Les enfants ne sont pas débiles, l’école c’est révolutionnaire !

vendredi 29 août 2014, par Bertrand Buisson

Plutôt que de commémorer Jaurès, notre Mission Jaurès cherche à en ressusciter l’esprit révolutionnaire... et son souffle doit plus que jamais s’emparer de l’éducation.

L’enseignement n’est pas un enjeu scolaire appartenant aux spécialistes de la forme et de la réforme. Il engage toute la société, son histoire, son avenir ; car son objet est « la nature de l’âme et de l’esprit des enfants » . [1] Mais quel dirigeant est capable de porter le débat public sur cet enjeu fondamental ? Et surtout, de le faire avec une idée juste ? Jean Jaurès est l’un des rares et certainement celui qui aura poussé le plus avant ce qu’on peut appeler « la science de l’éducation républicaine ».

L’enjeu est de taille, c’est à long terme une question de vie ou de mort pour notre société. Comme nous allons le voir, il s’agit de savoir si la République, c’est la sélection du plus apte à gouverner – avec le nécessaire triage social que cela implique – ou s’il s’agit de développer sans distinction ni exclusion d’aucune forme chaque talent, chaque personnalité. Ceci afin qu’il puisse librement contribuer à son tour à bâtir cette république toujours un peu plus parfaite.

La morale nous fera répondre spontanément qu’il faut que chaque individu puisse se développer. Pourtant, l’on sait tous que dans les faits ce n’est pas le cas. Forts de ce constat implacable, nous en déduisons logiquement que c’est ce qu’il faudrait dans l’idéal, mais qu’en réalité ce n’est pas possible... Et vlan ! C’est là qu’une société perd son âme, quand elle décide ainsi de s’adapter aux circonstances objectives et vraisemblablement inébranlables. C’est ce mécanisme mental de la résignation-soumission qui a été délibérément mis en place sous la IIIe République et que Jaurès combattra de toute son âme.

L’impulsion : la polytechnique révolutionnaire

Malgré son échec immédiat, la Révolution de 1789 a permis des percées fondamentales pour l’avenir : idéal républicain, souveraineté du peuple, droits de l’homme et du citoyen, etc. Mais aussi science de l’éducation républicaine.

Jaurès se rattache explicitement à la tradition de Lazare Carnot et Gaspard Monge, qui créèrent en 1794 une école aux méthodes révolutionnaires : l’École polytechnique. Hélas, on va le voir, il n’y a plus grand-chose de commun entre cette polytechnique révolutionnaire et la polytechnique d’aujourd’hui.

Première révolution : Monge et Carnot ouvrent à tous cette école destinée à former les cadres de la nation, sans distinction de classe, de sang ou de fortune. Mais c’est surtout dans la pédagogie, dans l’approche de la découverte et sa socialisation, que l’école établit un précédent qui sera le standard pour former une république avec des républicains. Monge remplace les vieilles formules et le culte du savoir par une culture de la découverte où les élèves sont constamment portés aux frontières de la connaissance : il incorpore à l’enseignement scientifique les matières artistiques, relègue les mathématiques au second rang, promeut en lieu et place la géométrie constructive plutôt que descriptive, et organise un enseignement collectif où les cours magistraux sont remplacés par le travail de groupe et où l’expérimentation est guidée par les élèves les plus avancés, le professeur n’intervenant que pour impulser et valider la découverte.

Tout en développant la capacité de découverte des élèves, Monge et Carnot laissent ainsi s’exprimer leur faculté esthétique à s’identifier à l’inconnu et au changement. Et la méthode fonctionne : l’école enfante dès ses premières années des prodiges qui serviront le peuple, contribuant nettement aux succès militaires de la Révolution contre les monarchies coalisées. Cette réussite éclatante est entièrement due au fait que Monge, Carnot et quelques autres ont une idée vraisemblablement juste de l’esprit humain, fait pour progresser dans un monde fait pour changer. Dès lors, enseigner n’est pas connaître ce qui existe déjà, mais découvrir ce qui n’existe pas encore.

Mais bien vite, Napoléon voit, en cette école offrant un potentiel réel de liberté et d’émancipation, un danger pour l’ordre martial de l’empire. L’empereur veut des serviteurs disciplinés, capables de servir mais pas de remettre en cause. En 1804, il brise le privilège pluridisciplinaire de l’École polytechnique en éliminant les matières artistiques, la spécialise dans les mathématiques et la militarise ; si bien que cette école conçue pour être la pépinière florissante d’une élite populaire est transformée en caserne de soldats aux ordres...

Science-Po, la contre-révolutionnaire

Suite à la révolution de 1848 qui établira l’éphémère IIe République, le fils de Lazare Carnot et élève de Monge, Hippolyte Carnot, devient ministre de l’Instruction publique. Pour sauvegarder la république, il établit immédiatement une école publique d’administration calquée sur la Polytechnique révolutionnaire ; il lance dans le même temps un projet d’école gratuite et obligatoire, pour les garçons comme pour les filles. Mais il sera rapidement évincé, ses projets de loi seront bloqués et son école d’administration sera tuée dans l’œuf. Toute opportunité deviendra ensuite impossible avec le coup d’État de Napoléon III et l’établissement du Second Empire en 1852.

En 1876, une fois la République rétablie, Hippolyte Carnot, alors sénateur, relancera son projet d’école d’administration publique. Il recueillera le soutien suffisant pour qu’il devienne réalisable.

Mais cette idée représente une menace pour la nouvelle École libre des sciences politiques (ELSP), plus couramment appelée « Science-Po ». C’est en effet cette dernière qui détient alors le monopole sur la formation des élites. Créée en 1872, c’est une école privée financée par un important groupe de banquiers et de négociants avides de sauvegarder leur monopole de fait sur l’économie française. Face au retour de la République et du suffrage universel, ils entendent s’assurer que l’élite de cette république soit aussi servile que celle de l’empire.

Léon Say (banquier et ministre des Finances), Jacques Siegfried (banquier et négociant) et Alfred André (banquier, député et régent de la Banque de France) financent le projet d’école pensé par un jeune intellectuel mondain nommé Émile Boutmy. Le fondateur de Science-Po, encore vénéré aujourd’hui, ne masque pas le but contre-révolutionnaire de son école :

« Ne faut-il pas créer l’élite qui, de proche en proche, donnera le ton à toute la nation ? Refaire une tête au peuple, tout nous ramène à cela. (…) Ce serait folie aux classes menacées de croire qu’elles pourront, par la résistance légale, se maintenir dans les positions qui leur restent et regagner les positions perdues. (…) Le privilège n’est plus ; la démocratie ne reculera point. Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie. »  [2]

En clair, il s’agit d’établir un système social pyramidal permettant aux possédants d’extraire du peuple quelques recrues habiles mais dociles, afin de renouveler la caste gouvernante et de la rendre incontestable. C’est une matrice totalement oligarchique, mais tissée avec un peu de fil républicain.

Pour se protéger, Léon Say, Jacques Siegfried et Alfred André, avec l’aide de l’académicien Paul Janet, vont manœuvrer au Sénat et réussir à saboter le projet d’Hippolyte Carnot. Ils écarteront de la même manière la tentative de nationalisation de Science-Po en 1881. Mais les véritables républicains n’abdiqueront pas : en 1936, Jean Zay, ministre de l’Education du Front populaire, repart à l’assaut de Science-Po pour la nationaliser. Cependant, le lobby de Science-Po est toujours plus étendu et parvient à le mettre en échec.

En 1945, ce sera plus difficile néanmoins. Car Science-Po est sur le banc des accusés : ce sont les élites qu’elle a formées qui ont trahi la République ! Le gouvernement provisoire de De Gaulle ordonne sa nationalisation et la création d’une école d’administration publique qui formera une élite fidèle à la République... Victoire finale pour Hippolyte Carnot et la République ? Pas vraiment... Un certain André Siegfried, neveu du banquier fondateur de Science-Po, obtient in extremis un statut public-privé, préservant ainsi l’héritage anti-républicain de Science-Po... [3] L’école va maintenir sa main mise sur la formation des élites et très vite contaminer la toute nouvelle Ecole nationale d’administration publique : non seulement ses élèves devront passer par Science-Po pour intégrer l’ENA, mais les locaux de l’ENA seront situés dans son enceinte même !

Aujourd’hui encore, l’on voit combien Science-Po et l’ENA sont la courroie de transmission de la pensée oligarchique, neutralisant le terrain politique et l’opinion publique pour éviter toute transformation républicaine de la société. [4]

Avec la création de Science-Po en 1871 et les réformes Ferry de 1882, Emile Boutmy (à g., 1835-1906) et Jules Ferry (au centre, 1832-1893) ont mis en place un système de dressage éducatif au service de l’ordre établi. Face à cette pensée oligarchique, Jean Jaurès (1859-1914) était l’un des seuls à défendre l’âme des enfants.

Jaurès contre le Positivisme

Dès ses premiers cours en 1881 en tant que professeur de philosophie au lycée d’Albi, le jeune Jean Jaurès enseigne à ses élèves les pièges du libéralisme britannique [5]. En particulier ceux de l’idéologie en vogue dans la France du XIXe siècle, et particulièrement à Science-Po : le positivisme. Bien avant Science-Po, Emile Boutmy avait été recruté aux cercles positivistes parisiens par l’historien réactionnaire Hippolyte Taine, également co-fondateur et maître à penser de Science-Po. [6]

Créé par le français Auguste Comte, le positivisme est promu en France par le philosophe anglais John Stuart Mill, un employé de la Compagnie britannique des Indes orientales, principale société privée composant l’Empire britannique.

Les positivistes prétendent que l’homme est réduit à ses perceptions sensorielles, et donc que sa connaissance du monde se restreint à analyser ce qu’il peut voir et constater. Ainsi, l’homme ne peut pas connaître les causes de ce qu’il observe et ne peut donc pas agir sur les causes de ce qui lui arrive ! Dans ce monde décrété par les positivistes, il n’y a rien à découvrir qui puisse changer les choses, et donc aucun espoir de transformation sociale : le peuple doit simplement apprendre à rester à sa place et abandonner le privilège de la connaissance aux experts.

Le pessimisme des réformes Ferry

En 1881, les réformes de Jules Ferry créent l’école républicaine ; elle devient enfin gratuite, laïque et obligatoire. Mais Ferry se revendique ouvertement du positivisme... Jean Jaurès l’attaquera à plusieurs reprises sur ce point car il n’en comprend que trop bien les implications politiques. Voyez la vision ultra pragmatique de Ferry :

« On ne se révolte pas contre ce qui est ; on ne substitue pas, dans la pratique sociale, ce qui pourrait être à ce qui est. La concentration des capitaux est un fait certain. (…) On n’engage pas contre cette tendance générale, qui opère à la façon d’une force mécanique, une lutte impossible et dérisoire. »  [7]

Sa réforme aura donc pour but d’enseigner aux enfants à ne pas se révolter. Tout en éliminant l’enseignement des dogmes religieux, qui permettait jusque-là de tenir le peuple dans la subordination, il les remplace par des cours d’instruction morale tout aussi coercitifs. Dans sa circulaire de 1883 à l’attention des instituteurs, ses instructions sont claires :

« Profiter de cette docilité (…) pour leur transmettre (...) les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères (…) sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. (...) Une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle (...) La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. »  [8]

Il confie la conception des programmes de morale à deux vieux amis : Jules Simon, avec qui il avait organisé en secret la capitulation française de 1870 face aux Prussiens, et Paul Janet, qui représente avec Emile Boutmy le lobby de Science-Po au Conseil supérieur de l’Instruction publique.

Dès la maternelle, les élèves devront intégrer toutes les règles de comportement qui feront d’eux de bons enfants, de bons pères de familles, de bons travailleurs et évidemment de bons soldats ! Et la méthode est explicite : pour venir à bout de l’enfant, il faut user de la répétition et de l’habitude ; on ne doit pas lui permettre d’examiner le fondement de ces règles. Il ne peut donc ni y consentir librement ni décider de s’en affranchir un jour. La France a ainsi engendré une république oligarchique où le peuple est tout aussi docile que l’élite sélectionnée pour la reproduire. C’est faute de véritable culture républicaine que nous allons à répétition dans notre histoire vers les plus grandes catastrophes.

L’éducation jaurésienne

Jaurès, lui, ne prend pas les enfants pour du bétail qu’on élève pour mieux l’emmener à l’abattoir. Il réfute la morale positiviste :

« Trop souvent aussi les maîtres réduisent les prescriptions morales à n’être que des recettes d’utilité, comme s’ils se méfiaient de l’âme et de la conscience des enfants. Erreur profonde : l’âme enfantine est beaucoup moins sensible à de petits calculs d’intérêt qu’aux raisons de sentiment et aux nobles émotions de la conscience. (…) il faut toujours donner les raisons les plus hautes, celles qui font le mieux sentir la grandeur de l’homme. Par là, tous les enfants de nos écoles auront le sentiment concret et précis de l’idéal. Il semble, d’abord, que ce soit là un mot bien ambitieux pour nos écoles primaires et bien au-dessus de l’enfance. Il n’en est rien : l’âme enfantine est pleine d’infini flottant, et toute l’éducation doit tendre à donner un contour à cet infini qui est dans nos âmes. »  [9]

Avec sa confiance dans le potentiel génie de chaque enfant, Jaurès s’inscrit directement dans la tradition révolutionnaire de Monge et Carnot : l’école républicaine doit donner la liberté aux enfants de changer la société. Jaurès riposte donc aux prescriptions pessimistes de Ferry et s’adresse directement aux instituteurs :

«  Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : ’les enfants ont en eux des germes de commencements d’idées.’«  [10]

Les enfants ne sont pas positivistes ! Dès qu’ils parlent, ils ne demandent jamais « comment ? » mais toujours « pourquoi ? ». Ils sont naturellement à la recherche de la raison des choses. C’est la mission révolutionnaire que Jaurès donne à l’enseignement : permettre à chaque enfant de découvrir et développer sa faculté personnelle à se saisir du monde. C’est la condition même pour que les futurs citoyens et donc les futurs dirigeants ne se résignent jamais !

« Donner aux enfants le sens du perpétuel mouvement humain, les délivrer de ce poids de la routine et de ce fardeau du désespoir qui accable le progrès, faire qu’ils ne soient pas tentés de dire aveuglément : « A quoi bon ? C’est impossible ! »  [11]


[1 « Je suis effrayé non seulement de mon ignorance, mais de notre ignorance à tous sur les faits mêmes qui doivent servir de base à l’enseignement, c’est-à-dire sur la nature de l’âme et de l’esprit des enfants, sur le jeu des facultés enfantines dans les diverses périodes de l’enfance elle-même. » Jean Jaurès, L’école et la vie, Revue de l’enseignement primaire et primaire supérieur, n°29, 12 avril 1914.

[3André Siegfried agira avec l’aide de Roger Seydoux, éminent représentant de la famille Seydoux Fornier de Clausonne, dont l’empire industriel du XIXe siècle s’est en parti reconverti de nos jours dans le divertissement de masse, avec entre autres les entreprises de spectacle Pathé, Gaumont, Lille OSC et Olympique lyonnais. Il est l’arrière grand-oncle de l’actrice Léa Seydoux.

[4C’est ce qui cause aujourd’hui l’arriération politique la plus absolue dans laquelle nous vivons : des experts politologues et politiciens dispensent sans fin leur pragmatisme, leurs analyses et leurs « éléments de langages », pendant que le peuple se résigne à force de ce lamentable spectacle.

[5Voir les Cours de philosophie de Jean Jaurès publiés en 2005 par Vent Terral et Jordi Blanc, selon les notes manuscrites de ses élèves. Jaurès y met constamment en garde contre l’« école anglaise », c’est-à-dire toute la philosophie relevant de l’empirisme britannique. Sa deuxième leçon de l’année scolaire est consacrée au positivisme.

[6En bon positiviste, Taine pensait que l’histoire n’était pas déterminée par les hommes mais par leur environnement, et que le monde n’est donc que fatalités contre lesquelles il est fou de vouloir se lever. C’est pourquoi dès sa création, « la science politique » rejette intrinsèquement l’existence des idées : elle ne fait qu’expliquer la politique par une analyse démographique, sociale, électorale, etc.

[7Jules Ferry, La philosophie positive, 1867.

[8Jules Ferry, Lettre aux instituteurs, 27 novembre 1883.

[9Jean Jaurès, L’instruction morale à l’école, La Dépêche, 8 juin 1892.

[10Jean Jaurès, Aux instituteurs et institutrices, La Dépêche, 15 janvier 1888.

[11Jean Jaurès, Les instituteurs et le socialisme, 16 octobre 1905.