Les analyses de Jacques Cheminade

C’est dans le vide du politique que prospère la bureaucratie

mardi 10 octobre 2000, par Jacques Cheminade

« Ils », les conseillers de Matignon, seraient la cause de tous les maux dont souffre la gauche plurielle. Olivier Schrameck, de Directeur de cabinet dont les relations avec Lionel Jospin sont devenues de plus en plus étroites, s’attire les critiques de plus en plus vives de la « base socialiste ». « Il », Dominique de Villepin, le secrétaire général de l’Elysée, se trouve constamment contesté par les « militants » du RPR, ou plutôt par ce qu’il en reste. Sans détenir la légitimité des urnes, ces bureaucrates « coupés du terrain » seraient les pelés, les tondus, les galeux de notre système républicain : pire que des énarques, des énarques-courtisans. Tout irait mieux sans eux, avec des hommes « sentant les choses », « plus proches des préoccupations des Français ».

Cette critique démagogique, version modernisée du « pays réel » opposé au « pays légal » devenu « administratif », ne fait qu’exprimer un ressentiment impuissant vis-à-vis de boucs émissaires commodes, au lieu d’aller au fond du problème. Le fond du problème est le manque de caractère des hommes politiques dont, depuis François Mitterrand, le règle d’or est de survivre à tout prix, en s’inclinant au gré des marchés internationaux et d’une opinion tenue sous état de sondage permanent. Or, comme toujours, la lâcheté des politiques engendre un régime de bureaucrates. Les vices de ces derniers ne sont que le reflet de ceux d’un peuple et de ceux que ce peuple élit : arrivant en première ligne, là où ils ne devraient pas être, ils décident par défaut. Ainsi se met en place un système pervers, dans lequel les Français blâment pour tous leurs maux - ou, du moins, pour une bonne partie d’entre eux - ceux dont ils rêvent que leurs fils et leurs filles suivent l’exemple.

Le mal bureaucratique

Dans Le Monde du mardi 19 septembre, une longue analyse de Philippe Labro, portant sur Olivier Schrameck et Dominique de Villepin, révèle jusqu’à la caricature ce qui ne va pas.

Voici donc deux monstre sacrés, deux hommes choisis par leurs « patrons », les deux hommes qui dirigent la France. Comment se conçoivent-ils ? Olivier Schrameck le clame : « Nous sommes deux rouages de l’Etat. » Dominique de Villepin lui fait écho : « Ce qui nous réunit, quoi qu’il arrive, c’est le service de l’Etat. »

En bons rouages d’une mécanique, tous deux évitent à tout prix le conflit, qui risquerait de révéler ce qu’ils portent en eux d’humain - peut-être une âme. Olivier Schrameck : « Nous devons fonctionner sans affect personnel, qui pourrait gêner les affaires que nous traitons. La correction et la cordialité priment (...) Même ce qui nous rapproche, cordialité, exercice du service public, permet qu’il n’y ait pas de blocage. On ne se cabre pas. L’accroc serait une faute professionnelle. Il est vrai, aussi, que la durée même, exceptionnelle, de la cohabitation rend cette nature de relation plus nécessaire. Je me serais refusé à m’inscrire dans un rapport de conflit. »

Dominique de Villepin, l’alter ego, fréquente les « bêtes médiatiques », chérit Antonin Artaud, Arthur Rimbaud et René Char, se passionne d’« arts premiers » et paraît moins soucieux de se protéger. Aimant « sortir de l’œil du pouvoir », aller « vers les artistes, les créatifs, les peintres, les comédiens ou les cinéastes », son attitude est sans doute encore pire. C’est celle de l’éminence grise, commodément installée auprès du Prince, qui se donne l’élégance de côtoyer les artistes maudits, sans évidemment se faire éclabousser par la moindre goutte de leur malédiction. Il est celui qui joue suivant les règles du jeu, tout en laissant quelque bout de lui-même se pavaner au dehors, tel un Jean-Marie Messier, bon père, bon croyant et bon élève, rachetant tout un bout d’Hollywood - sans se soucier que ce qui rapporte là-bas soit fort peu catholique - et s’efforçant de vider son plus proche collaborateur au passage.

L’élégant Villepin regarde au-delà, vers « le désert » qu’il habiterait « s’il était réincarné ». L’on mesure à ce choix son amour des hommes. Schrameck est, dans son style, plus honnête lorsqu’il affirme : « J’ai toujours un regret, il reste vivant, j’aurais aimé faire du théâtre. Il me semble que l’effort de se mettre dans la peau d’un autre doit être, pour l’esprit, un élément de curiosité et d’enrichissement personnel. » C’est avouer qu’à son poste de rouage, il ne lui est jamais venu à l’idée de se livrer à un tel effort d’empathie.

Bureaucratie, Schrameck, Villepin. On pense, à les voir à l’œuvre, à l’Homme-machine et à l’Homme-plante de La Mettrie : intègres comme une horloge, guerroyant leur vie sur le front des dossiers, superbes plantes de salon.

« Copier comme avant »

Ce qui est grave, ce n’est pas que Villepin ou Schrameck réduisent le champ des batailles politiques à leur capacité de bien traiter un dossier. C’est que leurs maîtres soient à leur image. Jacques Chirac ne cesse de parler du dossier de ceci ou de cela, du dossier des handicapés, du dossier de la guerre au Proche-Orient, du dossier de la faim dans le monde. Lionel Jospin, à l’université d’été du Parti socialiste, à La Rochelle, avait divisé son exposé en deux parties : « Je commencerai par les dossiers politiques et institutionnels », puis « j’en viens ainsi aux dossiers économiques et sociaux de cette rentrée ». Le dénominateur commun est le « dossier », l’espace à deux dimensions auquel on réduit les multiples dimensions de la vie.

Les Français sentent confusément ce qu’on appelle « la crise de la représentation » : un Français sur quatre seulement a le sentiment d’être bien représenté par un parti politique et, pire encore, un Français sur cinq a le sentiment d’être « bien représenté par un leader politique » (Sofres, enquête annuelle sur les Français, la politique et la représentation). Si une forte majorité conteste l’immunité de Jacques Chirac (71%) et pense qu’il devrait témoigner devant un juge enquêtant sur les affaires de la Mairie de Paris (80%), ce n’est pas qu’ils haïssent ou même méprisent l’homme politique - Jacques Chirac n’est ni méprisable, ni haïssable - c’est qu’ils voudraient qu’il ait assez de caractère pour faire face. De même, ils considèrent que DSK n’est pas crédible et que Lionel Jospin ou Robert Hue devraient clairement reconnaître que le Parti communiste n’a pas été financé avec les muguets de la fête de l’Humanité, ni le Parti socialiste en respirant les roses d’Epinay.

Les Français ne veulent plus de rouages - qu’ils soient évêques ou hommes politiques - jouant suivant les règles du jeu, en bonnes mécaniques, mais des hommes prêts à se battre pour leurs idées, à en perdre leur poste.

Ah ! mais ils devraient commencer par eux-mêmes. Car ce que les Français entendent exiger de leurs hommes politiques, ils ne se l’imposent pas à eux-mêmes : ils forment ainsi un vaste parti de hargne, de rogne et de grogne qui se manifeste par l’abstention, le vote blanc ou le vote nul, faute d’avoir assez de caractère pour former eux-mêmes, face à la carence de leurs représentants, des associations de citoyens.

Les Français, et c’est là le défi de l’époque, ne doivent donc plus eux-mêmes se concevoir en mécaniques d’un système - ils ressembleraient plutôt aujourd’hui aux montres molles de Salvador Dali - mais en montant au front des idées.Cela exige de renoncer à l’illusion suivant laquelle l’expérience vécue dans le petit - le petit du terrier mental ou moral, éclairé par l’écran du téléviseur familial - permet de savoir ce qu’il faut faire pour relever le défi de l’époque. C’est au contraire en défiant les idées reçues de l’opinion, en s’efforçant de connaître la vérité - et par cela en faisant face aux paradoxes qui signalent les mensonges - que le sujet devient citoyen.

Faire de la politique ne consiste pas à verser de l’huile, même de coude, sur un rouage. C’est nous orienter et orienter autrui vers la solution aux paradoxes qui nous réduisent à l’injustice et, contrairement à Schrameck ou Villepin, rechercher le conflit pour défendre le juste et le vrai.

Il n’est pas très raisonnable de vaquer à ses routines au milieu d’une révolution ou, comme Bouvard et Pécuchet dans la fin prévue par Flaubert, de se mettre à « copier comme avant ».

Le temps est venu de saisir le défi que l’histoire nous offre. Si nous le saisissons à pleines mains, nous prendrons peut-être de terribles risques, mais au moins nous ne serons pas des Schrameck, des Villepin ou des Français apeurés ou haineux, au moins nous serons vivants - heureux de notre propre audace, citoyens en campagne, « politiques » pour défendre ce mot et ce qu’il a inspiré de juste et de beau.