Scandale BlackRock : lorsque la BCE fait appel à des gangsters

mercredi 9 janvier 2019, par Karel Vereycken

Depuis 2008, pour mener les stress test, les banques centrales font de plus en plus appel, non pas à des experts financiers de leurs propres services, mais à des « sociétés de conseil en investissement », à des « consultants en stratégie », ou pire encore, à des fonds de pension ou des « gestionnaires d’actifs financiers » tels que le géant américain BlackRock.
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L’euro se prétend une monnaie sérieuse. En zone euro, la Banque Centrale Européenne (BCE) veille à sa crédibilité, à la stabilité des prix et à la solidité des institutions de crédit.

Début novembre 2018, au service de la BCE, l’Autorité Bancaire Européenne (ABE), une « autorité indépendante » qui surveille l’ensemble des banques européennes et qui rend des comptes au Parlement européen, a publié les résultats des test de résistance bancaire (« stress-test ») auxquels elle a soumis 48 banques de l’UE, ce qui représente 70 % des actifs bancaires de la zone euro.

Il s’agit de vérifier, à titre préventif, si une banque respecte le ratio de solvabilité qui lui est propre. Ce ratio mesure si les réserves de la banque (appelées fonds propres) sont suffisantes pour faire face aux chocs et aux imprévus (comme des clients qui ne remboursent pas leurs emprunts, ou encore des litiges perdus).

Comme la presse l’a claironné, à en croire les résultats pour 2018, malgré des disparités, toutes les banques ont en général consolidé leur robustesse. Ouf, on est sauvé ! Deutsche Bank, dont le passif dépasse la capitalisation boursière (l’actif), ne doit plus nous inquiéter ! Tout va très bien Mme la Marquise !

Et pourtant… Certaines banques, après avoir passé haut la main les stress tests, ont fini par sombrer, telles que les banques new-yorkaises Bear Stearns (2008) et Lehman Brothers (2008), la banque belgo-française Dexia (2014), ou Banco Popular (2016) en Espagne…

Au-delà d’une pratique de « bidouillage » tout court des résultats grâce au bidouillage des paramètres, se pose un problème beaucoup plus grave, celui des conflits d’intérêts manifestes entre les régulateurs régionaux et nationaux (Fed, BCE, banque centrale d’un pays donné) et des « sociétés de conseil » et de « stratégie », c’est-à-dire des entreprises privées à but lucratif et très souvent des émanations du monde financier.

Or, comme nous allons le documenter ici, depuis 2008, pour examiner la solidité des banques américaines et européennes, ainsi que pour évaluer leur solidité, les banques centrales font de plus en plus appel, non pas à des experts comptables de leurs propres services, mais à des « sociétés de conseil en investissement » (Alvarez et Marsal), à des « consultants en stratégie » (Oliver Wyman), ou pire encore, à des fonds de pension (PIMCO) ou des « gestionnaires d’actifs financiers » (BlackRock).

Il faut savoir que le fonds de pension californien PIMCO, racheté en 2000 par Allianz, est le plus grand investisseur sur le marché des obligations et gère quelque 2000 milliards de dollars d’actifs. Pour sa part, la société new-yorkaise BlackRock, est le premier gestionnaire d’actifs du monde, gérant environ 6300 milliards de dollars, presque le triple du PIB français !

Avec Vanguard et State Street, BlackRock fait partie des « Big Three ». Ensemble, ils sont le principal actionnaire de 90 % des entreprises du S&P 500, le principal indice boursier américain et, à eux trois, ils gèrent 14 000 milliards de dollars, soit plus que le PIB de la Chine !

BlackRock mène aussi le bal des Fonds indiciels cotés (Exchange Traded Funds, ETF), c’est-à-dire des paris financiers sur des indices boursiers. A travers sa société iShares, BlackRock « pèse » 803 milliards de dollars sur ce marché (39 %).

Ainsi, comme l’écrivait le 13 septembre 2018 Eric Albert dans Le Monde dans un article intitulé Dix ans après Lehmann Brothers, les nouveaux maîtres de Wall Street :

Le 15 septembre 2008, avec la faillite de Lehman Brothers, l’ère des grandes banques dominantes s’est terminée. Elle a été suivie par celle des gérants d’actifs.

Pour Daniela Gabor, une chercheuse à l’Université de l’Ouest de l’Angleterre citée par le journal :

Les banques restent importantes, bien sûr, mais la finance est de plus en plus organisée autour des gérants d’actifs. Autrefois, on comparait Goldman Sachs à une pieuvre vampire. Aujourd’hui, ce sont eux, les pieuvres vampires.

BlackRock, qui a détrôné Goldman Sachs comme N°1 de Wall Street, est sans doute l’institution financière la plus puissante au monde et celle qui est sortie gagnante des années de crise financière.

En vous servant, ils se servent

Il est donc parfaitement scandaleux, caricatural et inadmissible qu’en 2018, BlackRock est appelée à l’aide par la BCE pour vérifier la santé des banques européennes. Ces dernières sont sommées de livrer tous les secrets de leurs bilans, de leurs comptes et de leurs opérations à ce qu’il faut bien appeler la filiale d’un concurrent plus que potentiel.

Pour sa défense, l’Autorité bancaire européenne (ABE) affirme qu’elle se concentre sur les banques systémiques, et que la BCE (et donc BlackRock) s’occupe, elle, d’entités moins importantes… telles que les banques italiennes.

Ce n’est pas la première fois que la BCE demande conseil à BlackRock. En 2014, avant de renflouer à tout va les banques avec du crédit bon marché (le fameux « assouplissement quantitatif » ou « Quantitative Easing »), la BCE a demandé conseil aux « experts » de BlackRock. En d’autres termes, à la firme la plus intéressée par les actifs qu’elle avait l’intention d’acheter…

D’après le Financial Times, en 2014, Benoît Cœuré, membre du comité exécutif de la BCE, a rencontré les dirigeants de BlackRock quelques heures avant l’annonce de sa nouvelle politique monétaire. C’était un peu trop voyant. Pour éteindre toute polémique, la BCE s’est engagée à ériger de nouveaux principes afin de mieux encadrer les relations entre la banque centrale et le monde financier et éviter tout soupçon.

Le 3 novembre 2015, Mediapart écrivait :

Ce qui à l’époque ne paraissait être qu’un accident, se révèle à la lecture de l’enquête du Financial Times une pratique institutionnalisée : les responsables de la BCE ont rencontré des banquiers et des responsables de fonds avant toutes les décisions importantes, selon les journaux internes de la banque centrale auxquels le quotidien a eu accès.

Tout cela sans que cela semble soulever le moindre problème, la moindre question, tant la volonté de se conformer aux désirs du monde bancaire, de ne prendre personne par surprise l’emporte sur toute autre considération, tant la captation des institutions monétaires par le monde financier paraît chose admise.

Ainsi, deux membres de comité exécutif, Benoît Cœuré et Yves Mersch, ont rencontré des responsables d’UBS la veille de la réunion de la banque centrale où celle-ci décida de diminuer ses taux en septembre 2014. Benoît Cœuré rencontra des personnes de BNP Paribas le matin même.

De même, le vice-président de la BCE, Vitor Constacio, et le chef économiste, Peter Praet, eurent une rencontre avec le hedge fund Algebris le 23 juin, au moment où la crise grecque était à des sommets, où la banque centrale tenait des réunions quotidiennes pour décider si elle maintenait ou non ses financements d’urgence aux banques grecques.

Le lendemain, le chef économiste rencontrait à nouveau des responsables de BNP Paribas et du fonds PIMCO, un des plus importants fonds obligataires au monde, qui investit massivement dans les dettes souveraines. Dans un autre monde, ces pratiques s’appellent délits d’initiés, trafic d’influence voire soupçon de manipulations de cours.

Sauveur de la Fed et de Wall Street

La BCE n’a fait que sombrer dans l’inceste financier et l’impunité qui est devenu la règle dans le monde financier anglo-américain depuis l’abrogation du Glass-Steagall Act séparant de façon rigoureuse les banques de crédit des banques de marchés. Aux Etats-Unis, si banques et gouvernements s’accrochent depuis longtemps à BlackRock comme au Bon Dieu, c’est qu’il reste peu d’institutions financières solides.

Larry Fink, le patron de BlackRock.

En mars 2008, lorsque la banque Bear Stearns s’effondre, le patron de JP Morgan Chase, qui veut la racheter, appelle Larry Fink, le grand patron de BlackRock et lui demande un audit de la firme. Tout le week-end, cinquante analystes de BlackRock dissèquent alors le portefeuille de la banque. Le dimanche soir, c’est au tour de Timothy Geithner, alors patron de la Fed de New York, de l’appeler. Il lui demande de prendre en charge les 30 milliards de dollars de créances pourries dont JP Morgan ne veut pas. Fink refuse. Et lorsque Lehman Brothers plonge à son tour en septembre 2008, Fink, en voyage à Singapour, fait aussitôt demi-tour.

En décembre 2008, la Fed veut stabiliser la crise en émettant des titres adossés aux hypothèques immobilières (Mortgage Backed Securities – MBS). Dans l’urgence, elle fait appel aux spécialistes du marché : PIMCO, Goldman Sachs, Wellington et BlackRock. Cette dernière va également accompagner la Fed (qui par son statut n’est pas une banque nationale mais un syndic de banques privées) dans sa politique de renflouement tout azimut et sans condition des banques spéculatives en faillite mais trop grandes et trop connectées pour faire faillite.

C’est également à BlackRock que le gouvernement américain va confier la tâche épineuse d’évaluer les actifs « difficiles à estimer », en clair les actifs pourris, provenant du Trésor et de la Fed. Ou encore le contrôle du bilan des agences hypothécaires parapubliques, Fannie Mae et Freddie Mac.

Forte de cette expérience, BlackRock devient du jour au lendemain le partenaire stratégique incontournable de toute banque centrale s’engageant dans l’émission et l’achat de titres complexes et de mécanismes de sauvetage bancaire.

Reconnaissons que BlackRock Solutions possède une expertise inégalée dans le domaine de l’audit. Son arme secrète ? Un outil d’évaluation du risque baptisé poétiquement Aladdin, un cluster de 6000 serveurs de calcul haute performance surveillant en permanence près de 18 000 milliards de dollars, soit 8 % des actifs financiers mondiaux. Comme aucune autre, l’entreprise dispose d’outils ultraperformants permettant d’établir une cartographie fine de la vaste étendue des marchés financiers.

D’ailleurs, grâce à un système informatique ultrasophistiqué géré par une armée de mathématiciens, BlackRock, dans une co-entreprise avec Google, compte basculer une partie de ses investissements, jusque-là gérés par des analystes humains, vers une gestion exclusivement opérée par les algorithmes de sa plate-forme d’intelligence artificielle.

Embauchée par la BCE

En Europe, c’est en 2016, à l’instar de la Fed, que la BCE fait appel à BlackRock Solutions pour mener les stress tests des banques européennes. Début 2018, ce contrat a été prolongé. Bien qu’on ne sache pas combien la société va facturer pour 2018, Danièle Nouy, la Directrice du Conseil de surveillance de la BCE, a précisé que la fois précédente, c’est-à-dire en 2016, l’institution de Francfort avait déboursé 8,2 millions d’euros pour la prestation. Sur le plan financier, pour un géant comme BlackRock, c’est bien peu. « Travailler pour les banques centrales des Pays-Bas, de l’Espagne, de l’Irlande, de Chypre ou la Grèce apporte quelque chose de bien plus excitant que de l’argent : de l’information », précise Wolf Street, le site bien renseigné dirigé par l’ancien trader Wolf Richter.

En Europe, pour se prévaloir contre toute forme de « conflit d’intérêt » dans ses relations avec la BCE, le contrat signé avec BlackRock stipule qu’il doit exister une séparation réelle entre l’équipe travaillant pour la BCE et celle impliquée dans les opérations des titres ABS sur les marchés. En cas où cela ne suffit pas pour rassurer les inquiets, le contrat rajoute que « tous les audits extérieurs en lien avec la gestion de conflits d’intérêts seront transmis à la BCE », une institution très attachée à son « indépendance » et jusqu’ici pas vraiment exemplaire en termes de transparence ou de volonté de rendre des comptes, comme le dénoncent régulièrement les ONG.

Il est certain que grâce aux contrats obtenus par BlackRock Solutions, sa maison mère BlackRock accède inévitablement à de l’information sensible lui permettant de faire des décisions stratégiques très profitables. Au nom de ses clients, BlackRock détient des paquets d’actions dans de très nombreuses, sinon dans l’ensemble, des banques que sa « branche conseil » aide à auditionner…

En vérité, peu d’acteurs du marché disposent d’une connaissance aussi précise de l’état réel des bilans des banques européennes. Ce conflit d’intérêt a été mis à jour pour la première fois par le sénateur américain Charles E. Grassley en 2009 lorsque BlackRock donnait un coup de main à la Fed pour lancer son programme d’assouplissement quantitatif et les sauvetages de Bear Stearns, AIG et Citigroup.

« Ils ont accès à de l’information lorsque la Fed va tenter de vendre des titres et à quel prix. Et ils cultivent des relations financières très développées avec des gens partout dans le monde », disait Grassley. « Le potentiel d’un conflit d’intérêt est grand et c’est compliqué à réguler ».

BlackRock a toujours dit qu’elle gère avec grand soin les conflits d’intérêt potentiels grâce à une « Muraille de Chine » qui sépare son activité de conseil de l’activité de gestion d’actifs. Une promesse qui, évidemment, n’engage que ceux qui veulent bien y croire.

En réalité, la BCE n’a aucun pouvoir sur cette société. L’argument de BlackRock est simple : nous n’opérons pas par effet de levier ; nous n’agissons pas comme les banques, donc nous n’avons pas besoin d’être régulés comme une institution systémique. Alors qu’il s’agit du plus grand gestionnaire d’actifs du monde, « de fait, BlackRock passe sous tous les radars. Ils peuvent être régulés pour des raisons dites microprudentielles, pour protéger leurs clients, mais pas en tant qu’institution financière en vue de garantir une stabilité financière globale, », souligne la professeure de macroéconomie à l’Université de l’ouest de l’Angleterre (UWE) à Bristol, Daniela Gabor.

BlackRock Solutions, dans son rapport annuel de 2006 se félicitait déjà de ses « liens intimes entre activités d’investissement et non-investissement », comme « un moteur important de notre succès à long terme ». Sa communication commerciale souligne que l’entreprise possède « une culture BlackRock unifiée valorisant, au-delà des fonctions, les partenariats, les communications, la transparence, des standards cohérents et le travail d’équipe ».

Entrer en politique

Tout comme la banque d’affaires new-yorkaise Goldman Sachs qui s’est offert les services de l’Irlandais Peter Sutherland, du Belge Karel Van Miert, du Portugais Manuel Barroso, des Italiens Mario Monti et Mario Draghi et des Grecs Lucas Papademos et Petros Christodoufou, BlackRock a jeté son dévolu sur l’Europe et dépense sans compter pour recruter des figures politiques de haut niveau, disposants de carnets d’adresses bien fournis :

  • En Allemagne, c’est Friedrich Merz, l’ancien chef du CDU au Parlement, le parti d’Angela Merkel et un des candidats à sa succession, qui gère actuellement la filiale allemande.
  • En Suisse, c’est Philippe Hildebrand, l’ancien patron de la Banque Nationale Suisse, qui a été recruté.
  • Au Royaume-Uni, l’ancien patron du Trésor britannique George Osborne a rejoint la firme, tout comme Rupert Harrison, le chef de cabinet du ministre anglais en charge des retraites. « Compte tenu de son expérience dans la mise en place de la récente réforme des retraites au Royaume-Uni, il jouit d’une position unique pour nous aider à développer notre offre aux retraités », a déclaré sans ambages la firme dans un communiqué.
  • En Italie, Larry Fink s’est entretenu avec Mattéo Renzi en 2014.
  • Aux Pays-Bas, Fink fréquente le Premier ministre Mark Rutte.
  • En Grèce, BlackRock a opté pour Paschalis Bouchoris, l’ex-responsable d’un programme gouvernemental de privatisation.
  • En France, son président s’appelle Jean-François Cirelli, ancien conseiller économique de Jacques Chirac, puis directeur de cabinet adjoint de Jean-Pierre Raffarin. Cet énarque a dirigé GDF à partir de 2004 en menant le groupe vers la privatisation. Puis, lors des dernières élections présidentielles, il a rejoint le comité de campagne d’Alain Juppé, tout comme l’actuel Premier ministre Edouard Philippe. Après l’annonce de BlackRock de vouloir transférer son siège européen de Londres vers Paris pour cause de Brexit, notre Premier ministre se félicitait vivement du fait que « la France attire. Les investisseurs reviennent. Paris est devenue, pour la première fois depuis très longtemps, la ville européenne la plus attractive ».

Jean-François Cirelli est également membre du « comité Action publique 2022 », créé par Edouard Philippe pour réfléchir aux services publics de demain. Quand on lui demande la nature de sa contribution, il répond : « Je réfléchis sur deux points. 1) Que faut-il faire pour que Pôle emploi réponde encore mieux aux évolutions de l’emploi et permette de mieux orienter les chômeurs. 2) Est-ce que les cotisations Agirc Arrco [retraites complémentaires des salariés] devraient être prélevées par l’Urssaf qui en collecte déjà plus de 400 milliards plutôt que de laisser l’Agirc Arrco les collecter eux-mêmes. » Puis, il ajoute : « Et je vous le confirme, il n’y a rien de BlackRock là-dedans. D’ailleurs, j’ai fait exprès de prendre des sujets sans conflits d’intérêts… » Chapeau l’artiste !

Ajoutons à cela que lorsque Bernard Monot, à l’époque conseiller de la candidate présidentielle Marine Le Pen, annonçait qu’il avait entamé des discussions avec les marchés pour les convaincre que MLP comptait payer jusqu’au dernier centime de la dette française, il s’agissait, comme Bernard Monot (depuis lors passé chez NDA) le confirme sur son propre site, de représentants de trois firmes : BlackRock, Barclays et UBS...

Macron, candidat de BlackRock ?

Dans cet entretien d’avril 2017 à la télévision suisse, on peut voir l’ancien président de la banque nationale suisse, Philippe Hildebrand, aujourd’hui vice-président de BlackRock, une entreprise privé qui en principe ne se mêle jamais de politique, afficher sa préférence pour le candidat Emmanuel Macron.

A peine quatre mois plus tard, le 30 octobre 2017, Le Monde rapportait une réception organisée à l’Elysée pour les grands investisseurs de la planète, dont, évidemment, Larry Fink de BlackRock :

Les agapes avaient été inscrites à l’agenda du président de la République à la date du mercredi 25 octobre : ’20 h 30, dîner avec des investisseurs internationaux.’ Ce soir-là, Emmanuel Macron a reçu en son palais vingt et un dirigeants des plus grands fonds d’Europe, des Etats-Unis, du Moyen-Orient et d’Asie, déroulant un tapis rouge sous leurs pieds et, sous leurs yeux, les réalisations de ses cinq premiers mois à l’Elysée. Ces financiers aux poches profondes ont retrouvé leur amphitryon dans le jardin d’hiver, ravis de rencontrer un jeune président ’so business friendly !’.

Le ’château’ n’a pas dévoilé leurs noms, comme si Macron voulait éviter d’accréditer un peu plus l’image de ’président des riches’ qui lui colle désormais à la peau. Tout juste a-t-on appris cette information exprimée dans un sabir de la plus belle eau technocratique : ’Ces investisseurs jugent que la France est plutôt sous-pondérée dans leurs portefeuilles d’actifs ; ils veulent surpondérer.’ En bon français, y investir davantage. Le lendemain, une porte-parole de BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs au monde avec 5 000 milliards de dollars (4 306 milliards d’euros), a dit une chose qui a dû aller droit au cœur du chef de l’Etat : ’Les opportunités en France n’ont jamais été aussi fortes depuis vingt ans.’

Les festivités avaient démarré bien avant comme le relate Odile Benyahia-Kouider pour le Canard Enchaîné :

Arrivée à 12h30, la délégation conduite par Larry Fink, a été gratifiée d’un ’déjeuner introductif’ avec Edouard Philippe à l’Hôtel Matignon, suivi en dessert, d’un topo de Muriel Pénicaud sur ’l’évolution du marché du travail’.

A 14h45, tout ce petit monde a été transféré, sous ’escorte officielle’ au palais de l’Elysée. Recruté par BlackRock, l’ex-ministre britannique George Osborne a régalé l’assistance de ses ’réflexions géopolitiques’ et ’perspectives de marché’, avant que les officiels français se pressent dans le salon Murat pour des exposés de 45 minutes.

La procession a débuté avec le ministre de l’Economie Bruno Le Maire, qui a livré ’sa vision’ de l’économie française et l’agenda des réformes. La ministre des transports, Elisabeth Borne, s’est ensuite exprimée sur ’l’investissement dans les transports et les infrastructures’. Après quoi Benjamin Griveaux, a exposé les ’opportunités en France pour les investisseurs globaux’. Le tout s’est achevé par la fameuse réception officielle, en présence d’Emmanuel Macron, flanqué de Bruno Le Maire et de Benjamin Griveaux. Quelle bringue ce fut...

Le plus amusant, c’est que lesdits ministres, se sont bien gardés d’inscrire ces rendez-vous à leurs agendas officiels respectifs. Sans doute étaient-ils un peu gênés aux entournures. Pourtant un concours de révérences au Château, quoi de plus naturel ?

Et à Marianne d’ajouter :

A l’heure où l’Etat s’apprête à privatiser quelques fleurons, l’enjeu était à l’évidence d’obtenir quelques milliards d’investissement de la part de BlackRock et ses confrères. Espérons que les révérences en ont valu la chandelle.

A Bruxelles

Entre novembre 2014 et mars 2018, BlackRock a sollicité à 33 reprises – et obtenu – une rencontre avec des membres de la Commission européenne de Bruxelles. D’après une source au Parlement européen, cité par Mediapart, BlackRock organise également des « journées d’information » à destination des assistants parlementaires, « pour leur expliquer le fonctionnement d’un produit (…) Au bout du compte, ces assistants parlementaires sauront conseiller les députés au mieux… », précise la source.

Par exemple, attentif à une réforme française de l’épargne-retraite en sa faveur, dont les contours ont été distillés par le ministre Bruno Le Maire, BlackRock peut déjà compter sur le zèle du commissaire européen à la stabilité financière Valdis Dombrovskis. Ce Letton est à l’origine du produit paneuropéen d’épargne-retraite individuelle (PEPP), une nouvelle catégorie de produits d’épargne-retraite privé annoncée pour cette année au sein de l’UE et actuellement en phase d’expérimentation auprès des salariés chercheurs, du privé comme du public. Fondé sur le volontariat, le programme s’appelle RESAVER… et c’est à BlackRock que Valdis Dombrovskis a confié la tâche de gérer le test.

Séparer les banques, non merci !

Pr Daniela Gabor.

La professeure Daniela Gabor a suivi les débats bruxellois sur la régulation de la finance dès 2013, quand le commissaire européen au marché intérieur Michel Barnier promettait de renforcer les règles du système financier, y compris avec une séparation entre banques de dépôts et banques d’affaires comme le recommandait le Rapport Likaanen.

Or, à l’époque, « le commissaire britannique voulait que la commission travaille main dans la main avec les financiers et à chaque fois qu’un débat, qu’une audition était organisée, les gens de BlackRock étaient là », se souvient l’universitaire qui conclut :

J’ai alors compris que ce n’étaient plus les banques qui avaient le pouvoir mais les gestionnaires d’actifs. On nous répète souvent qu’un gestionnaire est là pour placer notre argent, pour nos vieux jours… mais c’est bien plus que ça, poursuit-elle. Selon moi, BlackRock reflète le renoncement de l’Etat-providence. Sa montée en puissance va de pair avec des changements structurels en cours : des changements dans la finance mais aussi dans la nature du contrat social qui unit le citoyen et l’Etat.

Le lobbying agressif de l’entreprise a fait naître la crainte chez certains que les experts de la maison s’accaparent des politiques publiques. Y compris certains investisseurs de BlackRock qui se sont montrés réservés et l’année dernière, c’est presqu’un cinquième des actionnaires qui a soutenu une proposition demandant un accès au décompte exact des dépenses en lobbying.

Mais le mal est fait. « Rien que la taille de BlackRock lui donne une puissance de marché qu’aucun Etat ne peut contrôler », affirme le député libéral allemand Michael Theurer. Il est bien placé pour le constater car, en tant qu’eurodéputé, il a été en charge de dossiers impliquant la firme.

« Tant que BlackRock continue à payer d’énormes dividendes à ses actionnaires, y compris de nombreux gouvernements, des fonds souverains et des banques centrales, sa mainmise sur les marchés n’aura pas tendance à diminuer »
, constate Wolf Street.

Faire du cash jusqu’au crash ?

Rappelons qu’entre 2000 et 2010, les groupes du CAC 40 distribuaient en moyenne de 30 % à 40 % de leurs profits annuels sous formes de dividendes. Depuis, ce taux fluctue plutôt entre 45 % et 60 %.

Et depuis 2009, les salaires des PDG du CAC 40 ont augmenté environ deux fois plus vite que la moyenne de ceux travaillant pour l’entreprise. Ils gagnent à présent 119 fois plus que la moyenne de leurs salariés. La part de leur rémunération directement liée au cours de la Bourse atteint désormais 54,5 %, ce qui les encourage à aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires et à privilégier les choix de court terme visant à maximiser leur rémunération. Tout se passe comme si les actionnaires avaient pris le pouvoir au détriment des autres acteurs de l’entreprise, en s’appuyant sur des dirigeants chargés de « créer de la valeur » avant tout pour les propriétaires du capital, et payés en conséquence.

Comme le dit Patrick Artus :

Dès lors que ces actionnaires trouvent légitime d’encaisser un rendement de 13 % ou 15 % quand le coût de l’argent est à 2 %, il n’est guère d’autre solution pour un dirigeant que de faire feu de tout bois, de s’endetter sans mesure, d’étrangler les salariés, les fournisseurs, les partenaires de toutes sortes, d’émettre du CO2 sans payer, de brûler les ressources naturelles sans considération pour les dégâts occasionnés, et aussi d’organiser régulièrement de lucratives opérations de rachat d’actions.

La mauvaise conscience de Larry Fink

Cet article ne serait pas complet sans mentionner la fameuse lettre annuelle de Larry Fink, le grand patron de BlackRock, adressée en 2017 aux patrons du monde. L’homme y fait preuve d’une mauvaise conscience visionnaire et d’une compréhension rudimentaire des limites du système prédateur qu’il a accouché. C’est en particulier le dernier paragraphe que nous présentons ci-dessous qui fait forcément penser à la grogne sociale que connaît la France.

Extraits :

Les Etats n’ont plus la capacité, la vision et les moyens de changer le monde, ni même de vraiment assurer le long terme et l’intérêt général. C’est donc aux entreprises de le faire ou d’y contribuer plus efficacement. Éventuellement à leur côté.

Les entreprises sont soumises au diktat du profit trimestriel. C’est une folie qui doit cesser, car elle ne fait que des victimes sur le long terme. Une entreprise doit faire du profit en étant meilleure et non en tuant son propre avenir. Ses salariés. La planète.

L’écart de richesse que le système aboutit à créer est la meilleure recette pour une explosion sociale à terme et l’appauvrissement des peuples, qui se transforment en une anxiété majeure face à l’avenir et donc trouvera une traduction politique dans le type de leader qu’ils mettront au pouvoir.

Il faut déterminer ou revoir les indicateurs qui font la valeur d’une entreprise, en intégrant sa contribution à faire une société plus juste, servir un objectif plus large que la simple création et augmentation du profit. Lui donner un sens.

Investir dans des boards [conseils d’administrations] faisant plus de place à la diversité [femmes, gens de couleur, LGBT, etc.], afin d’accroître la vision, le champ, la perspective des entreprises.

Interrogée le 12 décembre dans l’Opinion sur l’impact du phénomène des Gilets jaunes sur l’attractivité de la France et les réponses de Macron, Isabelle Mateos y Lago, la directrice générale du BlackRock Investment Institute, le centre d’analyses de BlackRock, a déclaré :

Paris avait mené un travail extraordinaire de rétablissement de son attractivité. L’opinion des investisseurs internationaux ne s’est pas retournée, mais il y a eu quelques froncements de sourcils, des interrogations pour savoir si les réformes mises en place allaient être détricotées. Si le conflit cesse, l’image de la France sera préservée. S’il perdure, ce n’est pas certain. La bonne nouvelle, c’est que rien dans les annonces d’Emmanuel Macron ne nuit à la compétitivité des entreprises. A court terme, on peut même anticiper un impact positif sur la consommation.

Vite, le retour de l’Etat

Comme nous avons tenté de le démontrer ici, le cas de BlackRock révèle de façon caricaturale la culture d’impunité et de « conflit d’intérêt » permanent qui a fini par saper et en dernière analyse détruire tout ce qui nous a permis en France, grâce à la mise en œuvre, dans l’après-guerre, du programme élaboré par le Conseil national de la Résistance (CNR), de réduire les injustices et d’avoir des infrastructures physiques (énergie, eau, transport, etc.) et humaines (santé, éducation, recherche, etc.) de grande qualité.

Pour mettre un terme à cette dérive tragique, imposer des séparations strictes et patrimoniales entre banques de dépôts, assurances, sociétés d’audit, agences de notation et banques d’affaires, n’est qu’un début.

En vérité, le moment est venu pour les Etats-nations de remonter sur la scène de l’histoire pour redevenir un contre-pouvoir au service de l’intérêt général face à des dinosaures féodaux de la finance.

Pour cela, plus que jamais, l’Etat doit reprendre le contrôle du crédit et de la monnaie. Le statut actuel de la Caisse des Dépôts et des Consignations (CDC), menacé par la loi PACTE que le Sénat doit valider à la fin du mois de janvier, doit être sanctuarisé et défendu.

Et pour rétablir notre souveraineté monétaire, c’est d’une Banque de France renationalisée et mise sous contrôle citoyen que nous avons besoin !

BlackRock, le fonds de pension américain patron du Cac 40

Voilà le titre d’un article de Ouest-France du 22 septembre 2016 :

Qui est le premier actionnaire de Total, d’Air Liquide, Valeo, Vinci, Unibail ? BlackRock. Il ne s’agit pas d’un groupe de death metal mais du plus gros gestionnaire d’actifs mondial, une firme new-yorkaise qui investit à tout va et à long terme pour pouvoir faire fructifier au mieux l’épargne des retraités américains.

BlackRock possède aujourd’hui des participations significatives dans 18 des 40 sociétés du CAC40, l’indice des valeurs phares de la Bourse de Paris comme AXA, Sanofi, Safran, la Société Générale, BNP Paribas, Schneider Electric, Michelin, Vivendi, Accor Hotels ou Lafarge Holcim.

Sa pratique déroute un peu les dirigeants français habitués à régler les affaires en tête à tête : chez BlackStone, ce n’est pas le patron, Larry Fink, qui prend les décisions d’investissement, mais les multiples gérants des services inférieurs qui veillent surtout à la rentabilité de leurs prises de risque et à suivre les règles maison : participation à toutes les assemblées générales et une certaine sévérité envers les arrangements entre administrateurs.

Larry Fink était à l’origine un financier de haut vol de la banque First Boston et l’un des initiateurs du marché de la titrisation (le fait d’échanger des titres basés sur des créances hypothécaires) à la fin des années 1970. Après avoir fait gagner un milliard de dollars à First Boston, il en avait perdu 100 millions en 1986 à cause d’une mauvaise prévision sur les taux d’intérêt. D’où sa décision de quitter First Boston en 1988 pour fonder un gestionnaire d’actifs spécialisé en matière de risques, BlackRock.

Lancé par le Blackstone Group (un très important gestionnaire d’actifs non boursiers), BlackRock prend son indépendance dès 1994 et ne tarde pas à grossir, ce qui lui permet d’intégrer les services similaires d’importants acteurs de la finance comme Merrill Lynch en 2006 ou Barclays en 2009. Aujourd’hui, BlackRock est le premier gestionnaire d’actifs mondial avec 12000 employés et 4900 milliards de dollars [passés à 6300 en 2017] d’actifs gérés (dont 150 en France et 35 dans les entreprises du CAC40).