Euro, monnaie unique, monnaie commune : Le Pen, Macron, entre incompétence et mauvaise foi

samedi 27 mai 2017, par Karel Vereycken

Plus personne ne conteste le fait que le face-à-face sur l’euro opposant Emmanuel Macron et Marine Le Pen du 4 mai 2017 fut décisif pour entraîner la candidate du Front National dans sa chute.

Pourtant, une analyse rigoureuse des propos de l’une et de l’autre démontre à quel point, entre incompétence et mauvaise foi, tout fut mis en œuvre pour brouiller les esprits sur un sujet aussi vital, celui de notre monnaie.

Certes, du point de vue purement pratique, disposer d’une même monnaie dans une zone géographique donnée ou même dans plusieurs pays, cela a forcément l’air plus simple. C’est oublier un peu vite que le rôle de la monnaie dépasse largement celui d’un simple moyen de paiement.

Georges Boris, en 1938 le tuteur de Pierre Mendès France et par la suite le conseiller de De Gaulle à Londres, aimait affirmer :

Si un pays ne dirige pas sa monnaie, il finit par être dirigé par elle.

Car à l’émission monétaire est associée l’émission du crédit.

Si plusieurs Etats, via des Banques nationales, se coordonnent entre eux pour orienter ce crédit vers un projet, il peut constituer utilement « un pari sur l’avenir » en offrant des moyens à l’innovation, au travail et à la création humaine.

Cependant, si les Etats sont empêchés de jouer ce rôle ou y renoncent de leur plein gré, la monnaie et le crédit tombent aux mains d’intérêts particuliers qui ne s’en servent qu’à leur guise. Rapidement, la monnaie et le crédit deviennent alors un outil spéculatif, c’est-à-dire un pari sur l’avenir… de l’évolution d’indices et de valeurs boursières fluctuant en fonction des caprices du temps. C’est alors que le système part à la dérive en devenant un système « casino » ou de « faux-monnayeurs », car engagé à se reproduire sur le papier en érodant la substance réelle des valeurs nominales qu’il secrète.

La monnaie unique

La monnaie « unique » au sein de la zone euro, telle qu’elle existe aujourd’hui, est un cas d’école de la supercherie que nous venons de décrire, c’est-à-dire celle d’une monnaie des banquiers, par les banquiers et pour les banquiers. C’est ce qui apparaît clairement lorsqu’on en examine les deux « vices de conception » :

  1. L’euro est une monnaie sans Etat :
    Déjà en janvier 2011, Jacques Attali, un des auteurs du traité de Maastricht, étape décisive vers l’euro, reconnaissait que : « jamais dans l’histoire de l’humanité, on n’a eu une monnaie qui a existé sans un État. Ça n’existe pas une monnaie sans État. Prenez toute l’histoire du monde, une monnaie sans État, ça explose ». Or, c’est le problème de l’euro : l’Union européenne n’est pas un Etat et n’est pas prête à le devenir. Les conditions historiques, sociales, économiques et financières font en sorte qu’un euro grec et un euro allemand n’ont pas la même valeur. Les banques qui ne jurent que par la monnaie unique n’ignorent pas ces différences puisqu’ils exigent des taux différents en fonction de chaque pays.
  2. La Banque centrale européenne n’en est pas une…
    Pour nous rassurer, on nous dit que si l’euro ne dispose pas d’Etat, il dispose tout de même d’une banque centrale. En réalité, la Banque centrale européenne (BCE) ne mérite pas son nom car elle n’est pas le « prêteur en dernier ressort » qui est la raison d’être d’une banque centrale. Statutairement, il lui est interdit d’acheter directement des bons d’Etat (article 108 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne). Si la BCE exclut donc les Etats de cette équation, en pratique elle assure ce rôle de prêteur en dernier ressort vis-à-vis du système bancaire puisqu’elle accomplit la tâche de son refinancement. La BCE refinance essentiellement des activités purement financières et ravale la monnaie au niveau de pur instrument d’accumulation et d’enrichissement privé, lui ôtant ainsi sa face de bien public. Sa raison d’être n’est donc pas les Etats, mais les banques. CQFD.

Quelle monnaie commune ?

Pour simplifier, identifions quatre cas d’organisation monétaire :

  1. Une monnaie nationale :
    Chaque pays adopte une monnaie (franc, mark, lire, livre, etc.) et dispose d’une Banque nationale chargée de l’émission monétaire et du crédit. Seul, ou de préférence de concert avec ses partenaires économiques, chaque pays peut, selon les besoins dévaluer ou réévaluer sa monnaie en fonctions de l’état réel de son économie.
  2. Une monnaie unique :
    Comme pour le franc CFA ou l’euro, personne ne dispose de sa propre monnaie. C’est une entité supranationale qui en fixe l’émission et les modalités d’emplois. Pour « bénéficier » de l’euro, l’économie de chaque pays doit se conformer à un ensemble de critères. Au lieu de choisir le niveau d’éducation, d’emploi, de recherche et de bien-être social, on a fixé des critères purement monétaristes : dette, déficit, etc.

    Un des arguments de promotion de l’euro était la nécessité de faire face au dollar, en faisant de l’euro une grande monnaie de réserve internationale. Or, si en 1995 (l’euro n’existait pas encore), le dollar ne constituait que 59% des réserves des banques centrales, le dollar est passé de ce niveau à 70% des réserves des banques centrales mondiales dès 2003. Autrement dit, l’introduction de l’euro ne s’est pas faite contre le dollar, elle s’est faite contre les « petites monnaies » (la livre, le yen, le franc suisse). Ce sont ces monnaies qui ont le plus souffert de l’introduction de l’euro.

  3. Une unité comptable servant de « monnaie » commune :
    Le cas le plus connu est l’unité de compte européenne (ECU – European Currency Unit). Suite à la suspension de la convertibilité de l’or (1971) et l’adoption de taux flottants avec les accords de la Jamaïque (1976), les pays européens décident en 1979 de créer l’ECU dans l’espoir de stabiliser le Marché commun. Cette unité de compte, gérée par la Banque des règlements internationaux (BRI) de Bâle, s’établit alors sur la base d’un panier de monnaies ayant une variation de moins de 2,25% entre elles, une marge de « flottaison » assouplie à 15 % à partir de 1993. C’est essentiellement les Banques centrales qui règlent alors leurs différents entre elles avec l’ECU sans qu’il remplace les monnaies nationales dans les échanges internationaux. L’ECU s’efface devant l’arrivée de l’Euro en 1999. Sa valeur étant fixée par rapport à chaque monnaie nationale, l’euro a circulé de 1999 à 2002 sous forme immatérielle avant de le faire sous sa forme fiduciaire. Et durant la même période, dans les portefeuilles des Français, le franc n’existait plus que comme une fraction de l’euro.

    C’est un retour à cette forme de « monnaie commune » (unité de compte), possible dans le cadre d’une coopération entre Etats et sans soumission à un ordre supranational, que préconise Jacques Cheminade. Rien de plus, rien de moins.

  4. Un « euro monnaie commune » pour l’extérieur :
    « Transformer l’euro en euro monnaie commune ». C’est ce qui figure désormais au programmes de Nicolas Dupont-Aignan, de Jean-Luc Melénchon et de Marine Le Pen.

    A la différence de la monnaie unique, qui remplace les monnaies nationales, une « monnaie commune » de ce type s’y superpose sans les faire disparaître. Ce projet fut présenté dès 1991 par Édouard Balladur, appuyé par John Major et défendu en 1992 par Philippe Seguin lors de son fameux discours contre Maastricht à l’Assemblée nationale.

    Dans le cas de la France, cela signifierait que tous les échanges internes seraient réalisés en francs, mais que les échanges entre pays de la zone monétaire et avec les pays hors de cette zone, se feront en euro. Cette monnaie commune serait même l’intermédiaire obligé de tous les échanges. Pour commercer avec l’étranger, il faut donc d’abord convertir ses francs en monnaie commune puis en la devise en cours dans le pays en question.

    Compliqué ? « Dans le système de monnaie commune, les transactions domestiques sont en monnaie nationale et les transactions internationales sont en euros (y compris donc pour les petites entreprises qui exportent). Cela ne pose aucune difficulté technique, comme en 1999-2002. Les ordinateurs savent travailler ! Les entreprises et les banques manient en permanence une multitude de devises. Les ménages n’utilisent l’euro que lorsqu’ils voyagent comme ils le font déjà hors zone euro », explique Jean-Michel Naulot, ancien de l’Autorité des marchés financiers et membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, favorable à une sortie de la France de la monnaie unique.

    Comme le précise le Professeur Bruno Moschetto de HEC : « Avec un système bi-monétaire, coexisteraient deux monnaies, l’une - internationale - réservée aux transactions externes. Il s’agirait de la monnaie commune à tous les pays membres de la zone. Cela devrait être l’euro. L’autre nationale , pour chacun des pays membres, réservée aux seules transactions internes. Il y aurait autant de monnaies nationales que de pays membres de la zone. Pour la France, cette unité monétaire serait le franc à une parité à déterminer. Il appartiendrait à la banque centrale du système de gérer la parité de la monnaie internationale et les réserves de change de l’ensemble des pays de la zone. A priori, ce serait l’actuelle Banque centrale européenne (BCE). Ainsi, les pays membres de la zone ne récupéreraient pas leur souveraineté en matière de politique de change laquelle serait toujours du ressort de la même banque centrale européenne. Naturellement, un tel bi-monétarisme implique pour chacun des pays d’organiser les rapports des monnaies nationales réservées aux transactions internes avec la monnaie internationale, par définition commune. » Décrit comme un « entre-deux entre un retour pur et simple au franc et la monnaie unique », ce système hybride, qui tente de cumuler les avantages des deux, reléguera le nouveau franc au statut déplorable d’une simple « monnaie locale », certes ajustables à intervalles réguliers (par exemple tous les six mois). Reste à savoir qui en gardera la haute main.

    A part le coté usine à gaz (double monnaie donc double change), le Professeur d’économie Eric Dor nous avertit que, si cet « euro monnaie commune » et sa valeur par rapport aux monnaies nationales restent gérés et fixés par une BCE « indépendante » des Etats et au service des banques privées, la marge de « souveraineté » monétaire retrouvée restera totalement dérisoire. Ce ne serait que perpétuer le système actuel avec une façade liftée. Une nouvelle co-gestion des questions monétaires entre Etats souverains reste sans doute à inventer. Comme quoi la solution des questions monétaires et financières n’est jamais une affaire technique mais toujours une question d’économie politique bien comprise.

Ainsi, le « clash » sur l’euro entre Marine Le Pen (son sujet supposé de prédilection) et Emmanuel Macron (l’ex-ministre de l’Economie) a mis à jour l’énorme flou qui entoure la question. Excellente nouvelle si cela oblige tout ceux qui veulent « transformer » l’euro actuel en « monnaie commune » de rapidement préciser de quoi ils parlent exactement : revenir à l’ECU « monnaie commune », adopter un « euro monnaie commune », ou inventer une nouvelle forme de « monnaie commune » capable de réellement nous sortir du monétarisme actuel.

Comment mettre fin à cette agonie ?

Peut-être le vrai sujet est-il ailleurs. Peut-être le vrai sujet, c’est de décider comment on va mettre fin à cette expérience ratée et malheureuse qui fut la création de la zone euro. Comment en terminer ?

  1. Il est déconseillé d’attendre l’éclatement chaotique de la zone euro qui résulterait fatalement de la faillite ingérable d’une grande banque ou d’un Etat. Heureusement, cela n’arrive jamais…
  2. Le Pen, Dupont-Aignan, Asselineau, etc. se trompent. C’est méconnaître grossièrement la nature des institutions européennes et des marchés que de croire qu’ils laisseront, après un vote ou un référendum populaire, le temps à un quelconque gouvernement de « négocier », tranquillement un changement systémique. Une fuite des capitaux sans précédent mettra notre pays à genoux sans laisser à nos élus le loisir de négocier.
  3. La meilleure solution serait une décision européenne procédant à la dissolution de la zone euro. Sorry guys, we failed miserably. And now, let’s get out of this mess. L’idéal, serait que les pays membres de la zone euro se mettent d’accord sur un scénario de fin de l’euro en douceur, en fixant un cadre juridique clair et un taux de change entre leurs nouvelles monnaies nationales. « Idéalement, la décision devra être prise rapidement et secrètement, et avec les frontières et les banques fermées immédiatement après que la décision soit prise (comme cela fut le cas pour la Tchécoslovaquie) » écrit Jens Nordwig dans The Fall of Euro (McGrawHill, 2013). Comme le précisait Jacques Sapir in 2012, « si cette décision était prise par le Conseil ECOFIN (En charge des Affaires économiques et financières au Conseil européen), elle aurait pour elle le fait d’être un acte européen qui, d’une certaine manière, indiquerait la poursuite de l’Union européenne (en dépit de la fin de la monnaie unique). Elle permettrait par ailleurs de manière relativement simple de mettre en place les institutions de coordination structurelle absolument nécessaires pour gérer la monnaie commune ».
  4. Faute d’un acte de sagesse de ce type, et donc face à un blocage de ses partenaires, la France peut, sans accord préalable, appliquer une politique de la « chaise vide ». La France n’est pas le Royaume-Uni : si elle annonce partir de la zone euro, cette dernière cessera d’exister. Suite au choc, il s’agira évidemment de proposer immédiatement la fondation d’un « Nouveau marché commun » afin de nouer des coopérations renforcées avec une poignée de pays du cœur de l’Europe des premiers jours (6+2) et de conclure sans délais des accords avec les autres. Commencera alors le vrai débat sur la mise en oeuvre d’une vraie monnaie commune basée sur autre chose que des critères monétaristes et sous la tutelle des 3P (Patries, Peuples & Projets).