France-Russie : les chiens aboient et la caravane passe

mercredi 21 mars 2018

Il est bon de se rappeler, dans le contexte actuel de l’hystérie anti-russe, que les forces œuvrant dans l’histoire sont plus grandes que les individus. En ce qui concerne notre pays, la France, Jacques Cheminade a évoqué un jour le « poids du Gaullisme » qui s’y exerce à certains moments, en dépit de la petitesse et de l’opportunisme de ses dirigeants.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Emmanuel Macron a déclaré qu’il comptait mettre fin à « dix ans de néo-conservatisme importé en France », qui nous a entraîné dans les guerres de l’OTAN en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Il a invité le président Poutine à Versailles pour le 300e anniversaire de la venue de Pierre-le-Grand à Paris, ouvrant à cette occasion le « dialogue de Trianon », plateforme de dialogue entre la France et la Russie. L’ère Sarkozy-Hollande terminée, on semblait vouloir réenclencher ainsi une diplomatie française plus soucieuse de ses intérêts à long terme que de ses amitiés immédiates.

La semaine dernière, l’ambassadeur de Russie en France, Alexeï Mechkov, affirmait à Sputnik que « les relations franco-russes sont indubitablement entrées dans une phase de Renaissance ». Elles se développent en effet à un rythme soutenu, au niveau interparlementaire par exemple, où le groupe d’amitié France-Russie travaille activement, organisant des rencontres avec la participation des collaborateurs de l’ambassade. Au niveau économique également, les milieux d’affaires ont la volonté, malgré les sanctions, de promouvoir les relations bilatérales. « La séance de décembre du Cefic, notre petite commission intergouvernementale dirigée par les ministres de l’Économie, a été fructueuse », affirme Mechkov.

Malheureusement, presque simultanément à cet interview optimiste de l’ambassadeur, le président Macron, cédant à l’environnement et prenant le risque de mettre en péril tous ces efforts, joignait sa signature au communiqué commun à l’Allemagne, les États-Unis et la France condamnant la tentative d’empoisonnement de l’ex-agent russe Sergueï Skripal, et jugeant que la responsabilité russe est la seule explication « plausible ». La veille pourtant, le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux faisait savoir que la France ne faisait pas de « politique-fiction », et qu’elle préférait attendre « les conclusions définitives de l’enquête » avant de prendre d’éventuelles mesures de rétorsions contre la Russie…

De plus, Macron a décidé de boycotter le pavillon russe au Salon du livre, et le ministre des Affaires étrangères Le Drian a approuvé la décision de Kiev d’interdire les électeurs russes de voter dans leurs consulats. Réagissant à tout cela, Jacques Cheminade a écrit dans un tweet : « Ces petits jeux doivent cesser. C’est une nouvelle architecture de sécurité qu’il faut négocier d’urgence pour une paix gagnant/gagnant ».

La « nouvelle guerre froide », produit des Occidentaux en pleine déroute

Face au véritable « cirque » auquel se sont livrés le gouvernement de Theresa May et les médias occidentaux autour de l’empoisonnement de Skripal, plusieurs personnalités françaises importantes ont exprimé leur désaccord. L’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin a estimé que « Theresa May est allée trop fort dans cette réaction », laissant entendre qu’en agissant ainsi on ne pouvait que renforcer dans la population russe le sentiment que le monde occidental agresse la Russie.

De son côté, l’historienne Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel de l’Académie française et spécialiste reconnue de la Russie, affirme dans un entretien avec Le Figaro : « Sur la réalité des empoisonnements et des commanditaires, impossible de se prononcer avec certitude et l’on ne pointe en Occident que la ‘responsabilité quasi certaine’ de la Russie ». À propos de la supposée ingérence de Poutine dans les élections occidentales, l’historienne estime qu’ « il y a beaucoup de naïveté sur ce sujet », et rappelle que la manipulation des élections dans un pays étrangers n’est pas « une exclusivité russe » : « en 1996, les États-Unis ont manipulé la réélection de Boris Eltsine et leurs interventions, ou pressions dans maintes situations électorales ne relèvent pas du secret ! »

Malgré la « dégradation spectaculaire » des relations entre la Russie et l’Occident, Mme Carrère d’Encausse pense qu’ « évoquer à ce sujet une nouvelle guerre froide est excessif. La guerre des ‘sanctions’ n’a rien à voir avec la menace nucléaire d’hier, elle témoigne de crises récurrentes, du malaise des Occidentaux devant la puissance montante d’une Russie qui revendique le droit à une interprétation souveraine de la démocratie ».

La Russie, pont pour un développement de l’Atlantique à la Mer de Chine

La relation entre la France et la Russie est multiséculaire, et elle s’inscrit dans le dessein plus vaste du progrès de l’humanité toute entière. Claude Blanchemaison, l’ancien ambassadeur de France à Moscou, rappelle dans un entretien récent avec Sputnik que la visite de Pierre 1er-le-Grand à Paris il y a 300 ans « a laissé de très grands souvenirs, parce qu’il est resté 40 jours en France ! Et parce que Pierre-le-Grand est un personnage haut en couleurs ». Lors de ce périple français, comme l’explique Hélène Carrère d’Encausse, Pierre-le-Grand avait « réconcilié Paris et Saint-Pétersbourg » (à l’époque capitale de la Russie) et « mis fin à l’ignorance réciproque des deux pays et ouvert à jamais la Russie à son influence ».

Claude Blanchemaison, qui était en poste à Moscou de 2000 à 2004, a également rappelé qu’à son arrivée au pouvoir, Vladimir Poutine envisageait d’intégrer la Russie dans les institutions occidentales et de coopérer avec des pays comme la France, pour laquelle il vouait un intérêt personnel. Il s’était même inspiré du système français des préfets de région pour surveiller les gouverneurs, afin d’inverser le processus de décomposition de la Russie engagé depuis la chute de l’URSS, et de rétablir l’État dans les régions, où les pouvoirs locaux tombaient entre les mains de baronnies féodales. Un processus d’échanges s’était alors mis en place, des préfets français venant tenir des séminaires en Russie, et les représentants plénipotentiaires du président russe venant en France pour voir comment fonctionnaient les préfectures de région, c’est-à-dire « comment l’État faisait passer ses instructions dans les régions et départements tout en respectant la règle démocratique ».

Dans la même période, des négociations avaient été lancées pour ouvrir un « espace économique commun » entre la Russie et l’Union Européenne, ce à quoi le président Poutine était pleinement favorable. À l’époque, dans l’entourage du Président russe, il y avait des pro-européens et même des pro-américains, explique Blanchemaison. Mais les négociations ont échouées, en raison de l’orthodoxie ultralibérale défendue mordicus par la Commission européenne, et surtout en raison des plans unipolaires des néoconservateurs anglo-américains. Une telle entente aurait pu prévenir l’impasse actuelle en Ukraine.

Il est donc temps que la France retrouve sa voix indépendante et renoue avec cette histoire longue. « Macron a pris une très bonne initiative en invitant le président Vladimir Poutine à Trianon, à l’occasion de l’exposition sur le 300e anniversaire de la visite de Pierre-le-Grand à Paris », estime l’ancien ambassadeur français. Il s’agit d’un premier contact. « Ils se reverront, je le pense, probablement à St Pétersbourg lors du Forum économique, et puis lors des rencontres du G20 ».

« L’Europe va, disait le général de Gaulle, de l’Atlantique à l’Oural », aujourd’hui il dirait de l’Atlantique au Pacifique, car c’est vers l’Asie que le poids géopolitique glisse », conclue Hélène Carrère d’Encausse. « La Russie est le lien, le pont entre cette Asie triomphante et l’Europe. Ignorer la Russie, lui tourner le dos signifie pour l’Europe se couper de l’Asie, c’est-à-dire rester à l’écart du grand basculement géopolitique du XXIe siècle. Peut-être faut-il regarder les crises actuelles qui nous opposent à la Russie à la lumière de ce bouleversement. Et aussi juger le pouvoir autoritaire de Poutine non seulement à l’aune de nos critères, mais aussi en prenant en considération l’évolution spectaculaire du pouvoir en Chine, pays vers lequel la Russie tend à se tourner dès lors que l’Occident la repousse ».

Le président Macron ne pourra pas mettre fin à « dix ans de néo-conservatisme importé en France » tout en agissant comme il l’a fait dans cette affaire Skripal, et en gardant au Quai d’Orsay un néocon patenté comme Jean-Yves Le Drian. Le « en même temps » a ses limites...