John F. Kennedy, Robert Boulin... Ces fantômes qui hantent l’empire financier transatlantique

jeudi 2 novembre 2017

« Nous vivons dans un pays sous occupation », a affirmé Jacques Cheminade pendant la campagne présidentielle. Pour ceux qui auraient trouvé cela excessif, l’occasion leur est donné aujourd’hui de mieux comprendre ce qu’il entendait par là, grâce au retour coïncidant des fantômes de JFK et de Robert Boulin dans les consciences, suite à la diffusion du documentaire de Benoît Colombat « Révélations sur un crime d’État », le 26 octobre dans l’émission Envoyé Spécial sur France 2 , et suite à la presque déclassification par le président Trump des fichiers concernant l’assassinat de Kennedy.

N’est-il pas remarquable que dans ces deux affaires, qui n’ont a priori aucun lien direct, l’on puisse situer deux personnages placés au cœur des appareils d’État, bien qu’à des niveaux de responsabilité sans commune mesure ? Dans l’affaire Boulin, à un niveau d’exécution, le procureur général de Versailles de l’époque, Louis-Bruno Chalret, barbouze judiciaire des réseaux du Service d’Action Civique (SAC, le service de sécurité du parti gaulliste) et de la Françafrique, a joué dans la nuit du 29 au 30 octobre 1979, où le corps de Robert Boulin a été retrouvé, le rôle de chef d’orchestre et de coupe-circuit, dessaisissant les gendarmes de l’enquête et verrouillant l’autopsie, afin de maquiller l’assassinat en suicide. On ne peut encore savoir au nom de qui il agissait, mais son rôle d’exécutant est prouvé. Dans l’élimination de Kennedy, à un niveau de responsabilité incommensurablement plus élevé, l’ancien directeur de la CIA Alan Dulles (limogé par JFK en 1961 suite à l’affaire de la Baie des Cochons), avocat d’affaires du fameux cabinet Sullivan & Cromwell (tout comme son frère John Foster), le bras armé des intérêts impérialistes de Wall Street et de la City, a pris le contrôle de la Commission Warren, créée pour enquêter sur l’assassinat du président américain, imposant la thèse du tireur solitaire. Avec, bien entendu, la collaboration du directeur du FBI, Jay Edgar Hoover, qui haïssait les frères Kennedy.

Assassiné par une police politique au service de la pègre

Il est désormais évident que Robert Boulin, alors ministre du Travail sous la Présidence de Giscard et pressenti pour devenir Premier ministre, a été assassiné en raison de son intention de déballer tout ce qu’il savait à propos des financements occultes des partis politiques français et sur la corruption liée à de gros contrats dans le nucléaire, l’armement et le pétrole. [1] Bertrand Boulin avait conservé une note de son père datée de 1979, dans laquelle il avait répertorié les dossiers confidentiels qu’il avait sans doute en main le jour de son assassinat : « 1) Groupe DASSAULT – fonds publics alloués, 2) Elf Aquitaine. Transactions. CER, 3) Sécurité sociale. Détournements, 4) Arabie Saoudite. Avions et dons. »

Cela dépasse sans doute largement le cadre des rivalités entre Chirac et Giscard. Dans cette période très trouble des années 1970, la République française est de plus en plus gangrenée par un vaste système de crime organisé et de corruption, dans lequel le SAC est devenu une pièce maîtresse. [2] En 2010, l’ancien ministre gaulliste Jean Charbonnel expliquait que « le SAC du gaullisme était en voie d’être remplacé par le SAC des truands ». Le SAC a non seulement infiltré le mouvement gaulliste mais également l’appareil d’État, les services secrets, la justice et la police. L’attaché de presse de Robert Boulin, Patrice Blank, soupçonné d’avoir déposé des fausses déclarations de Boulin sur son intention de se suicider, dans une poubelle au domicile du ministre, faisait sans doute lui-même partie de ce système, étant membre du conseil d’administration de la banque Fiba, la banque d’Elf-Gabon.

Lucien Aimé-Blanc, ancien commissaire de police à la BRI, rapporte que le procureur Louis-Bruno Chalret, qui a maquillé le meurtre de Boulin en suicide, était au cœur de ce système : « C’était une barbouze qui se trouvait dans un cabinet noir. En fait, c’était un patron des polices parallèles de cette époque-là. (…) C’était le monsieur interventions secrètes ». En se basant sur des documents d’écoutes du procureur de Versailles, Aimé-Blanc avait pu se rendre compte que le magistrat était plusieurs fois intervenu en faveur de grands voyous français, principalement parisiens, les faisant libérer et aménager leurs peines. Un rapport avait d’ailleurs été remis aux hautes autorités à ce sujet, en novembre 1966, mettant en cause l’avocat Pierre Lemarchand, député de l’Yonne dont le nom est évoqué dans l’affaire Ben Barka, le procureur Louis-Bruno Chalret et des « membres de la pègre ». Mais aucune suite n’avait été donnée au rapport.

Contexte international : la stratégie de la tension

L’assassinat de Boulin s’inscrit dans une série d’assassinats à l’échelle mondiale, se situant dans le contexte de la « stratégie de tension » déclenchée par le système anglo-américain dans cette période. Il s’agit alors pour les intérêts financiers de Wall Street et de la City de casser toute opposition politique à la dérégulation du système financier et monétaire, qui a substitué au dirigisme économique des « Trente Glorieuses » un véritable casino financier mêlant pillage spéculatif et crime organisé. Ainsi, la vague d’assassinats (JFK, Marthin Luther King, Bob Kennedy, etc.) qui a brutalement frappé les États-Unis dans les années 1960, a entraîné la République américaine dans une logique de guerres impérialistes et d’effondrement économique.

En Europe, l’assassinat d’Aldo Moro en 1978 par les Brigades rouges, dont on sait aujourd’hui qu’elles avaient été infiltrées, a empêché l’arrivée au pouvoir en Italie d’une coalition de gauche Berlinguer-Moro. Enfin, en France, la mort de Boulin représente l’apothéose de ce qui apparaît comme une véritable purge visant à écarter les « gaullistes de gauche » fidèles à l’esprit du Conseil National de la Résistance. Robert Boulin était en effet un véritable gaulliste, attaché au principe d’indépendance nationale, et qui faisait référence au New Deal de Franklin Roosevelt comme porte de sortie de la crise économique.

Aujourd’hui

Comme le révèle le documentaire de Benoît Colombat, la justice française connaît désormais le nom des deux commanditaires politiques de l’assassinat de Robert Boulin. C’est la femme de Jean Charbonnel, décédé depuis peu, qui les a communiqué, suite à la réouverture de l’enquête sur l’affaire Boulin en 2015. Charbonnel connaissait ces noms grâce à Alexandre Sanguinetti, co-fondateur du SAC mais véritablement gaulliste de conviction, qui s’était confié à lui quelques semaines après la mort de Boulin.

La famille Boulin, qui se bat depuis près de 40 ans pour rétablir la vérité, doute que la justice soit prête à agir. « Si on ne veut pas avancer, c’est parce que l’on ne veut pas que la vérité soit faite », affirme Eric Burgeat, le gendre du ministre assassiné. « Et si 40 ans après, on ne veut pas que la vérité soit faite, c’est que les mêmes intérêts qu’il y avait il y a 40 ans sont là, toujours. C’est une affaire d’État ! Un crime d’État ». L’omerta est en effet toujours là, malgré le fait que tous ceux qui se sont sérieusement penchés sur l’affaire reconnaissent maintenant que la thèse du suicide ne tient pas. Presque seul parmi ceux qui devraient être bien informés, le Canard Enchaîné, qui a joué un rôle central dans la campagne de calomnies lancée contre Boulin quelques semaines avant sa mort, continue à soutenir la thèse du suicide en accusant de « complotisme » ceux qui la remettraient en cause...

Outre-atlantique, suite à la décision de Trump de ne pas déclassifier l’intégralité des 3100 fichiers sur l’assassinat de JFK, l’ancien analyste de la CIA Ray McGovern exprime également des doutes similaires à ceux de la famille Boulin : « La concession malheureuse de dernière minute accordée par Trump au ’Deep State’, qui freine des quatre fers (...), reflète tout simplement le fait que lui aussi se trouve empêtré dans les mailles de ce que les Soviétiques appelaient ’les organes de la sécurité d’État’ ».

Nous ne sommes plus dans les années 1970. Si les forces financières sont toujours là, leur système est aujourd’hui irrémédiablement en banqueroute, et la voie s’ouvre pour une profonde remise en question. C’est dans ce type de moment que les langues peuvent se délier, malgré l’omerta incestueuse qui règne encore entre tous ceux qui ont participé aux turpitudes politiques.

Le plus important reste, par-delà ces épisodes criminels, de mettre aujourd’hui en place un système de « détente, d’entente et de coopération » qui, tant à l’échelle nationale qu’internationale, doit créer les conditions d’un développement mutuel propre à diminuer les risques de tels épisodes.


[1Rappelons ici que Pierre Beregovoy s’est trouvé acculé au suicide après avoir dénoncé les affaires de corruption et menacé de donner des noms dans un discours prononcé devant le Parlement.

[2La nébuleuze « barbouze » de la Guerre d’Algérie – côté OAS et côté MPC – est le « bruit de fond » de la stratégie de tension contre la France, l’infiltration par des réseaux internationaux de trafic de drogue et de trafic d’armes l’ayant rendue vulnérable aux opérations des services de renseignement étrangers.