« Je crois dans le marché, mais reconnaissons qu’il ne fonctionne pas ! »

vendredi 23 novembre 2018

Infirmières, enseignants, maires, gilets jaunes. Le soulèvement populaire qui se manifeste aujourd’hui en France, et dans bien d’autres pays du « monde développé », exprime, au-delà de la taxe carbone sur les carburants, un rejet du modèle économique établi qui finit par empêcher les plus modestes de vivre dignement de leur travail.

Il s’agit d’un système en faillite, dans tous les sens du terme : faillite morale, parce que de par sa nature, il n’a fait qu’accroître le fossé entre des « winners » de moins en moins nombreux et des « losers » de plus en plus nombreux à qui on sert la facture ; faillite financière, parce que de par sa nature, il n’a fait que gonfler des bulles de capital fictif tout en atrophiant l’économie réelle et, tel un parasite qui a pompé tout le sang de son hôte, il finit par mourir.

Les arbres ne montent pas au ciel

Mardi dernier, la chute des trois principaux indices de Wall Street – Dow Jones, S&P 500 et Nasdaq – a effacé l’ensemble des gains de l’année 2018. Le Nasdaq, qui regroupe les valeurs technologiques, enregistre un recul de 15 % depuis son plus haut niveau de la fin août. La chute est vertigineuse surtout pour les fameuses GAFA, qui ont perdu près de 1000 milliards de dollars en capitalisation boursière depuis cet été. C’est-à-dire que l’équivalent de ce qui a été investi en cinq ans dans les Nouvelles Routes de la soie, pour construire des ponts, des routes, des voies ferrées, des centrales d’énergie, etc, est littéralement parti en fumée !

  • Apple, qui valait 1000 milliards de dollars cet été, a perdu un quart de sa valeur depuis le 3 octobre. La firme a annoncé qu’elle ne communiquerait plus les chiffres des ventes (en baisse) de ses iPhones.
  • Amazon, qui avait également dépassé les 1000 milliards de capitalisation, a fondu de 27 % depuis septembre.
  • La chute de Facebook, aggravée par le scandale des comptes manipulés pendant la campagne présidentielle de 2016, est de 40 % depuis juillet.
  • De son côté, Alphabet, la maison mère de Google, a perdu un cinquième de sa valeur.

Comme l’écrit Arnaud Leparmentier dans Le Monde, ce plongeon a ses causes macroéconomiques – la fin des programmes de renflouement et la baisse des taux par les banques centrales, la perspective de guerre commerciale avec la Chine –, mais « [les causes] sont le plus souvent microéconomiques, et c’est ce qui inquiète les investisseurs ». Ce que n’explique pas Leparmentier, c’est que les acteurs des marchés financiers réalisent ce que tout le monde savait pertinemment, mais que personne ne disait tout haut, c’est-à-dire que la hausse boursière de ces derniers mois est complètement artificielle. Les valeurs sont largement surévaluées, dopées par la « planche à billets » actionnée depuis 10 ans par les banques centrales afin de maintenir le système sous perfusion. À eux cinq, les FAANG (si on y ajoute Netflix aux GAFA) ont racheté pour 115 milliards de dollars de leurs propres actions entre janvier et septembre, mais c’est trop peu et trop tard !

Retour sur terre

Il y a eu pourtant une rafale d’alertes depuis cet été (si l’on omet les mises en garde de Jacques Cheminade contre le prochain « tsunami financier », lors des élections présidentielles de 2017) :

  • le rapport annuel de la Banque des règlements internationaux (la « banque centrale des banques centrales », ou BRI), publié en juillet, s’inquiétait d’une possible nouvelle crise financière ;
  • en octobre, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, Mark Carney, prévenait qu’un « hard Brexit » risquait de déstabiliser le marché des produits dérivés financiers ;
  • le 25 octobre, l’ancienne présidente de la Réserve fédérale américaine Janet Yellen, avertissait que la détérioration du marché des prêts pourrait rapidement conduire à la faillite de nombreuses grandes entreprises ;
  • le 12 novembre, le FMI a publié un communiqué pointant à son tour la dégradation du marché de la dette des entreprises ; le 14 novembre, la sénatrice démocrate Elizabeth Warren a écrit une lettre aux cinq principaux régulateurs américains pour leur faire part de son inquiétude sur le fait que « le marché des prêts [aux entreprises] à effet de levier présente les mêmes caractéristiques que ceux qui avaient précédé la crise des subprimes en 2008 ».

La bulle de la dette d’entreprise (corporate) atteint désormais 3500 milliards de dollars, et elle a augmenté de 1500 milliards en 2017-2018. Pendant longtemps, les régulateurs ont gardé le silence à ce sujet, mais depuis début octobre, cet état des choses se renverse, et le voile se lève sur ce qui apparaît comme une énorme pyramide de Ponzi.

« Je crois fondamentalement dans le marché, mais reconnaissons que le marché ne fonctionne pas », a lâché Tim Cook, le patron d’Apple, le 18 novembre, dans une phrase qui restera sans doute dans les annales. Tout en constatant que tôt ou tard, les États seront contraint de prendre les choses en main afin d’éviter un chaos planétaire, Cook se rend compte qu’il est au-dessus du vide mais se répète qu’il marche bien sur la terre ferme…

C’est la fin des haricots. L’oligarchie financière de Wall Street et de la City de Londres est d’autant plus paniquée que l’instabilité politique et sociale rend de plus en plus hypothétique la possibilité de maintenir son système par la force : « L’Allemagne pourrait très vite avoir un nouveau dirigeant, tandis que l’Union européenne tente d’imposer à l’Italie un budget anti-croissance, écrit le Wall Street Journal, le 16 novembre. À Londres, le gouvernement de la Première ministre Theresa May ne tient plus qu’à un fil ». La grande terreur est de voir Jeremy Corbyn accéder au pouvoir : « Vous verrez la livre s’effondrer si cela arrive ! »

Nous entrons dans la phase de désintégration du système dans laquelle l’oligarchie financière s’aperçoit qu’elle a scié la branche sur laquelle elle est assise. C’est le moment où elle devient très dangereuse ; mais c’est aussi un moment où elle apparaît pour ce qu’elle est réellement, c’est-à-dire un « géant aux pattes d’argile » (voir notre vidéo : L’oligarchie en faillite).

L’histoire nous tend un plat. Saisissons-le pour ramener dans le débat public l’urgence de la séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires – qui avait été écartée après la crise de 2008 –, préalable pour ce Nouveau Bretton Woods que nous réclamons, c’est-à-dire un accord entre grandes puissances remettant les compteurs de la dette à zéro et permettant de refaire de l’argent un service public et relancer une politique de développement économique et d’équipement de l’homme et de la nature.