Comment le retrait américain de Syrie changera la donne

vendredi 4 janvier 2019

La décision du président Trump d’entamer le retrait des troupes américaines de Syrie et d’Afghanistan, annoncée le 19 décembre contre l’avis de plusieurs membres de l’administration – dont le secrétaire à la Défense, le général James Mattis, qui a démissionné le lendemain – marque un changement stratégique majeur.

En témoigne la réaction hystérique des milieux néoconservateurs transatlantiques, de gauche comme de droite. N’est-il pas paradoxal de voir ceux qui scandaient il y a quelques années « US go home ! » dire aujourd’hui que les États-Unis doivent absolument rester sur place, et qu’en faisant un tel « cadeau » à Poutine et Rohani, la décision de Trump ne peut que conduire le monde au chaos ?

Mettre fin à la guerre sans fin

Il faut dire que ce retrait de Syrie sonne comme le gong. Il scelle l’échec complet de la stratégie occidentale et de la logique coloniale de Sykes-Picot : échec du changement de régime à Damas, échec de la partition de la Syrie par la création d’un pseudo État kurde dans le Nord-Est syrien, échec de la stratégie visant à détruire les structures étatiques ne servant pas les intérêts anglo-américains dans la région, etc. Et surtout échec de la vision unipolaire imposée depuis la chute de l’URSS et après le 11 septembre 2001. De plus, les États-Unis, par cet acte, font un premier pas décisif les libérant de l’emprise de « la relation spéciale » avec Londres, c’est-à-dire du système impérial britannique : le « muscle » américain s’affranchira-t-il enfin du « cerveau » britannique ?

Plan du géopoliticien Bernard Lewis pour le Moyen-Orient, mis en échec par la décision de Trump

Vendredi 29 décembre, en Irak, Donald Trump a annoncé que le retrait des troupes sera terminé d’ici à quatre mois, ajoutant que « les États-Unis ne peuvent plus être le gendarme du monde ». Le 31 décembre, il s’est même attaqué dans un tweet aux « généraux ratés », en référence notamment au général à la retraite Stanley McChrystal, l’ancien commandant en chef des armées US en Afghanistan, qui avait été viré après que le magazine Rolling Stone eût révélé les propos insultants qu’il avait proférés à l’encontre du président Obama (voir le portrait hilarant dépeint dans le film War Machine, où Brad Pitt joue le rôle d’un Général Glen McMahon déterminé à gagner une guerre que tout le monde sait ingagnable).

La veille, McChrystal était apparu sur ABC News, déclarant à propos du retrait de Syrie : « Si vous retirez la présence américaine, vous risquez de créer une plus grande instabilité, et bien sûr il deviendra beaucoup plus difficile pour les États-Unis d’orienter les événements. L’argument selon lequel on peut prendre nos bagages, rentrer à la maison, et livrer la région à elle-même, n’a jamais réellement fonctionné au cours des 50 ou 60 dernières années ». Autrement dit, puisque ce ne sera jamais stable, nous ne devrions jamais partir. En réponse, Trump a rappelé : « J’ai fait campagne pour en finir avec les guerres sans fin ».

Moscou au centre des négociations de paix

La décision du président américain fait apparaître l’évidence : il n’y aura pas de solution à la situation en Syrie sans l’implication de la Russie. De nombreux rapports montrent que celle-ci est activement engagée pour créer les conditions d’un accord dans lequel chacune des parties – à l’exclusion des groupes terroristes – trouvera intérêt à éviter un nouveau conflit.

Comme le rapporte le correspondant à Moscou pour Al Monitor, Maxim Suchkov, l’opinion à Ankara est que par cette décision, Trump renforce davantage le rôle de la Russie en tant que négociateur en Syrie, et que désormais tous les chemins vers une solution pour les territoires allant d’Idlib à l’est de l’Euphrate passent par le Kremlin. Le « transfert » des opérations syriennes par Trump au président turc Recep Tayyip Erdogan est largement perçu à Moscou comme « le reflet de cette intention ».

Suchkov affirme que l’approche russe ne consiste pas à creuser un fossé entre Ankara et Washington, mais plutôt à offrir aux Turcs d’excellentes raisons de s’appuyer sur la Russie plutôt que sur les États-Unis ; dans le même temps, Erdogan joue à la fois les États-Unis et la Russie afin d’obtenir des accords servant au mieux les intérêts de la Turquie. « La Russie fait preuve d’empathie à l’égard des préoccupations sécuritaires turques vis-à-vis de l’YPG [Unités de protection du peuple kurde] et des autres forces kurdes. En échange, la Turquie est priée de s’aligner sur l’agenda russe pour la préservation de l’intégrité territoriale syrienne et de se faire à l’idée qu’Assad reste le dirigeant en Syrie au moins pour l’instant ».

Les Kurdes se tournent également vers la Russie, afin de négocier des pourparlers entre eux et Damas incluant une « défense globale » de leur territoire contre les Turcs. Le site d’information kurde irakien Rudaw rapporte qu’au cours de réunions tenues le 14 décembre au ministère russe des Affaires étrangères à Moscou, une délégation kurde syrienne a présenté une feuille de route favorable à un dialogue axé sur la protection de la Syrie du nord incluant constitutionnellement leur région dans une Syrie unifiée. La délégation a demandé à la Russie d’assurer la médiation d’un tel dialogue. Le ministère russe des Affaires étrangères aurait déclaré qu’il prend ce rôle « très au sérieux » et qu’il serait prêt à « travailler ensemble » pour « protéger la souveraineté et l’intégrité territoriale de la Syrie ».

Le grand défi reste toutefois la question des relations entre la Russie et les États-Unis. Comme le souligne Maxim Suchkov, le rétablissement de la paix en Syrie nécessitera en fin de compte une coordination plus étroite entre les États-Unis et la Russie afin d’empêcher un nouveau bain de sang, qui aille au-delà de ce que les Russes ont déjà fait pour empêcher une attaque de l’armée syrienne contre Idlib ou une escalade entre Israël, la Syrie et l’Iran.

Alors que les Russes tiennent compte des intérêts de la Turquie, des Kurdes et même d’Israël, les États-Unis restent la pièce manquante dans la stratégie russe. Suchkov note que l’ancien ambassadeur américain en Syrie, Robert Ford, dans une tribune parue la semaine dernière dans le Washington Post, a affirmé que les États-Unis devraient offrir « à la Russie de coopérer afin de faciliter l’élaboration d’un accord entre les Forces démocratiques syriennes et Damas qui permettrait aux troupes syriennes de retourner en Syrie orientale d’une manière respectant les préoccupations sécuritaires turques tout en ne donnant aucun nouvel espace à l’État islamique ».