Les analyses de Jacques Cheminade

Le discours de Rio : l’illusion d’une « mondialisation à visage humain »

jeudi 10 mai 2001, par Jacques Cheminade

En lisant le discours prononcé par Lionel Jospin le 6 avril à Rio, ce qui frappe tout de suite est le grand écart entre les intentions affichées et la réalité de ce qui se passe dans le monde. Il s’agit d’un texte intemporel, comme si le temps ne nous était pas compté, comme si nous n’étions pas à la veille d’une crise du type de 1929, inscrite dans la logique de la politique suivie depuis une trentaine d’années. On a envie de dire à notre Premier ministre : « Réveille-toi. Il s’agit d’une guerre à gagner, pas d’un dossier à nourrir ».

Voyons le raisonnement de Lionel Jospin. Tout d’abord, « la mondialisation constitue la réalité dans laquelle nous évoluons ». Notre seul choix serait donc de la « réguler », mais pour aboutir à quoi ? A ce qu’il appelle « la mondialisation à visage humain » ! A visage humain ? Lionel Jospin affirme que « les institutions de Bretton Woods doivent poursuivre leur évolution » et que le FMI « doit encore renforcer son rôle de veille ».

Face au mal, reconnu, il faudrait donc faire avec ceux qui ont géré le mal depuis plus de trente ans ! Face à une crise de tout le système financier et monétaire international, il faudrait appliquer des « règles prudentielles », « réguler » - toujours « réguler » - les « hedge funds » et procéder à la « supervision bancaire dans les centres off-shore ». Voeux pieux : autant prétendre mettre du sparadrap sur une métastase du cancer.

Lionel Jospin lui-même, en direct à la télévision, le 17 avril sur France 2, a reconnu : « Il n’y a pas de rupture avec la mondialisation. Je ne suis pas un libéral personnellement, donc je ne me résigne pas à la mondialisation. » Alain Richard, son ministre de la Défense, exprime ce même « malaise » sous d’autres termes : « Nous transformons la société et nous adaptons notre économie mais avec toujours le sentiment de le faire contraint et forcé . »

Question : comment mobiliser les Français si on leur offre pour perspective d’avancer à reculons ? Comment susciter leur enthousiasme, si on leur propose de concilier les contraires ? Il ne s’agit pas ici d’une « porte de sortie » pour le dilemme de Lionel Jospin et du Parti socialiste, mais d’un chemin conduisant au placard.

En termes de politique intérieure, on trouve le même ton de résignation chez Alain Bergounioux, dans L’Hebdo de socialistes du 13 avril : « Les socialistes ont ainsi pour charge de maîtriser et de corriger les dégâts provoqués par le capitalisme et d’éviter la fragmentation corporatiste qui mine toute politique d’ensemble ». Terminologie vague et geignarde que Bergounioux baptise « capacité à tenir une ligne difficile » et que nous appellerons plus franchement « compromission ».

François Hollande, pour sa part, demande aux élus socialistes de mettre les pieds dans le local et ce qui leur reste de tête dans la proximité. C’est-à-dire, hélas, sur le terrain même de l’adversaire ! La note du conseiller parlementaire de Lionel Jospin, Pierre Guelamn, qui classe le programme parlementaire de la majorité selon huit thèmes clés prioritaires, ne semble pas capable de susciter beaucoup d’adhésions : plus près de toi, électeur, mais avec la besace vide. Ainsi, en période de licenciements massifs dus au retour de la crise et à une adaptation de la politique des sociétés prospères aux exigences des actionnaires, on ne propose pas de changer la règle du jeu de cette politique, mais on tente d’encadrer les licenciements ! On traite le symptôme et pas la cause.

C’est ainsi que les socialistes, coincés dans un jeu défini par d’autres, se trouvent condamnés à un rôle de perdants « vertueux ».

Où se trouve l’erreur fondamentale d’analyse ? Dans l’illusion que l’on peut gagner suivant les règles du jeu. Mais pourquoi les acceptent-ils ? Parce que, serions-nous tentés de répondre, Lionel Jospin est un très mauvais professeur d’économie. Il ne distingue en effet en rien « l’économie physique » de « l’économie financière ». Il croit que « l’économie de marché » est « efficace » et que le « socialisme » consiste seulement à corriger les injustices de la « société de marché », l’une pouvant être séparée de l’autre.

C’est ici la pétition de principe qui est fausse : l’économie de marché n’est pas efficace, elle est aujourd’hui devenue destructrice ! Réduisant tout au court terme, au profit immédiat, elle impose une rente financière qui s’étend au détriment de la production physique de biens. Marx, dans le livre 111 du Capital, puis Rosa Luxembourg ont vu, sans en tirer les conséquences politiques, cette « accumulation de capital fictif ». C’est ce qui arrive aujourd’hui même !

Et en quoi Lionel Jospin, comme la quasi-totalité des économistes, exhibe-t-il son erreur de base ? En « surestimant » l’économie américaine, en ne sachant littéralement pas de quoi il parle lorsqu’il se prononce sur elle. Ecoutons-le : « Nous voyons qu’il y a ce qu’on appelle un atterrissage de l’économie américaine. On ne sait pas s’il va être dur, durable ou doux, et si le ressort va repartir parce que cette économie américaine a une énergie et une puissance extraordinaire. » Autant s’émerveiller devant la force d’un parasite qui prospère au détriment d’un organisme vivant ! La réalité est que l’économie physique américaine, en termes exprimés par la production physique par tête, par unité de surface et par ménage, se trouve en décroissance nette depuis environ vingt-cinq ans ! Ah, dira-t-on, mais les apparences ? Le produit intérieur brut américain a augmenté, et même assez fortement, le niveau de vie des classes moyennes s’est accrû, les « nouvelles technologies » ont émergé, l’argent a beaucoup circulé ! Certes, mais au détriment des autres pays, dont les Etats-Unis - ou plutôt l’économie anglo-américaine - ont absorbé la substance par leur appareil de domination financier et monétaire. Aux Etats-Unis mêmes, l’économie financière et commerciale a prospéré, au détriment de l’économie productive (machines-outils, entretien de l’infrastructure physique, ports, ponts, autoroutes, écoles, hôpitaux...). Comme aurait dit Rabelais, depuis plus de vingt-cinq ans, les Etats-Unis mangent leur blé en herbe et le blé des autres.

Et Lionel Jospin, Panurge universitaire, s’émerveille de tant de pouvoir et de tant de richesse. Là est la faille de la pensée. Non seulement de Lionel Jospin, qui frôle constamment la vérité jusque dans ses lapsus, mais bien plus encore chez ceux qui l’entourent et se baptisent « économistes », alors qu’ils ne sont que les muets du sérail financier.