Privatisation du droit : défendons l’Argentine contre Suez Environnement

jeudi 16 avril 2015, par Karel Vereycken

Le 9 avril, la cour arbitrale de la Banque mondiale (CIRDI) a rendu son verdict : l’Argentine est condamnée à verser 380 millions d’euros en réparation à la multinationale Suez Environnement, pour la résiliation en 2006 du contrat de gestion de l’eau de la ville de Buenos Aires. L’Argentine a annoncé qu’elle ferait appel de cette décision.

Ce différend pose deux problématiques fondamentales : la gestion publique de l’eau et la privatisation du droit pour contourner celui des États et des peuples.

Historique

Avec l’accession de Carlos Menem à la présidence de l’Argentine en 1989, le pays devient un vaste laboratoire pour la privatisation de l’eau. En quelques années, 28 % des municipalités passent à une gestion privée. 60 % de la population se trouvent alors à la merci de grandes sociétés multinationales pour leur approvisionnement en eau. Et en 1993, c’est Menem qui va confier à Aguas Argentinas, à l’époque détenue par Suez Environnement, la concession de l’eau pour la capitale.

Cet énorme contrat couvre, pour trente ans, le grand Buenos Aires (11 millions d’habitants) et pour quarante ans, la province de Santa Fe. A l’époque, la France espère profiter de ce contrat pour montrer son savoir-faire et exporter son modèle de concession.

Cependant, comme le note un article du Monde en 2010 :

Pour investir, Aguas Argentinas emprunte en solides dollars, mais perçoit ses recettes en pesos, une monnaie qui [avec la crise du peso] perd jusqu’aux deux-tiers de sa valeur... La société réclame donc au gouvernement une augmentation des tarifs de l’eau de 10 %.

Arrivé au pouvoir en 2003, Nestor Kirchner déclare cette demande inacceptable et finit par nationaliser la filiale de Suez en 2006.

Cour d’arbitrage

Le groupe français saisit alors le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), une cour arbitrale qui, sous l’égide de la Banque mondiale, est chargée de trancher les conflits entre Etats et sociétés privées.

Le 30 juillet 2010, la CIRDI ne retient aucun grief à l’encontre de Suez Environnement et reconnaît que l’État argentin a rompu unilatéralement et illégalement le contrat en 2006, le condamnant donc à verser une indemnité, dont le montant reste à déterminer. Suez réclame la bagatelle de 1,2 milliard de dollars (900 millions d’euros) de dédommagements, intérêts compris.

Pour Jean-Louis Chaussade, le PDG de Suez Environnement, le jugement de la CIRDI représente « une reconnaissance de l’énorme travail que nous avons accompli au cours des treize ans de la concession, de 1993 à 2006, et dont nous sommes très fiers. Nous étions parvenus, dans des conditions difficiles, à desservir en eau potable 2 millions d’Argentins et à en raccorder 1 million au service d’assainissement, en construisant et rénovant 8000 km de réseaux. »

Une hausse de 10 % ? « Le prix du mètre cube était l’un des moins chers d’Amérique latine et ne pas rémunérer notre travail empêchait d’investir pour raccorder de nouveaux foyers », souligne non sans hypocrisie M. Chaussade. « Ce sont donc les plus pauvres, ceux qui n’ont pas été raccordés et devaient faire appel à des porteurs d’eau, qui ont payé le prix fort… »

Officiellement, l’aventure argentine aurait obligé Suez à provisionner quelque 700 millions d’euros, mettant en péril sa filiale Lyonnaise des Eaux. Elle aurait aussi provoqué son départ de Bolivie, où elle détenait la concession de La Paz.

Il n’empêche qu’en Argentine, depuis le retour au public de la gestion de l’eau, des investissements importants ont été consentis, et trois millions de personnes supplémentaires peuvent bénéficier d’eau potable.

La privatisation du droit

L’arbitrage de la CIRDI a été rendu dans le cadre des procédures dites de « résolution des conflits entre États et investisseurs », ou ISDS (Investment State Dispute Settlements), prévues dans un traité bilatéral d’investissement signé entre la France et l’Argentine dans les années 1990.

Le jugement de la CIRDI n’est qu’un avant-goût de ce qui nous attend avec la généralisation des accords de libre-échange en cours de ratification (le CETA [1] entre l’UE et le Canada) et en cours de négociation entre l’UE et les États-Unis (le fameux pacte transatlantique de commerce et d’investissement, désigné par les sigles TTIP ou TAFTA) ou encore l’accord de libre-échange transpacifique entre les États-Unis et l’Asie mais excluant la Chine.

Ces arbitrages, que les investisseurs internationaux imposent dans les contrats, sont une procédure payante et une véritable privatisation du droit, mise en place pour contourner les juges nationaux,

juge l’avocat William Bourdon, fondateur de l’association Sherpa. En réalité, ces tribunaux, nés des accords commerciaux et d’investissement, n’ont qu’une seule tâche : subordonner les décisions démocratiques aux règles du libre-échange.

Pour dissimuler cette dimension totalitaire, les juges arbitres de la CIRDI, dans l’affaire entre Suez et l’Argentine, ont pris soin de consulter cinq ONG supposées mieux représenter « la société civile » que les gouvernements démocratiquement élus.

« Dans l’affaire Suez en Argentine, les torts sont, à mon avis, partagés entre l’Etat argentin, qui a mal négocié ce contrat, et Suez qui a sous-estimé les besoins en épuration notamment », estime par exemple Jean-Luc Touly, président de l’Association pour le contrat mondial de l’eau (ACME).

Pourtant, dans cette affaire, on voit bien que le CIRDI fait passer le droit commercial (les intérêts privés) avant l’intérêt général des populations (un service public). Le litige entre Suez et l’Argentine en constitue un exemple particulièrement emblématique, puisque le gouvernement argentin a tenté, sans succès, d’invoquer « l’état de nécessité » face au « péril grave et imminent » résultant de la dramatique crise financière de 2001-2002, ainsi que son devoir de protection du « droit à l’eau », pour justifier l’annulation du contrat qui le liait à Suez.

Le recours croissant aux tribunaux arbitraux n’est qu’une nouvelle phase d’un fascisme juridico-financier visant à coloniser les États souverains, en édictant sur leur territoire la loi d’une oligarchie supranationale.

Et la France ?

Il convient enfin de noter qu’en cas de litige, le gouvernement français s’en remet, pour les emprunts qu’il émet, à des tribunaux français. Aussi, dans l’hypothèse d’un départ de l’euro, c’est dans la nouvelle devise nationale – le franc – que notre dette devrait être remboursée, sans subir les effets d’une éventuelle dévaluation par rapport à l’euro : suivant la Lex Monetae [2], on règle ses comptes dans la monnaie de son pays.

C’est la démarche respectueuse de la souveraineté nationale, opposée à celle suivie par Suez Environnement vis-à-vis de l’Argentine. Ici, c’est Aguas Argentinas qui devrait faire face à ses responsabilités pour avoir emprunté dans une devise étrangère – le dollar – et non l’Etat argentin.


[1Les Européens ont fait la bêtise d’accepter un mécanisme d’ISDS dans le CETA ce qui fait qu’ils auront bien du mal à le refuser dans le TAFTA...

[2Selon le principe de la Lex Monetae, un contrat de droit national doit être réglé dans la monnaie ayant cours dans le pays concerné au taux de conversion prévu par la loi. Le droit international reconnaît parfaitement la compétence exclusive des Etats pour définir leur monnaie (principe rappelé dans un arrêt de la Cour Permanente de Justice de La Haye le 12 juillet 1929 à propos d’une affaire sur les emprunts serbes). Les contrats de droit national libellés en euro continueraient donc à s’exécuter mais sous l’empire de la nouvelle loi monétaire (comme en 1958 avec l’ordonnance du 27 décembre 1958 instituant une nouvelle unité monétaire). Ce principe s’est d’ailleurs appliqué lors du passage de l’ECU à l’€, et a permis à l’Allemagne de décider souverainement que son unité monétaire (le mark) soit remplacée par une fraction fixe d’une nouvelle monnaie (euro) en 1999. Une juridiction étrangère ne pouvait donc pas contester qu’un contrat antérieur à 1999, et stipulant un paiement en mark, impliquait un paiement en euro (euro qui a d’ailleurs perdu de 1999 à début 2000, 25% de sa valeur par rapport au dollar…)