Les analyses de Jacques Cheminade

Pour une politique de santé publique sans exclusion

vendredi 10 mars 2000, par Jacques Cheminade

Solidarité et Progrès a tenu le 24 février une conférence de presse à Paris pour présenter Tous centenaires et bien portants, ouvrage définissant sa politique de la santé. Voici l’introduction de Jacques Cheminade à cette conférence.

Manque de moyens humains et matériels, notamment dans les services d’urgence et pour les soins du « troisième âge » ; nécessité de revaloriser le travail et de reconnaître la compétence professionnelle des personnels hospitaliers ; exigence absolue de maintenir la qualité du service et les conditions de travail, donc de rattraper le non entretien d’une partie du parc hospitalier et de maintenir l’hôpital public à la pointe du progrès technologique : autant de revendications justifiées des personnels hospitaliers, à la fois dans leur intérêt légitime et dans celui d’une politique de santé publique digne de ce nom. Face à ce besoin de santé publique, Martine Aubry, ministre de la Santé et de la Solidarité, a d’abord proposé un milliard de francs, puis 2,5 milliards et enfin 3,8 milliards pour l’an 2000 et 10 milliards sur trois ans, avec la création de 12 000 emplois supplémentaires. La réponse du système en place - d’une économie de marché à gestion dite « sociale » - est insuffisante, notamment en matière de crédits de remplacement et en l’absence d’un plan à moyen terme pour les urgences, et elle ne peut être qu’insuffisante. Elle s’avère dérisoire en matière de médecine du travail ou de médecine scolaire. Une politique de santé publique et hospitalière ambitieuse et cohérente ne peut en effet être assurée dans un ordre financier défini par le profit à court terme.

Dans cet ordre, les investissements qui rapportent le temps d’une génération à la collectivité sont considérés, de fait, comme des dépenses qu’il faut réduire. Notre système de santé et de retraite, qui fait partie du patrimoine productif de notre pays, se trouve ainsi progressivement bradé à des intérêts financiers qui considèrent le malade comme un coût.

Ce n’est donc pas au sein de la logique de la réforme Juppé-Aubry que l’on peut rétablir une politique de santé publique digne de ce nom. Selon elle, en effet, l’indice CAC40 de la Bourse de Paris a pu tripler depuis 1995, alors qu’en même temps, les hôpitaux voient leur budget comprimé chaque année un peu plus. Les deux choses vont ensemble, même si le refus de la société de marché atténue - de moins en moins - les effets de l’économie de marché.

Ce que nous voulons d’abord souligner ici, c’est qu’il ne peut y avoir de politique de santé publique qu’en revenant à un autre type d’économie et de société, au service non des « marchés », c’est-à-dire de l’oligarchie financière qui les domine, mais des pouvoirs créateurs de l’homme.

La santé en France est prise en otage par un système économique qui privilégie la rente financière et le profit spéculatif ; il faut d’abord l’en délivrer.

Pour cela, nous disposons de références :

 la Déclaration universelle des droits de l’homme ;- le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auquel renvoie expressément notre constitution de 1958, déclarant que la nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs » ;

 les déclarations de Pierre Laroque qui, conformément à cet esprit, précisait que « la dignité inaliénable de l’être humain doit passer par un bon accès aux soins et une sécurité matérielle, notamment pour les vieux jours ». « Pour moi, affirmait-il encore, le haut fonctionnaire c’est l’Etat, ce qui veut dire qu’il est le représentant de l’intérêt général en face des intérêts particuliers. » A la logique antérieure d’assurance se substituait ainsi celle d’un droit fondamental garantissant à tout être humain « la couverture de l’ensemble des risques sociaux auquel il est confronté »>.

Face à cela, on me répondra qu’aujourd’hui on a une sécurité sociale étendue à tous, la « couverture maladie universelle ». Oui, mais ce n’est plus le même esprit : au moment où elle est étendue à tous, on la prive - non pas brutalement, comme c’est le cas pour la santé publique aux Etats-Unis, mais par un étranglement social, en douceur - des moyens d’assurer sa fonction.

C’est d’abord cette hypocrisie que nous dénonçons, au nom des textes fondateurs du système républicain dans lequel nous vivons.

La conception de l’économie actuelle, celle de l’ultra-libéralisme prédateur, va à l’encontre de ce système ; elle porte en elle, si nous ne l’arrêtons pas, sa destruction.

Axa, par son attitude vis-à-vis des parents d’enfants handicapés, vient de nous rendre le service d’exposer crûment et sans retenue cette logique. Arrêtons-nous un instant sur le cas.

Les parents ayant souscrit des contrats pour assurer, après leur décès, une rente à vie à leurs enfants handicapés se sont vus brutalement proposer par AXA soit de payer le double pour conserver la même assurance, soit de payer le même prix mais d’être assuré deux fois moins. Le premier assureur mondial s’est justifié en affirmant que ce « produit », bien loin de lui rapporter de l’argent, lui en coûtait et qu’il avait manifesté « un esprit de solidarité » en limitant à 100% la hausse de ses tarifs, alors qu’il lui aurait fallu 180% pour rentrer dans ses frais. C’est l’allongement de la durée de vie des handicapés, ajoute AXA, qui nuit à sa rentabilité.

Ce comportement et cet aveu cynique constituent les meilleurs arguments contre la privatisation de la santé publique. Axa déconsidère, en particulier, son propre projet de mise en concurrence des caisses locales de la Sécu avec des assureurs privés. Preuve est faite que, selon la logique financière de Claude Bébéar, le patron d’Axa, et de Denis Kessler, président de la Fédération française des sociétés d’assurance et numéro deux du Medef, le secteur privé devrait pouvoir offrir ses services rentables à ceux qui disposent de revenus importants, alors que pour le reste, ce serait aux mutuelles et à l’Etat de prendre en charge « un problème humain douloureux ». Il est bien entendu politiquement inacceptable que l’entreprise privée ramasse ainsi les bénéfices alors que l’Etat assure le filet social, d’autant plus que dans une société qui privatise et exclue, ce filet ne peut qu’être de plus en plus percé, faute de ressources publiques. Répétons-le : au-delà d’Axa, c’est toute la logique de triage ultra-libérale qui se trouve exposée au grand jour. Même si Claude Bébéar a reculé face au tollé soulevé, les faits demeurent : il a bien admis que l’augmentation des cotisations était « psychologiquement inacceptable », mais pour souligner immédiatement qu’elle était « techniquement justifiée ».

« Techniquement justifiée » : tout est dit. Et c’est en effet vrai, dans le modèle financier actuel d’économie de marché, fondé explicitement ou implicitement sur le triage social - à l’opposé des principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme, du Préambule de 1946 et des déclarations des fondateurs de la Sécurité sociale. Suivant ce modèle-là, la maladie est considérée comme un coût et le bénéfice social de la guérison n’est pas pris en compte, puisqu’il contribue, par exemple, à alourdir la charge des retraites.

Mais est-ce le reflet d’un modèle économique efficace, dont on ne pourrait se passer ? C’est ce qu’on nous répète sans cesse, et c’est entièrement faux. En effet, c’est bel et bien ce modèle de triage financier qui nous conduit droit dans le mur. Inexorablement, il crée les conditions de sa propre perte, en détruisant le socle humain et économique sur lequel lui-même repose, comme les cellules cancéreuses ont besoin de leur hôte humain, que pourtant elles détruisent.

Dans une économie réellement efficace, au contraire, c’est-à-dire assurant le développement des capacités humaines permettant d’accroître et d’améliorer les interventions de l’homme sur la nature et le destin de ses semblables, dans une telle économie, les investissements de santé publique sont considérés du point de vue de ce qu’ils peuvent permettre d’améliorer dans ces capacités humaines.

C’est-à-dire que l’investissement technologique et les dépenses de fonctionnement, de formation et de qualification du personnel ne sont d’abord plus conçues comme une charge, un coût relevant d’un système d’intérêts composés, mais comme des dépenses nécessaires car elles permettent un bénéfice social : le maintien et la création d’une population en état de penser, de travailler et de produire. Dans cette perspective, le coût des investissements technologiques, par exemple, se trouve en outre amorti par son effet de masse : des technologies nouvelles, plus lourdes au départ, s’avèrent dans leur application à tous et à chacun plus efficaces. Socialement et dans le temps, il y a gain net, en termes de l’aventure collective, qui n’a pas la même « logique » que celle de l’actionnaire ou de l’assureur individuels.

Rappelons-nous : au nom d’une politique de santé publique justifiée, la France, sur le seul XXe siècle, a gagné plus de vingt-cinq ans en espérance de vie et aujourd’hui, nous gagnons encore trois mois chaque année. Contrairement aux idées reçues, l’espérance de vie « en bonne santé » (sans incapacités) a augmenté encore plus vite que l’espérance de vie moyenne.

Mais si l’exigence de santé publique, si les revendications légitimes du personnel hospitalier ne sont pas prises en compte, cette aventure humaine s’arrêtera, au nom de la « logique de marché ».

Et rien, humainement, socialement et économiquement, ne justifie qu’elle s’arrête.

Les technologies existantes permettent d’ores et déjà, si elles sont mises en oeuvre, de prolonger la vie humaine jusqu’à cent ans. Répétons-le, contrairement à des préjugés hélas trop répandus, l’avancée en âge n’est pas synonyme de gâtisme. Et la recherche de pointe, dans la science des processus vivants, permettra certainement d’aller au-delà.

Ici, nombreux peut-être sont ceux qui, consciemment ou non, ont intériorisé la logique de court terme du marché et répondront : à quoi bon ? Vous êtes un utopiste.

Eh bien non. La vie, la vieillesse même, est quelque chose de relatif, relevant des capacités de création humaines et des découvertes qui en découlent. Au début du XXe siècle, une femme de 50/55 ans était une femme âgée (c’est d’ailleurs pourquoi la retraite avait été fixée à 60 ans !). Aujourd’hui, non. Si l’humanité continue son aventure, dans moins de cent ans, j’en suis certain, on dira la même chose d’une femme de 80 ou de 100 ans : elle ne sera plus « âgée ».

En fait, la question de la santé publique pose la question fondamentale de la vie et de la mort : à quoi bon vivre ? Pourquoi faut-il mourir ?

Les pessimistes - et le pessimisme culturel est la meilleure arme idéologique de l’oligarchie du marché - disent tour à tour :

 que la mort est un principe de régulation qui fauche les plus vieux et permet aux jeunes de s’élancer dans l’existence (vous reconnaîtrez au passage le principe de triage) ;

 que la mort est un principe de différenciation qui redistribue les cartes et favorise les plus aptes (encore le triage darwinien, du darwinisme social) ;

 que la mort est le mécanisme d’élimination impitoyable qui sacrifie l’individu au profit de la survie de l’espèce - comme si l’espèce était M. Bébéar !

Eh bien non. La pensée humaine organise la vie humaine, tout comme l’économie humaine ; ce n’est pas l’argent et le profit qui engendrent l’homme, ni d’ailleurs le travail au sens physique du terme.

« Tous centenaires et bien portants ». Le titre volontairement provocateur de notre rapport va droit à cette question essentielle : il faut prolonger la durée de vie pour que la durée d’éducation, de formation et de recherche - et aussi de loisir créateur - puisse être répartie sur toute une existence, et que l’expérience accumulée par ceux qui ont vécu puisse être plus longtemps retransmise, dans un esprit de progrès et de solidarité sociales.

Si vous renoncez à ceci, vous renoncez aux bases humaines qui font de nous les héritiers d’une histoire, elle-même tissée de progrès et de solidarités !

C’est ce que je voulais dire pour commencer, pour « cadrer » notre approche, notre démarche, qui est révolutionnaire comme la vie et comme la pensée - avec elles.

L’amélioration de notre protection sociale ne se discute pas. Avec une médecine de haut niveau, c’est une nécessité absolue si l’on veut une société dans laquelle la contribution de chaque être humain soit considérée comme le bien le plus précieux.

Il faut pour cela investir à grande échelle dans la recherche sur les processus encore très mal connus de la vie, dans la classification du réseau d’équipements intégrant les dernières technologies et dans une politique de prévention basée sur un dépistage sélectif de masse.

Quant au déficit, au trou de la Sécurité sociale, il disparaîtrait rapidement si nos chômeurs étaient employés - il faut dire, lorsque nos chômeurs seront employés.

A une logique de restrictions et de contractions, fondée sur l’exploitations des réalisations passées, il est temps de substituer une vision fondée sur l’avenir, sur un horizon, sur le potentiel à venir, qui élargit et améliore. La volonté d’étendre doit être ce qui nous guide : étendre le champ des bénéficiaires - Asie, Afrique -, étendre les applications des technologies de pointe, notamment celles liées au champ photonique biologique du vivant. C’est le sens de cet horizon que notre rapport vous donnera, ou du moins l’appétit d’y parvenir.

Martine Aubry, dans son engagement de lutter contre la montée des périls en Europe, a elle-même défini le plein emploi et la cohésion sociale comme le meilleur des garde-fous, mentionnant explicitement « un niveau élevé et durable de protection de la santé ». Mettons-la face à ses responsabilités, pour qu’elle soit, enfin et par-delà quelques milliards de nouveaux crédits, logique avec elle-même. Faute de quoi son hypocrisie éclaterait- avant même la bulle financière.

Tous centenaires et bien portants - Pour une politique de santé publique sans exclusion

Christophe Lavernhe , Agnès Farkas, avec la collaboration de Jacques Cheminade

A commander à Solidarité et Progrès, 8 rue du faubourg Poissonnière, 75010 Paris.

100 francs (participation aux frais de port : 10F par livre), à l’ordre de Solidarité et Progrès