Les analyses de Jacques Cheminade

Le piège social du MEDEF

jeudi 24 février 2000, par Jacques Cheminade

Après avoir roulé les mécaniques et menacé de se retirer sans coup férir des organismes paritaires de gestion de la protection sociale, le MEDEF est passé à une position de chantage : il se retirera « avant la fin de l’année » si les discussions sur une « refondation sociale », téléguidées par son ultralibéral vice-président délégué, Denis Kessler, ne devaient pas aboutir. La première étape de ces discussions vient d’avoir lieu le jeudi 3 février au Conseil économique et social, entre dirigeants du patronat (MEDEF lui-même, CGPME, artisans de l’UPA) et ceux des cinq confédérations syndicales représentatives (CGT, CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC). Habilement, le MEDEF a mené le jeu en cadrant tout de suite le débat par une liste agressive de vingt-neuf questions posées à ses partenaires. Partant de cette position « maximale », il a finalement accepté d’élargir l’ordre du jour et d’ouvrir huit « chantiers » (quatre proposés initialement par lui, et quatre par les syndicats) : l’assurance chômage, l’évolution des règles d’assurance vieillesse (retraites), la réforme du système de la santé au travail, les voies et moyens de l’approfondissement du dialogue social, la formation professionnelle, l’égalité professionnelle, l’encadrement et la protection sociale.

Que se cache-t-il derrière ce « dialogue » apparemment civilisé et légitime ? Tout simplement, la remise en cause de l’architecture sociale échafaudée par le Conseil national de la Résistance et consacrée dans le préambule de la Constitution de 1946. Le MEDEF, sous la domination absolue de son aile financière, veut en effet, dans tout les domaines, placer le contrat au dessus de la loi. « Un big bang à la sauce libérale », commentait un syndicaliste FO. Plus précisément, Annick Coupé, l’une des porte-parole du Groupe des Dix (G10), « sent bien, derrière les termes de "refondation" ou de "constitution sociale", qu’il y a un patronat qui veut faire éclater les garanties collectives ».

Le truc est de se prévaloir du « paritarisme » contre les garanties collectives, en cherchant à atomiser les négociations (par entreprise, par branche) pour diluer une opposition syndicale déjà mal en point. Le moyen est de recruter des syndicalistes prêts à jouer le jeu, en raison de leur faiblesse - les syndicats ne peuvent pas survivre avec les cotisations de leurs adhérents - et de leur acceptation de la règle du jeu libérale. On a vu ainsi Nicole Notat sortir rayonnante de ses discussions en proclamant : « C’est un tournant spectaculaire du patronat ». Nous dirions plutôt que c’est une tendance syndicale à la soumission qui se confirme, bien que tour à tour, parmi les présents, les représentants de la CFE-CGC, de la CGT et de FO aient exprimé leurs réticences.

Comme le patronat a bel et bien pris une position politique, en adoptant sans complexes ni scrupules un ultra-libéralisme à tout va, et que les syndicats sont à la fois trop divisés et ne veulent pas de confrontation sur le fond, ils se trouveront par définition dans une situation de faiblesse, ayant perdu tout sens d’initiative.

L’habile Denis Kessler l’a bien compris, et sans doute appris lors de ses séjours aux Etats-Unis : d’abord on martèle puis, sans rien céder sur le fond, on avance des compromis de pure forme, et enfin on emballe, puisqu’on est maître d’un terrain qu’on a défini.

Exemple : les vingt-neuf questions de départ, révélatrices de l’état d’esprit du MEDEF. Celles-ci, sous l’apparence d’ouvrir un débat, conduisent à des réponses ciblées d’avance, comme dans certains sondages. « Comment rééquilibrer les responsabilités entre la loi et l’accord collectif ? » doit ainsi être lu : « Comment promouvoir les intérêts particuliers contre l’intérêt général ? » « Comment développer la négociation d’entreprise ? » signifie en clair « remettre en cause la représentation syndicale ». Quelle sécurité de la norme contractuelle vis-à-vis du contrôleur ou du pouvoir judiciaire ? » peut se traduire par « les accords par entreprise avant l’ordre public ». Certes, tout ne sera pas discuté et encore moins approuvé par les syndicats, mais la discussion aura bel et bien lieu sur ces bases.

Denis Kessler, proche ami de Dominique Strauss-Kahn, répond totalement au profil du soixantehuitard gauchisant et marxisant reconverti en libéral efficace. Son but affiché ? « Une remise à plat complète par les partenaires sociaux, dans l’intérêt général du pays, exactement ce qui a été fait en Hollande en 1985. »

Nous y sommes : le modèle hollandais ou, pourrions-nous ajouter, néo-zélandais, c’est-à-dire une « flexibilisation », une « privatisation » et une « dérégulation » - ici en matière sociale - sous l’égide d’un « socialisme de marché » bienveillant au profit de l’actionnaire.

Il est temps, si les syndicats veulent garder une base, et si le gouvernement de la gauche plurielle entend pouvoir se défendre lorsque la crise financière et monétaire dissipera les illusions de la « reprise », que les uns et les autres réunissent leurs forces pour sortir du piège. Sans cela, il se refermera sur eux, et le résultat à l’arrivée sera inévitablement ce qu’imaginent MM. Seillère et Kessler : des syndicats émasculés, un système social privatisé, et les hommes du « nouveau patronat » prêts à ramasser le pouvoir comme un fruit (trop) mûr. Le paritarisme, opposé à la loi et non complémentaire, comme il a été voulu à la Libération, basculera en corporatisme contractuel, sous l’inspiration de ce protocole social de Maastricht qu’admire tant Mme Notat et qui, comme la « négociation » organisée par le MEDEF, n’est aujourd’hui là que pour servir d’alibi à la purge financière.