France... sursaut ou soubresaut ? (Mistral, BNP Paribas)

lundi 16 juin 2014, par Karel Vereycken

Le Vladivostok, un des deux Mistral, en attente de livraison aux chantiers de Saint-Nazaire.
Fabien Ramel - S&P

Le 6 juin, veille de la célébration de l’anniversaire du Débarquement, fut un vrai jour présidentiel pour François Hollande. Après avoir pris le thé avec la reine Elisabeth II dans la matinée, il a dîné avec Barack Obama puis soupé avec Vladimir Poutine.

Sans qu’on s’y attende, Hollande, sous la pression des militaires, des industriels et des banquiers, a fini par croiser le fer avec les Anglo-américains sur deux sujets qui pourraient n’en être qu’un seul, la vente des Mistral et la menace d’amende record contre la banque BNP-Paribas.

Les Mistral

N’en déplaise à Obama et à son entourage de néo-conservateurs attardés, la France signe et persiste dans sa vente de deux bateaux de guerre Mistral à la Russie.

Les réticences de certains ne sont pas nouvelles. Dès le début des négociations entre Moscou et Paris en 2008, les Pays baltes avaient manifesté leurs plus vives inquiétudes. En 2011, le Japon avait à son tour exprimé ses préoccupations lorsque la Russie avait fait savoir qu’elle déploierait ses tout nouveaux navires de guerre dans le Pacifique, où les deux pays se disputent la souveraineté des îles Kouriles.

Washington n’a pas ménagé ses mises en garde. Ce qui fâche outre-Atlantique, c’est la décision souveraine de la France. Comme à l’époque de De Gaulle, elle reste « l’allié infidèle ». Avouons que la situation est inédite, car c’est la première fois qu’un pays de l’OTAN (la France) accepte de fournir du matériel militaire aussi sensible à la Russie, elle qui considère non sans raison l’Alliance atlantique comme un adversaire devenu « ennemi » !

Menaces

Depuis la crise ukrainienne, des tensions jusqu’ici latentes ont éclaté au grand jour. Sur un ton hystérique, début mai, Victoria Nuland, la secrétaire d’Etat adjointe pour l’Europe, connue pour son ingérence directe dans la politique intérieure ukrainienne, a sommé les autorités françaises de renoncer à la vente des navires.

Afin de dissuader la France, le 30 mai, à peine une semaine avant le débarquement d’Obama, trois élus du Congrès américain emmenés par Eliot Engel, le démocrate le plus influent de la commission des Affaires étrangères de la Chambre des représentants, ont écrit au secrétaire général de l’OTAN, Rasmussen, lui suggérant que l’OTAN achète ou loue ces Mistral promis à la Russie ! Le but étant d’envoyer un « message fort » à un Poutine accusé de menacer la paix mondiale. Un revirement de ce type aurait instantanément transformé la France en république bananière.

Interrogé par Le Monde le 3 juin, le ministre polonais des Affaires étrangères y est allé lui aussi de sa petite musique. La France ne doit pas vendre les Mistral « car les généraux russes ont déjà dit à quelle fin ils comptaient utiliser ces navires : pour menacer les voisins de la Russie dans la mer Noire. Et il s’agit de pays partenaires de l’Europe ».

Obama en a rajouté une louche lors du G7 à Bruxelles, à la veille du D-Day, déclarant qu’il préférait voir cette vente « suspendue », en vertu des sanctions prises à l’encontre de Moscou suite à la crise ukrainienne. « J’ai exprimé mes inquiétudes, et je ne pense pas être le seul », a martelé le Président américain.

De toute façon, précise Philippe Migault, spécialiste français des questions de Défense à l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS),

Les Américains sont hostiles par principe à toute collaboration militaire réelle entre la Russie et un Etat membre de l’OTAN (...) il ne s’agit que de quelques faucons qui n’ont jamais réussi à faire leur révolution culturelle à la fin de la guerre froide. (...) Les Etats-Unis n’ont jamais fait mystère du fait qu’ils s’opposeraient à toute coopération entre l’ouest et l’est de l’Europe, tout partenariat, toute intégration susceptibles de remettre en cause leur ‘leadership’ sur notre continent et au-delà dans le monde.

Mais, signe d’espoir, la France n’a pas cédé. Consciente que la surenchère américaine autour de l’Ukraine ne fait que raviver les braises d’une guerre froide qu’il faut éteindre d’urgence, hostile dès le début au « partenariat oriental » de l’UE, Paris, plus dans un sursaut d’instinct de survie que par calcul politique, et pour une fois en désaccord avec l’UE, l’OTAN et Obama, a décidé souverainement de faire entendre une autre voix : la sienne. Elle a rappelé que fidèle à sa parole, elle honorera son contrat signé en 2011 et que ce contrat ne rentre pas dans la phase 3 des sanctions éventuelles contre la Russie.

Le chantage américain

Parmi celles et ceux qui nous lisent régulièrement, nul n’ignore notre combat historique contre l’omnipuissante BNP Paribas et l’influence de son omniprésent représentant Michel Pébereau.

Pour S&P, par sa structure même, l’établissement bancaire incarne le « conflit d’intérêt » inhérent au modèle de « banque universelle » : alors qu’une banque de dépôt et de crédit doit fuir à tout prix la prise de risque, une banque d’affaires doit s’y engager en permanence. Marier les deux nuit à deux métiers qu’il faut séparer d’urgence en entités juridiques strictement distinctes en rétablissant le Glass-Steagall Act de Roosevelt.

Cependant, dans le bras de fer engagé entre Paris et Washington sur la vente des Mistral à la Russie, on est bien obligé de constater une coïncidence coupable du calendrier. Car depuis que la France refuse de céder à Washington, le montant de l’amende potentielle que pourraient infliger à la banque française les régulateurs américains et Eric Holder, le ministre de la Justice américain (DoJ) et ami intime d’Obama, est soudainement passé de un à dix voire à seize milliards de dollars ! Et la banque pourrait être privée de son accès à la devise américaine pendant 90 jours, assez longtemps pour perdre bon nombre de ses clients !

Le DoJ et trois procureurs accusent BNP Paribas Genève d’avoir violé l’embargo américain contre Cuba, l’Iran et le Soudan, notamment en facilitant leurs exportations pétrolières. Seulement, puisque toute transaction en dollars nécessite à un moment donné l’aval d’une « chambre de compensation » aux Etats-Unis, ils estiment que la loi américaine a été piétinée. En clair, si les transactions avaient eu lieu en roubles, en livres sterling ou en euros, aucune infraction n’aurait été constatée !

Rappelons ici que BNP Paribas Genève est le leader mondial du négoce en matières premières et que la Suisse traite 75% des exportations de pétrole et 60% des exportations de céréales venant de Russie...

Lorsque Hollande a voulu évoquer avec Obama le droit à une sanction proportionnée, ce dernier a froidement répondu que dans son pays, la justice est indépendante des pouvoirs politiques… Moins de 48h plus tard, Laurent Fabius faisait savoir que si cette sanction était maintenue en l’état, la France pourrait reconsidérer son adhésion à l’accord de libre-échange transatlantique (TTIP/TAFT).

Reste à voir jusqu’où ce gouvernement est prêt à résister. Car sur d’autres dossiers, il ne cesse de capituler à la finance spéculative. En 2013, il a refusé de protéger nos dépôts en adoptant la réforme Moscovici plutôt qu’une séparation stricte entre banques d’affaires et de dépôt. Le choix de M. Hollande de nommer Laurence Boone, ex-économiste en chef de la Bank of America, comme sa principale conseillère économique, est un message de soumission clair aux oligarchies financières.