A l’heure des Nouvelles Routes de la soie : comprendre et résoudre la crise de Mayotte par le haut

lundi 26 mars 2018, par Maëlle Mercier

Le mouvement de grève contre l’insécurité, qui paralyse Mayotte depuis plus d’un mois, ne semble pas près de s’arrêter. Car ce qui se joue en arrière-plan, c’est un enjeu existentiel : la France va-t-elle enfin changer de paradigme ?

Résistance

La goutte de trop est arrivée le 19 février, lors d’une énième agression dans un lycée professionnel. Causant plusieurs blessés, celle-ci déclenchait le droit de retrait des enseignants, puis la grève générale.

Depuis plusieurs semaines, il n’y a pas eu école à Mayotte. Beaucoup d’écoliers, déjà lésés par l’insalubrité et le sur-effectif des classes, sans compter les périodes de fermeture à cause des pénuries d’eau, vont probablement encore perdre une année. Les barrages sur les points stratégiques, comme le port de Longoni, bloquent l’approvisionnement en denrées alimentaires, en essence ou en médicaments. Le service hospitalier, déjà en surrégime, a quant à lui fait circuler une note interne le 9 mars, alertant sur le risque de « catastrophe sanitaire ».

La population est donc prête à tout pour obtenir enfin un changement de politique du gouvernement. Mais à ce jour, qu’a-t-elle reçu en retour ? Des gaz lacrymogènes déployés par les CRS ; des législatives partielles imposées aux scrutins plus que douteux, malgré la volonté de boycott de la population – certains préfet ou élus locaux étant plus engagés à défendre le pouvoir en place que les doléances des Mahorais. Sans compter les soupçons d’infiltration d’éléments perturbateurs dans les manifestations avec la complicité des autorités et la menace d’utiliser l’armée, non seulement contre l’insécurité, mais aussi comme moyen d’intimidation à l’égard des Mahorais.

Sous-développement, immigration, insécurité

Rappelons d’abord combien Mayotte est fatiguée. Fatiguée par l’indifférence des gouvernements successifs. Fatiguée par le mépris, alors que dans ce département français laissé en état de sous-développement, 84 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Fatiguée par les non-lieux qui s’accumulent chaque jour, malgré des années de cambriolages, de viols et d’agressions quotidiennes (que certains évaluent à une douzaine par jour, rien que dans la capitale Mamoudzou). Aujourd’hui, les agresseurs en viennent à la machette. Selon une source mahoraise, une dizaine de morts auraient été recensés en un mois.

On le sait : l’insécurité est le résultat combiné du sous-équipement et de l’explosion migratoire à laquelle l’île, de fait, n’est pas en état de faire face. Les migrants africains et comoriens, plus pauvres encore, y affluent par dizaines de milliers (ils compteraient pour la moitié de la population), quand ils ne meurent pas tragiquement en mer. Protégés par les lois de la République depuis l’expulsion de leurs parents mais trop nombreux pour être pris en charge par l’État, les enfants et adolescents clandestins du plus grand bidonville de France sont alors condamnés à l’errance, à la délinquance et au pillage. A cela s’ajoutent les règlements de compte entre communautés.

Le contexte d’insécurité permanente fait que même les services publics peinent à recruter. Ainsi à la maternité du Centre hospitalier de Mayotte, où les migrantes viennent accoucher pour faire profiter leurs bébés du droit du sol, on fonctionne avec 157 postes contre 170 budgétés – pour 9674 naissances l’an dernier !

La venue de la ministre des Outre-Mer, Annick Girardin, n’a rien arrangé. Ses promesses marginales de déploiements des gendarmes ou de policiers, de patrouilles ou d’augmentation des fonds contre la délinquance puis celle, totalement farfelue, du gouvernement d’assigner un statut d’extraterritorialité à la maternité – pour éviter que les bébés étrangers ne bénéficient automatiquement du droit du sol – , n’ont pas convaincu. Une feuille de route de l’intersyndicale, qui exige la venue du Premier ministre lui-même ou de l’un de ses représentants, demande un véritable engagement sur le long terme pour développer et sécuriser l’île. En vain à ce stade.

Derrière l’insécurité, la géopolitique

Et pour cause. Des bruits courent à Mamoudzou que les intentions du gouvernement ne seraient pas si claires. Qu’un changement de statut de l’île serait même imaginé à l’Élysée. Il faut dire que la départementalisation non préparée de l’île en 2011 (suite au référendum de 2009), n’a pas été du goût de toutes les élites parisiennes.

Pour rappel, l’archipel de Mayotte, confiné entre Madagascar et les Comores, est demeuré dans le giron français malgré l’indépendance des Comores en 1975. Les gouvernements successifs à Moroni n’ont pas cessé dès lors de revendiquer l’appartenance de Mayotte à leur territoire, utilisant le droit international pour accuser la France de violer leur intégrité. Mayotte, qui ne peut nier son lien culturel et humain avec la population comorienne, se trouve quant à elle déchirée entre d’un côté l’ambiguïté d’un État français qui ne respecte pas ses devoirs en terme de développement et de protection, et de l’autre celle des Comoriens plus pauvres encore, qui, tout en la revendiquant, envient son sort relativement meilleur permis par son appartenance à la France.

En septembre 2017, les Ministres des Affaires étrangères français et comorien ont signé un accord sans l’avis ni la présence des Mahorais. Le contenu de leur feuille de route (aujourd’hui suspendue mais pas retirée) ? La libre entrée des Comoriens sur le territoire de Mayotte, en mettant fin au décrié mais toujours utile visa Balladur ! Dès lors, des manifestations avaient éclaté dans le département français, qui se voyait bel et bien abandonné et livré au chaos par son propre gouvernement, malgré les promesses de campagne de Macron. Depuis, on délivre à tour de bras des cartes de séjour aux Comoriens, avec cette caractéristique étrange qu’elles ne permettent pas aux ressortissants de circuler ailleurs en France qu’à Mayotte, les coinçant de fait dans l’île déjà surpeuplée. Sans compter que ces cartes de séjour leur ouvrent le droit à la nationalité française dans des délais bien inférieurs à ceux de la métropole. La semaine dernière, le gouvernement français, ayant voulu témoigner d’un semblant d’interventionnisme à l’égard des Mahorais, a renvoyé chez eux une certain nombre de Comoriens. Mais le gouvernement de Moroni s’est permis de les renvoyer à son tour à Mayotte, texte officiel en main. La faute à la fameuse feuille de route ?

Pourquoi vouloir ainsi envenimer la situation ? Quels intérêts le gouvernement français peut-il bien poursuivre en donnant de si dangereux gages aux autorités comoriennes ?

Des sources mahoraises rapportent qu’en 2016, durant la présidence Hollande (qui suivit le quinquennat Sarkozy ayant permis la départementalisation de Mayotte), une mission de repérage sur l’île fut confiée à Dominique Voynet. Cette dernière aurait ensuite fait remonter à Paris un rapport en faveur de l’intégration de Mayotte aux Comores. Évidemment Macron, on le sait, était déjà conseiller de Hollande...

Abdallah, Denard et la Françafrique

Pour comprendre, il faut remonter quarante ans en arrière. S’il est une chose sur laquelle Comoriens et Mahorais s’accordent, c’est bien l’hypocrisie de l’État français, qui n’a jamais cessé de jouer sur les divisions pour mieux régner.

Lorsque les Comores revendiquent leur indépendance en 1975, c’est Ahmed Abdallah qui prend le pouvoir. La France de Valéry Giscard d’Estaing espère alors obtenir de lui une indépendance molle, qui lui permettra de maintenir ses avantages dans l’archipel. Mais bien vite Abdallah se retourne, décrétant une indépendance « unilatérale ». Pourtant, bien vite, son impopularité dans les Comores, due à son refus de partager le pouvoir, lui vaudra de se faire renverser par Ali Soilihi, le 3 août 1975. La France va alors manoeuvrer pour « sauver les meubles », en écartant, avec succès, Mayotte du processus d’indépendance – profitant des divisions internes notamment suscitées par les méthodes violentes d’Ali Soilihi.

Nous sommes en pleine guerre froide. Ali Soilihi s’inspire des révolutionnaires socialistes. Tout en recourant à la terreur, il œuvrera à une planification pour un développement économique, social, infrastructurel et agricole en vue de l’auto-suffisance alimentaire. Il travaillera également à la reconnaissance de son pays à l’échelle internationale, s’attirant entre autres les amitiés de la Russie et de la Chine. Pourtant il n’ira pas jusqu’à l’indépendance monétaire : les Comores demeureront indirectement sous la dépendance économique de la France, via le franc comorien (équivalent du Franc CFA).

Craignant les ambitions nationales et internationales du président comorien et que Mayotte elle-même ne soit tentée de le rejoindre si son pays parvenait à se développer, les réseaux de la Françafrique, avec en arrière fond Foccart et sur le terrain Bob Denard, chasseront Soilihi du pouvoir en mai 1978... au profit du retour d’ Ahmed Abdallah. Depuis, le degré de corruption des élites comoriennes n’ayant d’égal que l’extrême pauvreté de leur population, les Comoriens comme les Mahorais en viennent à regretter Soilihi. Selon certains Mahorais, les agressions arbitraires infligées par les Comoriens à leur égard s’expliqueraient également par l’amertume, voire le désir de vengeance qu’ils ont nourri envers la France.

Nouveaux intérêts stratégiques de la France aux Comores

Évidemment céder sur la question de Mayotte serait le meilleur moyen pour l’État français de regagner la confiance des Comores. Mais pourquoi ce sacrifice alors que la France a tant fait pour garder Mayotte ?

Certes, vu la politique d’austérité et de sous-développement que la France s’impose à elle-même depuis sa soumission aux marchés, on peut supposer que cette petite île, la plus pauvre du territoire, soit considérée par l’État comme une charge définitivement trop lourde à gérer.

Mais c’est oublier un nouveau paramètre. Depuis 2011, d’importants gisements gaziers et pétroliers au large de l’archipel des Comores et entre Mayotte et Madagascar ont été découverts. Exon Mobil, l’italien ENI, la société anglo-hollandaise Shell et le chinois CNPC sont déjà sur le coup, tandis que des milliards auraient déjà été injectés. Une manne énorme (et prometteuse, pour peu que le gouvernement comorien l’oriente réellement vers le développement de sa population). La France manœuvrerait donc, avec Mayotte comme monnaie d’échange, pour avoir sa part du gâteau auprès du gouvernement comorien ? Est-elle en train de tout faire, quitte à prendre le risque du chaos et de la guerre civile, pour décourager les Mahorais et leur faire accepter de joindre les Comores ?

Pourquoi la France doit lâcher son vieux logiciel colonial

Au-delà de la première raison d’ordre moral et humanitaire, la seconde est que lâcher les Mahorais dans ce contexte serait donner un très mauvais signal à l’ensemble de ses Outre-Mer, déjà à fleur de peau.

Mais surtout, la France ne peut plus agir de manière coercitive. Ni dans ses Outre-Mer, ni dans ses anciennes colonies d’Afrique. Car aujourd’hui, une nouvelle donne économique est en train de s’imposer à l’échelle internationale, qui est en train de rendre caduque, de fait, les vieilles méthodes néo-coloniales et leur jeu à somme nulle. Il s’agit de la nouvelle approche gagnant-gagnant de la Chine, défendue à travers l’initiative « Une Ceinture une Route » ou « Nouvelles Routes de la soie ». Après la Nouvelle Banque de Développement des BRICS [1], cette approche basée sur le co-développement, lancée en 2013, a déjà entraîné dans son sillage près d’une centaine de pays, proposant, en échange de matières premières, des véritables plateformes de décollage économique. Ainsi 1000 milliards de dollars d’investissements à long terme dans l’infrastructure de base (eau, électricité, canaux, voies de transports terrestres et maritimes, etc.), dans la qualification et les transferts technologiques ont déjà été engagés partout dans le monde.

La présence de la Chine en Afrique de l’Est, dans les Comores et à Madagascar, la coopération de la Russie, imposent à la France de changer son approche. La Réunion elle-même songe à appeler la Chine à dévier ses routes maritimes vers le Canal du Mozambique pour y ouvrir des opportunités de développement, de hubs et d’infrastructures.

Dans ce contexte, s’entêter dans le vieux logiciel néo-colonial serait non seulement criminel mais suicidaire. Nous n’obtiendrons rien sans un réel engagement pour la sécurité et le développement de Mayotte d’une part, et le co-développement avec les Comores de l’autre, comme l’avait proposé Jacques Cheminade dans ses récentes déclarations et son projet présidentiel 2017. Il nous faudra travailler avec des pays tiers, comme la Russie et la Chine, qui, elle, a déjà proposé à la France une approche tripartite de co-développement en Afrique.

Bien sûr, il nous faudra considérer que cet engagement à moyen et long terme ne pourra se faire sans une suspension exceptionnelle et provisoire du droit du sol sur l’ensemble de l’île de Mayotte, vu l’urgence « humanitaire » à laquelle elle est confrontée.

Enfin, rappelons qu’en avoir les moyens suppose de balayer devant notre porte, en arrêtant de nous soumettre aux intérêts financiers qui nous empêchent d’investir à long terme : en lançant chez nous et avec les autres pays, une mise en banqueroute contrôlée du système bancaire rongé par la spéculation qui détruit tout, par la loi de séparation des banques de dépôts et des banques d’affaires et par une relance via le système du crédit productif public – qui a fait ses preuves lors des Trente glorieuses, lorsque nous combattions réellement le féodalisme financier.

Lors du 6e sommet des BRICS en 2014, le Premier ministre indien déclarait : « Pour la première fois, se rassemblent des pays en fonction de leur ‘potentiel futur’ et non de leur prospérité actuelle et des identités (...) »

C’est ainsi, du point de vue du futur et non des rancunes passées, que la relation France-Mayotte-Comores aura une chance de s’apaiser. Nous le devons aux Mahorais. Nous le devons aux Africains. Nous le devons au monde et à nous-mêmes. Nous le devons avant qu’il ne soit trop tard.

Pour approfondir :

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[1Alliance informelle entre plusieurs pays émergents Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud.