ». D’anciennes personnalités du FIS comme Kamel Guemai ont participé à cette réunion d’opposants. Au niveau de la rue, des manifestations et des slogans, les signes de la présence de ce courant sont pratiquement inexistants.

Il n’en reste pas moins que l’islamisme « modéré » et passablement corrompu, qui ne paraît pas en mesure de jouer aujourd’hui un rôle directement politique, reste une « puissance dormante » qui attend son heure si le peuple ne trouve pas une direction et des dirigeants.

Comme toujours la mouvance des Frères musulmans demeure très présente dans la vie sociale. Aussi bien dans le « bazar », en fournissant des produits alimentaires à bas prix pour se rendre populaire que dans certains médias et à l’école. Saïd Sadi, l’ancien président du Rassemblement pour la culture et la démocratie, un parti laïc et progressiste, commente : « Dans les manifs, beaucoup de slogans étaient ’l’Algérie n’est pas la Syrie’, parce qu’on sait ce que la tentation islamiste veut dire. Mais ça ne veut pas dire qu’ils ont pour autant disparu ».

Raison de plus pour le peuple des manifestants de se donner rapidement un projet et des leaders reconnus.

La peur d’une crise migratoire en France

Il est vrai que de nombreux jeunes algériens manifestent leur volonté de quitter le pays dans les conditions actuelles et que toute une économie souterraine s’est développée, y compris du trafic de drogue. Cependant, l’immense majorité entend rester si « les choses s’améliorent et que la vie devient ici vivable ». Le défi pour la France est donc bel et bien d’aider à créer les conditions du développement de l’Algérie et non d’y tolérer ou de contribuer à y entretenir une économie comprador.

Par ailleurs, prenons les chiffres. Même pendant la décennie de la guerre civile algérienne (1991-2002), seulement 100.000 demandes de statut de réfugié politique ont été déposées en France. L’an dernier, 297.000 visas ont été délivrés à des algériens contre 414.000 en 2017.

En cas de crise grave, certaines parties de la population pourraient rejoindre la France : les binationaux actuellement résidant en Algérie (environ 200.000 personnes), les retraités touchant encore une pension en France (430.000 en 2015), les familles concernées par le regroupement familial. Il est cependant très difficile de faire venir ses parents.

Il faut prouver qu’on a suffisamment de ressources et qu’ils sont isolés en Algérie, sans personne pour les prendre en charge. Quant aux autres membres de la famille, c’est pratiquement impossible.

Selon les derniers recensements de l’INSEE, 790.000 personnes résidant aujourd’hui en France sont nées en Algérie et 815.000 Algériens ou Franco-Algériens sont inscrits sur les listes électorales algériennes des consulats en France. L’INSEE recense 1,1 million de personnes nées sur le sol français de parents algériens. Tout compris, on peut estimer la communauté algérienne en France à environ 2,5 millions de personnes.

Ces chiffres montrent qu’il n’y a pas de submersion migratoire. Le vrai problème est un islamisme dévoyé et communautarisé qui s’est parfois imposé avec la complicité de nos élus. Il s’étend grâce non seulement à la crise économique mais à un malaise culturel dans les banlieues.

La question est ce qu’a à offrir notre éducation nationale et quels emplois peuvent fournir la société. Ces questions ne se posent pas seulement dans les « banlieues islamisées ». Elles sont celles qui concernent notre futur.

Si en effet notre société offre un avenir à tous et rétablit l’ascenseur social et si en même temps une approche de co-développement, suscitant au delà de la Méditerranée une politique qui ne soit plus celle de la rente, est adoptée, l’Algérie n’est plus « un problème » mais devient le meilleur médiateur entre notre pays et l’Afrique.

C’est cette espérance dont sont porteurs les manifestants dans les rues d’Alger, comme chez nous les Gilets jaunes. Si nous ne sommes pas capables d’y répondre, les conséquences seront terribles. Au contraire, un sursaut des deux côtés est la garantie de retrouver entre nous des relations au moins normales et peut-être vite fraternelles.


[1L’article 102 défini les conditions et la procédure par laquelle un Président en exercice peut être déclaré incapable à l’exercice de ses fonctions et destitué.