Comment les Britanniques ont saboté la machine à vapeur de Papin et Leibniz

vendredi 13 décembre 2013

[sommaire]

Portrait de Denis Papin dont les recherches furent sabotées par les Britanniques.

Par Phil Valenti
Décembre 1979, Fusion

En retraçant la genèse de l’invention de la machine à vapeur, il apparaît clairement que la Royal Society et Isaac Newton personnellement ont retardé de près de cent ans les applications industrielle et navale de la machine à vapeur.

En fait, la Royal Society était tellement attachée à faire disparaître l’invention de 1690 de Denis Papin – un bateau à aubes conçu en collaboration avec Gottfried Leibniz – qu’après avoir volé son travail, elle créa le mythe de deux héros « newtoniens », Savery et Newcomen, présentés comme les inventeurs de la machine à vapeur dont l’application se limitait à pomper l’eau d’infiltration dans les mines de charbon.

Ce mythe perdure dans les livres d’histoire d’aujourd’hui.

Comme nous le montrerons, Leibniz et Papin développèrent scientifiquement la machine à vapeur à partir d’hypothèses sur la nature de l’univers, élaborées dans les écrits métaphysiques de Leibniz tels que la Monadologie.

On étudiera ici comment la technologie moderne émergea en tant que produit de la pensée philosophique, en opposition à l’idéologie logico-empiriste de Newton qui affichait sa haine des hypothèses (du moins celles qui n’étaient pas émises par lui). C’est cela que la Royal Society et ses épigones modernes n’ont de cesse de faire disparaître.

L’Académie des sciences

Figure 1. La machine à poudre de Huygens
Christian Huygens fit le schéma de cette première machine à combustion interne en 1673. L’on utilise une charge de poudre à canon pour créer un vide dans un cylindre sous un piston. Alors que la machine de Huygens dépendait de la seule pression atmosphérique pour accomplir un travail, Leibniz proposait de maîtriser la force directe de l’explosion de la poudre de l’alcool ou de la vapeur sous pression.

C’est Jean-Baptiste Colbert (1619- 1683) qui, le premier, mit en œuvre un effort national visant à découvrir et perfectionner une nouvelle source d’énergie, susceptible de faire progresser l’humanité. Pour mener à bien ce projet, Colbert fonda en 1666 1’Académie des sciences et nomma à sa tête le scientifique hollandais Christian Huygens (1629- 1695). Le programme proposé par Huygens en 1666 comprenait « la recherche sur la puissance de la poudre à canon, dont une petite quantité est contenue dans une caisse de fer ou de cuivre très épaisse. La recherche également sur la puissance de l’eau transformée en vapeur par le feu », ainsi que diverses expériences sur les pompes à vide, les moulins à vent et la transmission de la force par la collision de corps.

En 1672, Huygens s’entoura de deux jeunes collaborateurs : le diplomate allemand Gottfried Leibniz (1646- 1714) et Denis Papin (1647- 1712 ?), docteur en médecine introduit à l’Académie par Madame Colbert. En l’espace d’un an, Huygens et ses nouveaux collègues réussirent à modifier la pompe à air de von Guerike pour obtenir une machine capable de transformer la force de l’explosion de la poudre à canon en un travail utile.

Huygens voulait utiliser le mouvement d’un piston pour accomplir un travail. Pour cela, il proposait de prendre un cylindre contenant un piston, sous lequel on créerait un vide par l’explosion d’une charge de poudre à canon à la base du cylindre (Figure 1). Une fois que l’air s’est échappé par deux valves de cuir qui, en se refermant, empêchent l’air de se réintroduire dans le cylindre, la pression atmosphérique fait descendre le piston dans le bas du cylindre. Après avoir réalisé une démonstration devant Colbert, Huygens écrit :

L’action violente de la poudre se restreint, par cette découverte, à un mouvement qui se limite lui-même, comme c’est le cas pour un grand poids. Non seulement on peut l’utiliser chaque fois que l’on doit actionner un poids, mais aussi dans la plupart des cas où l’énergie de l’homme ou de l’animal est nécessaire, de telle manière que l’on pourra l’utiliser pour faire monter des pierres dans la construction, ériger des obélisques, faire remonter l’eau pour les fontaines ou actionner les moulins pour moudre le grain (...). On peut également l’utiliser comme un appareil de lancement très puissant d’une telle nature qu’il serait possible de construire sur cette base des armes qui déchargeraient des boulets de canon, de grandes flèches et des obus (...). Et, contrairement à l’artillerie d’aujourd’hui, ces engins seraient faciles à transporter car, dans cette découverte, la légèreté est combinée avec la puissance.

Cette dernière caractéristique est très importante, et par ce moyen elle permet la découverte de nouvelles sortes véhicules sur terre et sur mer.

Et même si cela peut paraître contradictoire, il ne me semble pas impossible de concevoir un véhicule pour se mouvoir dans les airs (...).

Au fur et à mesure que Papin faisait progresser les travaux de Huygens en perfectionnant la conception des machines, Leibniz s’attachait de façon délibérée à découvrir et développer la science de la dynamique et son outil mathématique, le calcul.

Leibniz écrit qu’il se libéra, dans sa jeunesse, du « joug d’Aristote », rejetant ainsi la scolastique pour adopter la notion matérialiste des « atomes et du vide ». Acceptant la notion cartésienne de la matière en tant qu’« extension » passive, Leibniz proposa une théorie physique complète dans ses Nouvelles hypothèses sur la physique de 1670. Toutefois, il conclut que l’hypothèse d’une matière passive, inerte, dont l’essence ne consisterait qu’à occuper de l’espace, aboutit à des absurdités.

Considérez le cas, écrit-il, d’un petit corps A, se déplaçant en ligne droite à la vitesse V. Supposez que A rencontre un objet bien plus grand B au repos. Étant donné que rien ne permet de rendre compte de l’inertie dans le concept d’extension, Leibniz conclut que le corps A va entraîner avec lui le corps B, et cela sans aucune perte de vitesse :

C’est une conséquence qui est totalement irréconciliable avec l’expérience. (...) Tout ceci montre qu’il existe dans la matière quelque chose d’autre que le Géométrique pur, c’est-à-dire, que l’extension et le changement simple. Et en considérant la matière minutieusement, nous percevons que nous devons y ajouter quelque notion supérieure ou métaphysique, à savoir celle de substance, action et force. [Souligné dans l’original]

A l’opposé du dogme newtonien des « atomes durs » interagissant dans le « vide » de l’espace, Leibniz veut étudier l’intérieur des choses supposé « impénétrable » (un peu comme les scientifiques du 20e siècle ont exploré l’intérieur de l’atome), pour nous conduire à la découverte de nouvelles sources énergétiques plus puissantes.

C’est grâce à cette démarche que Leibniz établit les fondements d’une nouvelle science – la dynamique. Pour Leibniz, la matière ne peut être divisée linéairement, comme des traits sur une règle, mais plutôt suivant la conception riemannienne de variétés imbriquées, ou de « mondes à l’intérieur de mondes ». Ainsi Leibniz développa son propre concept de « divisibilité infinie » dans la Monadologie.

65. (...) chaque portion de la matière n’est pas seulement divisible à l’infini, comme les anciens ont reconnu, mais encore sous-divisée actuellement sans fin, chaque partie en parties, dont chacune a quelque mouvement propre, autrement il serait impossible que chaque portion de la matière pût exprimer tout l’univers.

66. Par où l’on voit qu’il y a un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’entéléchies, d’âmes dans la moindre partie de la matière.

67. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou tel étang.

68. Et quoique la terre et l’air interceptés entre les plantes du jardin, ou l’eau interceptée entre les poissons de l’étang, ne soit point plante, ni poisson, ils en contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d’une subtilité à nous imperceptible.

69. Ainsi il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos, point de confusion qu’en apparence.

Une telle subdivision sans fin, selon Leibniz, peut rendre compte du « progrès perpétuel et très libre de 1’univers entier » :

Même si de nombreuses substances ont déjà atteint une grande perfection, néanmoins en considération de la divisibilité infinie du continu, il restera toujours au fin fond des choses des parties sommeillantes qui doivent être réveillées et devenir plus grandes et meilleures et, en un mot, parvenir à une meilleure culture. Et donc, le progrès ne parvient jamais à une fin. [Souligné par nous]

Le développement de la dynamique

Avec cette matière contenant des ressources illimitées, « des parties sommeillantes qui doivent être réveillées », Leibniz transcende la science de la mécanique qui dominait la pensée occidentale depuis Archimède. Alors que la mécanique s’intéresse aux effets passifs des machines anciennes – leviers, poulies, plans inclinés, etc. – la dynamique est, au contraire, conçue comme la science de la force active, vive (vis viva ou énergie cinétique) des « actions violentes », comme l’explosion de la poudre à canon et la dilatation rapide de la vapeur sous pression. Il écrit en 1695 dans son Specimen Dynamicum :

Les ancien, autant qu’il est visible, eurent la connaissance de la seule force expirante, qui est la même dite communément Mécanique, agissant dans le levier, la vis, le plan incliné (auquel se rapportent le coin et la vis), l’équilibre des liquides, et semblables ; où il est limité seulement du premier effort des corps mutuellement sur soi, avant qu’ ils ne conçurent l’impulsion en agissant. (…)

Car je comprends ici l’effet, non celui qu’on veut, mais celui auquel est attachée la force ou dans lequel elle doit être consumée, que je pourrais pour cette raison appeler violent, celui-là n’est pas tel que celui qu’exerce un corps pesant en parcourant un plan parfaitement horizontal, parce que de quelque manière qu’un tel effet soit produit, il retient toujours la même force ; et cependant cet effet même, que je dise ainsi, inoffensif étant correctement employé, nous atteindrions notre méthode d’estime ; mais qu’il soit maintenant mis en réserve par nous.

Se limitant aux « effets inoffensifs », la mécanique considère que la force absolue totale des corps actionnés par les machines anciennes est directement proportionnelle à la vitesse acquise, soit F = mv. Au contraire, Leibniz établit l’équivalence entre l’énergie cinétique d’un corps lourd tombant d’une hauteur donnée (action violente), au travail requis pour le monter à cette même hauteur, et détermine que la force vive d’un corps en mouvement est directement proportionnelle au carré de la vitesse, c’est-à-dire F = mv².

L’objectif pratique de Leibniz est de « dompter » les actions les plus violentes afin d’améliorer les conditions matérielles de l’homme. Appliquant ainsi la loi de conservation de la vis viva pour maximiser la conversion de l’énergie cinétique de telles actions en travail utile, Leibniz entrevoit la maîtrise de la force d’explosion pour propulser des bateaux, des véhicules terrestres et aériens, ainsi que pour faire tourner les usines. Cette vision n’était pas apparemment partagée par la Royal Society qui, pendant toute cette période, affirmait que mesurer la force par mv ou par mv² était une affaire de goût personnel, la conséquence d’une simple argutie sémantique.

Dès le début de ses travaux sur ce sujet, Leibniz mit l’accent sur les conséquences pratiques de sa dynamique, particulièrement sur la différence entre mv et mv², tant pour la construction des machines que pour le perfectionnement de la technologie.

Dans le même traité, il écrit :

Ces choses ne sont pas vaines et ne se limitent pas à des arguties sur les mots, mais elles ont le plus grand emploi dans les machines pour comparer les mouvements. En effet, si quelqu’un a une force par l’eau ou par les animaux ou par une autre cause, au moyen de laquelle un corps grave de cent livres serait conservé dans un mouvement uniforme, par lequel à l’intérieur d’une minute de temps il pourrait délivrer la quatrième partie sur un cercle horizontal de trente pieds de diamètres ; assurément pendant ce même temps à sa place un autre poids double l’emporterait toutefois pour délivrer la moitié du cercle régulièrement par une moindre dépense, et cela te fera valoir un gain ; tu seras déçu et frustré de la partie moitié des forces ( ... ).

Le retournement réactionnaire de la politique de Louis XIV, commencé avec l’invasion de la Hollande en 1672, atteignit l’Académie de Colbert vers 1675. Il provoqua l’expulsion des scientifiques protestants. Leibniz quitta Paris à contrecœur pour un poste de bibliothécaire à Hanovre, tandis que Papin partit pour l’Angleterre.

Les premières inventions de Papin

Vers 1680, Papin parvenait à des percées majeures afin de contrôler la vapeur sous pression, parmi lesquelles son « nouveau digesteur pour ramollir les os, etc. » – l’ancêtre de l’autoclave. Cet appareil est composé d’un cylindre aux parois épaisses (comme le prescrit Huygens dans son programme de 1666), dans lequel on met de l’eau, les os, la viande, etc. Après avoir refermé le cylindre, on peut commencer la cuisson en posant la « marmite » sur le feu (Figure 2).

Figure 2. Le digesteur de Papin
Papin écrivit un livre de cuisine pour les ménagères du 17e siècle, où il explique le mode d’emploi de son invention de 1680 : un autocuiseur à pression de vapeur ou « digesteur ». Bien que son objectif fut de « soulager la pauvreté », Papin réalisa une percée importante dans l’élaboration d’une machine à vapeur. En effet, pour la première fois, il réussit à contrôler en toute sécurité des pressions de vapeurs plusieurs fois supérieures à la pression atmosphérique, et cela grâce à une soupape de sûreté ajustable qu’il fixa sur le dessus du cuiseur. (En médaillon, le modèle réel construit par Papin.)
Figure 3. La fontaine pneumatique de Papin
En 1687, Papin construisit un modèle de fontaine afin de mettre en valeur sa pompe pneumatique. L’eau est élevée par l’alternance des aspirations et des pressions exercées par une paire de pompes à air. Papin enferma l’ensemble dans une boîte, permettant à ses collègues de la Royal Society d’observer l’eau jaillir au sommet sans en dévoiler le mécanisme interne. Il mit au défi ces nobles personnages d’en deviner le fonctionnement. Ils échouèrent à résoudre l’énigme de Papin et furent bien dans l’embarras car ils avaient tous préalablement affirmé que la transmission pneumatique de la force était impossible.
Figure 4. La machine de Papin de 1690
La machine à vapeur utilisant un piston et un cylindre fut inventée en 1690 par Papin. Pour créer un certain vide sous le piston, il proposa d’utiliser de la vapeur au lieu de la poudre à canon. Il pensait déjà l’appliquer à la propulsion d’un bateau à aubes, mais la puissance d’une machine atmosphérique à vapeur était limitée par le diamètre du cylindre.

Bien que l’intention immédiate de Papin était, comme il l’écrit à Huygens, de « soulager la pauvreté et d’obtenir une nourriture agréable de choses qui sont ordinairement rejetées comme inutiles », son digesteur représentait également une avancée importante pour la conception d’une machine à vapeur grâce à un tout nouvel élément : la soupape de sûreté. Elle lui permit d’obtenir une pression plusieurs fois plus forte que celle de l’atmosphère, bien au-delà de tout ce qui avait été réalisé auparavant, et cela en toute sécurité dans la limite imposée par la résistance du cylindre.

En 1687, Papin dévoila une nouvelle invention pour transmettre pneumatiquement de l’énergie afin de permettre l’industrialisation de régions où la force hydraulique n’était pas disponible. Il proposa de construire deux séries de pompes : l’une était actionnée par un moulin à eau raccordé par des tuyaux hermétiques à l’autre série, placée près d’une ville ou dans sa banlieue. L’énergie devait être transmise par l’alternance des aspirations et des pressions exercées par la première série de pompes (figure 3). La Royal Society s’opposa farouchement à cette idée, et Papin quitta l’Angleterre pour occuper une chaire de mathématique à l’université de Marbourg dans la Hesse, à quelque 200 kilomètres de Hanovre.

En 1690, Papin publia un article historique dans l’Acta Eruditorum de Leipzig, « Une nouvelle méthode pour obtenir une grande force de mouvement à faible coût », où il propose d’utiliser la puissance de la force de dilatation de la vapeur pour faire actionner un piston dans un cylindre. Dans sa nouvelle invention, la vapeur remplace la charge de poudre à canon du cylindre de Huygens, créant un vide plus important sous le piston et profitant ainsi pleinement de la force de la pression atmosphérique (Figure 4).

Figure 5. Piston et crémaillère pour bateau à aubes
Dans son traité de 1690 décrivant une machine atmosphérique à vapeur, Papin explique comment sa machine pourrait entraîner des roues à aubes et propulser des bateaux face au vent. Les dents de la crémaillère entraînent un type d’engrenage monté sur l’axe des roues, alors que la pression atmosphérique fait redescendre le piston en bas du cylindre. Papin affirme qu’« il suffirait seulement que trois ou quatre tuyaux soient fixés au même axe pour que son mouvement puisse, par ce moyen, continuer sans interruption ».
Figure 6. Le soufflet de Hesse
Papin se consacra au problème de la construction de grands tuyaux pour sa machine atmosphérique à vapeur. Il conçoit d’abord un four plus chaud et plus performant pour réduire la quantité d’imbrûlés. Pour cela, il invente le soufflet de Hesse, permettant un flux continu d’air pour alimenter le foyer.

Vingt ans plus tard, Newcomen construisit sa machine en reprenant entièrement le concept de Papin. En tous cas, bien que Papin mentionne en passant l’utilité de son invention pour « retirer l’eau ou le minerai des mines », son article décrit en détail l’utilisation de la puissance de la vapeur pour propulser des bateaux équipés de roues à aubes : « Et ainsi, sans aucun doute, les rames fixées sur un axe pourraient tourner le plus commodément par l’action de mes tuyaux, en ayant les tiges des pistons munis de dents qui feraient tourner de petites roues, endentées de manière identique, attachées à l’axe des aubes. Il suffirait seulement que trois ou quatre tuyaux soient fixés au même axe pour que son mouvement puisse, par ce moyen, continuer sans interruption. » (Figure 5)

Papin identifia le problème inhérent à toute machine atmosphérique. La source d’énergie n’étant pas la vapeur elle-même mais la pression atmosphérique, la seule manière d’augmenter la puissance est d’augmenter le diamètre des cylindres :

La difficulté principale, en conséquence, réside dans la recherche d’une manufacture pour la fabrication facile de très gros tuyaux (...). Et pour préparer cela, cette nouvelle machine ne doit pas apporter un petit encouragement, tant qu’il est très clair que ce genre de très grands tuyaux peut être utilisé le plus avantageusement pour plusieurs objectifs importants.

La collaboration entre Leibniz et Papin

Papin commença à s’atteler au problème de la confection « de grands tuyaux » en étudiant des procédés plus efficaces pour raffiner des minéraux et des métaux, ainsi qu’en fabriquant des cylindres avec une paroi intérieure bien lisse. En d’autres termes, il devait créer une machine-outil appropriée pour parvenir à ses objectifs. Ceci l’amena à inventer un four capable d’atteindre des températures plus élevées avec une meilleure consommation de combustible. Il utilisa une autre de ses inventions, le soufflet de Hesse, lui permettant par ce moyen d’éliminer la fumée et de consumer entièrement le combustible (figure 6).

En 1695, Papin adapte son four à température élevée à la production rapide de vapeur à haute pression en plaçant le foyer autour de l’eau, de telle manière qu’une surface d’eau maximale puisse être directement en contact avec le feu.

Avec cette découverte, Papin fut enfin prêt pour amorcer une avancée technologique qualitative. Il ne s’agit pas en effet d’une extrapolation linéaire de ses résultats de 1690, comme le serait la fabrication de dispositifs plus grands, mais d’une proposition pour « dompter » directement la force violente de la vapeur en dilatation.

Dans une lettre datée du 10 avril 1698, Papin demande à Leibniz de l’excuser pour ne pas lui avoir écrit plus tôt et explique qu’un nouveau projet, mandaté par son employeur, le landgrave de la Hesse, lui avait pris tout son temps :

Monseigneur le Landgrave a formé un nouveau desseing fort digne d’un grand Prince pour tâcher de bien découvrir d’où vient la salure des fontaines salées ; et pour en venir à bout il seroit fort avantageux de pouvoir tirer facilement une grande quantité d’eau à une hauteur considérable : si bien que J’ay fait quantité d’épreuves pour tâcher d’emploier utilement à cela la force du feu : quelques succès assez heureux ont fait que Je me suis persuadé que cette force se pourroit appliquer à des choses bien plus importantes qu’à lever de l’eau : si bien que Je me suis donné tout entier à ce travail, sçachant les grandes difficultez qui se rencontrent tousjours dans de telles entreprises et qui ne se peuvent surmonter que par une assiduité extraordinaire. J’en suis à présent à faire bâtir le nouveau fourneau dont Je Vous ai parlé autrefois (...) mais Je le fais simplement pour faire certaines grandes cornues de fer forgé qui seront fort utiles pour produire les grands effets que J’attens de la force du feu : Je fais aussi pour ce fourneau un grand soufflet de Hesse plus parfait que ceux que Je faisois auparavant ; et ainsi une affaire en attirant une autre (...).

Dans sa réponse, quatre jours plus tard, Leibniz demande si la méthode de Papin pour remonter l’eau repose « sur le principe de la raréfaction que vous avés déjà publié ou si c’est sur quelque autre principe. J’ay aussi une pensée la dessus, mais Je veux en faire une petite epreuve pour vous consulter sur l’exécution ».

Et voici la réponse historique de Papin du 25 juillet 1698 :

La manière dont J’emploie à présent le feu pour élever l’eau est tousjours sur le Principe de la raréfaction de l’eau. Seulement Je le fais à présent d’une manière bien plus facile a bien exécuter que celle que J’ai publiée : et depuis, outre la suction dont Je me servoit, J’emploie aussi la force de la pression que l ’eau exerce sur les autres corps en se dilatant, dont les effets ne sont pas bornés comme sont ceux de la succion : Ainsi Je suis persuadé que cette invention si on la pousse comme il faut, pourra produire des utilitez très considérables ; (...) Pour moy, comme Je crois, qu’on peut emploier cette invention à bien d’autres choses qu’à lever de l’eau, J’ay fait un petit modele d’un chariot qui avance par cette force : et il fait, dans mon poele, l’effect que J’en avois attendu : mais le crois que l’inégalité et les détours des grands chemins rendrons cette invention tres difficile à perfectionner pour les voitures par terre ; mais pour les voitures par eau, Je me flatterois d’en venir à bout assez promptement si J’avois plus de secours que J’en ay (…) J’ay eu bien de la joie d’apprendre que Vous avez aussi des desseings pour mettre à profit la force mouvante du feu et Je souhaitte fort que la petite epreuve dont Vous me parlez ayt reussi à votre gré. [Souligné par nous]

Les préoccupations de Leibniz, cependant, ne se réduisent pas à la simple utilisation de la « force du feu » afin de propulser des bateaux et des voitures. Il voit dans les travaux de Papin une occasion unique pour non seulement établir de manière irréfutable sa science de la dynamique, mais également de la faire avancer en appliquant ses principes à la mesure de l’efficacité thermodynamique des machines de Papin. C’est la « petite epreuve » à laquelle il fait référence dans sa lettre ci-dessus.

Leibniz écrit à Papin le 29 juillet 1698 :

Je comprends fort bien que la force de l’eau dilatée fera encor plus que la pression de l’air fera quand elle sera condensée et c’est justement ce que J’avois pensé aussi bien qu’à l’egard de la poudre à canon, (…) mais à l’égard de l’eau l’effort de sa dilatation sera moins violent, il seroit bon de voir s’il n’y a des liqueurs qui feroient encor mieux que l’eau. Mais l’eau a cela de bon, qu’elle ne couste rien, et se trouve partout. Mon dessein estoit de faire une epreuve pour apprendre si l’eau dilatée peut elever utilement beaucoup plus que la colonne de l’air. (…) Mais Je manque d’ouvriers icy mais Je suis plus distrait que Je ne sçaurois expliquer. (...) Mais je suis bien aise maintenant d’apprendre que Vous avés déjà fait, Monsieur, d’experience dont il s’agit et Vous sçaures ainsi à peu pres qu’elle est la force de l’air intérieur selon la chaleur et le temps.  [Souligné par nous]

Papin répond en lui faisant part des progrès dans la construction de sa machine et promet, qu’une fois achevée, « Je tarcheray aussi de faire des observations sur le degré de chaleur qu’il faut pour faire un certain effect avec une certaine quantité d’eau : mais jusques à présent tout ce que J’ay pu faire, par la dilatation des vapeurs, a été d’élever l’eau a 70 pieds ; et de remarquer qu’une petite augmentation du degré de chaleur est capable d’augmenter beaucoup la grandeur de l’effect. Et cela me persuade que, si on perfectionne ces machines en sorte qu’on puisse emploier de tres grands degrez de chaleur, on pourra faire qu’une livre d’eau fera plus d’effect qu’une livre de poudre à canon. [Souligné par nous]

Vis viva contre mécanique

Considérons les implications de la discussion entre Papin et Leibniz une fois que l’on a remplacé le mot effet par le terme moderne de travail. Leibniz et Papin étaient d’accord pour considérer que le travail utile produit par une machine à vapeur devait être mesuré par la hauteur à laquelle pourrait être élevée une quantité d’eau donnée. Dans sa dynamique, Leibniz utilise l’exemple de l’équivalence entre le travail requis pour soulever un corps pesant à une certaine hauteur et la vitesse acquise par ce corps tombant de cette même hauteur.

Alors que dans le cas de la chute, la vis viva est mesurée par la vitesse acquise, Leibniz propose de mesurer la vis viva de la vapeur en dilatation par sa température. Appliquant le principe de conservation de la vis viva, Leibniz développa les équivalences suivantes :

Vis viva consommée par la machine = travail utile (hauteur à laquelle une quantité d’eau est élevée) + chaleur perdue en friction + chaleur perdue par un refroidissement superflu + (autres pertes).

Avec ce type d’analyse, Leibniz était à même de comparer l’efficacité thermodynamique des machines thermiques en mesurant « le degré de chaleur qu’il faut pour faire un certain effect ». Ceci l’amena aussi à élaborer son expérience singulière : démontrer que la vapeur peut élever plus qu’une colonne d’air, c’est-à-dire que la puissance directe de la vapeur en dilatation est plus grande que la simple pression atmosphérique.

Prenons la machine à vapeur de Papin de 1690. Ici, seule la pression atmosphérique, considérée comme une « colonne d’air » s’appuyant sur le haut du piston, est responsable de son déplacement. Le rôle de la vapeur en dilatation se limite à remonter le piston en haut du cylindre, ce que Leibniz appelle « élever le cylindre de l’air ». Ensuite, la condensation de la vapeur crée un vide dans le cylindre et la pression atmosphérique pousse de nouveau le piston vers le bas.

Leibniz se propose de démontrer que la force directe de la vapeur en dilatation, à l’opposé de la simple aspiration, est illimitée et qu’elle peut élever plus qu’une colonne d’air (28 août 1698) :

Il n’y a rien qui mérite d’estre cultives que la force de la dilatation ; si on objecte que l’eau dilatée ne fait qu’elever le cylindre de l’air, et qu’elle l’élève d’autant plus qu’elle est plus forte ; et qu’ainsi if suffit d’employer le poids de ce cylindre retombant, Je réponds que cette elevation plus haute demandant plus de temps qu’une elevation plus prompte d’un plus grande poids, la vapeur se refroidit par partie, et qu’ainsi on perd de la force ou qu’on à besoin d’employer plus de feu. [Souligné par nous]

Ce qu’il remet clairement en cause avec cette « petite epreuve », c’est la vision du monde mécaniste qui menaçait de s’imposer sur la technologie nouvelle. Devait-on se contenter de laisser agir la force de la vapeur passivement, en poussant et tirant lentement des poids comme le font les leviers ou les poulies, ou bien devait-on la libérer dans toutes la « violence » – sa vis viva maximale – pour améliorer de manière qualitative la condition humaine ?

De ce point de vue dynamique, en fait, Leibniz n’était pas du tout convaincu que la vapeur en dilatation fut la source d’énergie optimale pour la nouvelle technologie. Pour lui, la vapeur en dilatation n’était pas assez violente ou rapide en comparaison avec, par exemple, la poudre à canon où, comme il le suggère ailleurs, la combustion de l’alcool. Il proposa également d’étudier plus à fond l’utilisation de la force de l’air fortement comprimé, faisant remarquer ses avantages potentiels dans la construction de machines plus légères pour les véhicules.

La fraude de Savery

En dépit de la notoriété de l’invention de Papin, le Parlement britannique gratifia en 1698 un certain Thomas Savery (1650- 1715), présenté soit comme « capitaine de vaisseau, soit comme un officier du génie », d’un brevet exclusif pour « remonter l’eau par la force motrice du feu ». Selon les termes du brevet, toute machine à vapeur qui serait inventée par Papin en Angleterre tomberait sous le contrôle de Savery.

Figure 7. La machine de Savery
En 1699, Thomas Savery se vit attribuer un brevet exclusif par le Parlement anglais, couvrant toute « machine à feu », en dépit du fait que son engin fonctionnait bien mal. Néanmoins, le schémas de Savery fut gardé en Angleterre comme secret d’Etat, jusqu’à ce que les espions de Leibniz réussirent à en faire parvenir une copie à Hanovre en 1704.

Bien que l’existence du brevet de Savery fut connue en Allemagne dès 1699, ce n’est pas avant 1704 que Leibniz disposa d’une description approximative de la machine de Savery, grâce à la diligence d’un « envoyé d’Hanovre » à Londres. Leibniz fit parvenir à Papin un croquis de la machine anglaise ainsi qu’une évaluation de ses capacités. Sur la base d’informations complémentaires de son envoyé, Leibniz conclut que la machine de Savery ne pourrait pas fonctionner en grandeur nature.

La machine de Savery consiste en une chambre raccordée par un tuyau à une source d’eau située au-dessous et, par un autre tuyau, à une chaudière séparée. La vapeur de la chaudière pénètre dans la chambre. En déversant ensuite de l’eau froide sur la chambre, on condense la vapeur et crée ainsi un vide, faisant remonter l’eau par le tuyau du bas. La vapeur pénètre à nouveau dans la chambre mais, cette fois-ci, pour en chasser l’eau et la faire remonter dans un autre tuyau. La vapeur doit alors à nouveau se condenser pour recréer un vide afin d’aspirer plus d’eau, renouvelant le cycle (Figure 7).

Pour Leibniz et Papin, l’étude du plan de Savery fut instructive car Savery proposait exactement un mode d’utilisation de la vapeur – dans les limites conceptuelles et technologiques de la mécanique – contre lequel Leibniz avait mis en garde.

Papin écrit à Leibniz le 23 juillet 1705 et lui fait part d’expériences démontrant qu’avec le modèle de Savery, un accroissement de la température de la vapeur aboutit à une diminution du travail accompli :

Je suis persuadé que ce sera inutilement qu ’on tâchera de pousser l’eau à de grandes hauteurs par la pression immédiate des vapeurs : parce que quand des vapeurs raréfiées s’appliquent fortement contre de l’eau froide, comme cela est nécessaire pour la faire monter à une grande hauteur, il n’est pas possible que ces vapeurs conservent leur force : mais incontinent elles se condensent par le froid de l’eau : et plus elles sont chaudes plus elles poussent la soupape étant repoussée de même par le ressort qui est derrière, elle cause une grande agitation dans l’eau : et l’eau agitée est bien plus propre à refroidir quantité de vapeurs que quand sa superficie demeure unie : ainsi Je crois fermement que c’est là la raison qui fait que l’elevation de l’eau diminue quand la chaleur augmente, comme Je l’ay dit cy dessus. (…) J’ay donc cru que le meilleur est de faire que ces vapeurs ne touchent pas l’eau immédiatement ; mais qu’elles ne la poussent que par l’entremise d’un piston qui s’échauffe bientôt et qui par conséquent ne condense que peu des vapeurs : et la superficie du piston qui touche les vapeurs demeurant tousjours la même, les nouvelles vapeurs qui viennent frequement l’entretiennent aisément dans un degre de chaleur d’autant plus grand que les vapeurs sont chaudes : ainsi il n’y a pas à craindre que l’effect de la machine manque de s’augmenter à mesure que la chaleur s’augmentera. L’expérience a bien confirmé ma conjecture : (…) et, plus Je vais en avant, plus J’admire combien une petite quantité de bois est capable de fournir de force. (…) mais il seroit à souhaiter qu’on travaillât à cela avec plus de chaleur qu’on ne le fait ; vû principalement que l’utilité de cette invention ne se borne pas à faire monter l’eau, mais qu’elle pourroit fort bien s’appliquer aux voitures et quantité d’autres choses ou on a besoin de force.

Leibniz se réjouit de la manière dont Papin utilise sa thermodynamique et lui conseille de ne pas prendre trop au sérieux le « succès » de Savery.

Il lui écrit le 15 août 1705 :

Je suis ravi, que vostre machine à feux avance si bien, car quand elle sera portée à sa perfection, j’estime qu’elle sera tres utile, aussi seroit ce peu de chose, si on n’y gaygnoit qu’un tiers de la dépense, comme a cru l’auteur Anglois puisque cet avantage pourroit estre absorbé aisément par d’autres inconveniens qu’un si grand changement des machines attireroit. Il est très raisonnable aussi de croire que les vapeurs appliquées immédiatement à l’eau froide, et trop repandues se condenseront et perdront telle force, et par consequent qu’il vaut mieux les tenir renfermées.

D’après le mythe entretenu par la Royal Society, ce type de raisonnement concernant la machine à vapeur n’est pas censé avoir eu lieu avant 1769, date à laquelle James Watt identifia le problème de la perte de force par un trop grand refroidissement de la vapeur et inventa un condenseur séparé.

Watt avait comme objectif d’améliorer le rendement de la machine de Newcomen en maintenant le piston constamment chaud, tout en maintenant le condenseur constamment froid, c’est-à-dire « qu’il vaut mieux les tenir [la vapeur et l’eau froide] renfermées ».

En effet, Savery destinait la vapeur à remplacer les anciens treuils et poulies actionnés par les chevaux où l’eau était lentement remontée par un tuyau pour la faire sortir par un autre, à une différence près : la « machine à feu » de Savery était beaucoup plus chère.

Les mineurs se considérèrent trompés par « la marchandise », et la machine de Savery fut principalement affectée à pomper l’eau des fontaines d’aristocrates aisés. Même l’historien britannique Abraham Wolf admet que « c’était cher et dangereux, si bien que les mineurs restèrent fidèles à leurs chevaux ».

Dans le chapitre intitulé « Des utilisations diverses de cette machine », Savery ajoute un commentaire intéressant sur les bateaux, précisant qu’il apparaît clairement, en Angleterre, que les autorités désapprouveraient toute percée cruciale dans ce domaine. Comme le comprit plus tard l’ingénieur américain Robert Fulton (1765-1815), un bateau à vapeur en état de fonctionnement pourrait être la plus grande menace pour la supériorité navale et commerciale anglo-hollandaise.

Savery note avec crainte : « Je crois que ce serait d’un emploi très utile pour les bateaux, mais je ne tiens pas à me mêler de cette question et la laisse au jugement de ceux qui sont meilleurs juges en affaires maritimes. »
Et quelques pages plus loin : « Pour ce qui est d’installer la machine sur des bateaux, quand il semblerait utile de le faire, je pose seulement la question si on pourrait trouver une opportunité suffisante pour l’installer. »

Ces deux timides extraits constituent apparemment la totalité des commentaires britanniques sur les navires à vapeur au début du 18e siècle. Pendant ce temps là, Leibniz était totalement déterminé à voir construit, de son vivant, un véritable véhicule à vapeur – bateau, voiture ou même avion. Mais pendant que Savery et ses collègues pouvaient à loisir ralentir la science dans la quiétude du collège de Gresham, c’est dans une région menacée par la marche des troupes françaises, que Leibniz et Papin se démenaient pour faire avancer la science aussi rapidement que possible.

Les contraintes de la guerre

Leibniz dissuada à grand peine Papin, inquiété par la guerre, d’accepter l’invitation de la Royal Society à reprendre son poste antérieur de curateur des expériences. Notons que cette proposition intervint en 1699, juste après que le Parlement britannique ait remis à Savery son brevet exclusif. Si Papin s’était rendu alors en Angleterre, toutes ses expériences sur la machine à vapeur seraient tombées sous le contrôle légal de Savery.

La situation était tellement précaire en Allemagne que Papin craignait de rendre visite à Leibniz à Hanovre, de peur que sa famille ne se trouve seule lors d’une attaque française. Il était convaincu qu’aucun progrès continu de la science n’est possible sans mettre fin à la guerre. Il écrit le 7 septembre 1702 à Leibniz, lui faisant part de son invention d’une pompe à air balistique capable de jeter « un poids de deux livres à la distance de 40 pas », et destinée, entre autres, à « faciliter la prise des places les plus fortes ». Papin pensait que non seulement cette invention pourrait contribuer à rétablir 1a paix, mais qu’elle serait aussi le moyen de séduire les princes et les généraux pour financer de plus amples recherches dans la technologie de la vapeur.

Après une année d’efforts acharnés pour intéresser les dirigeants de l’alliance antifrançaise à son invention, Papin écrit à Leibniz le 25 février 1704 : « Cependant il m’a été impossible depuis cela de recevoir réponse ni d’Angleterre ni de Hollande : ainsi tout ce que je puis conclure de là c’est qu’il n’y a que quelque raison secrète qui fait qu’on ne veut pas accepter ma proposition. »

Leibniz continua à maintenir une pression amicale sur Papin tout le long de l’année 1704, insistant que celui-ci termine ses recherches dans l’application de la force violente (particulièrement celle de la poudre à canon) à la propulsion de navires et de voitures, si ce n’est d’avions. Selon Leibniz, une telle percée aurait le plus grand impact stratégique dans le monde : « Je bien conseillerois, Monsieur à entreprendre cependant des choses plus considérables qui forçassent tous d’y donner leur approbation et changeassent veritablement l’estat des choses, ce deux articles de bander la machine pneumatique avec de la poudre et d’appliquer la force du feu aux voitures seulement véritablement de celte nature. »

Papin finit par accepter, et dans sa lettre du 13 mars 1704, il lui révéla qu’il avait déjà construit un modèle de bateau à aubes « à même de transporter environ 4000 livres », et qu’il avait développé une théorie complète sur l’art de ramer « qui peut être aussi appliquée aux véhicules terrestres ».

Enfin, en janvier 1705, Papin reçut le dessin de la machine de Savery transmis par Leibniz. Cela provoqua évidemment chez lui un changement d’attitude, comme chez le landgrave de la Hesse qui reprit intérêt au travail de son protégé. En mars, un nouveau Papin, plus en confiance, écrit à Leibniz :

Je Vous puis asseurer que, plus Je vais en avant, plus Je trouve lieu de faire cas de cette invention qui, dans la Théorie, doit augmenter les forces des hommes à l’infini ; mais dans 1a pratique Je crois pouvoir dire sans exagération, qu’un homme par ce moien pourra faire autant que cent autres pourroient faire sans cela (...). Tout ce qu’on fait jusques à present a été que pour découvrir les proprietez de cette machine et les différents symptomes à quoy elle peut être sujette : [il fait ici référence à l’analyse de l’efficacité thermodynamique de la machine de Savery mentionnée ci-dessus] mais Monseigneur veut désormais l’appliquer a quelque usage reel et S.A.S. m’a fait l’honneur de me commander d’appliquer cette force a faire tourner un moulin pour moudre le bled. (…) Et si apres le moulin on pouvoit venir à appliquer cette invention aux voitures par eau, Je croirois cette decouverte imparablement plus utile que de trouver les longitudes sur mer qu’on cherche depuis si long temps.

A la fin de l’année 1706, Papin fut convaincu par ses expériences du potentiel stratégique remarquable de la technologie à vapeur :

Cependant c’est grand dommage que les choses dont le Public pourroit retirer des utilitez si considerables ne soient pas poussées avec chaleur, car les avantages que cette invention pourroit fournir seulement pour les voitures par eau, sans conter ceux des voitures par terre, seraient incomparablement plus considerables que tout ce qu’on peut attendre de la transmutation des metaux.

Une authentique machine à vapeur

Figure 8. La machine à vapeur de Papin de 1707
Papin inventa et fit fonctionner avec succès la première machine à vapeur du monde à action interne, et publia les résultats de ses expériences en 1707. Ses études sur l’art de ramer l’amèneront également à chercher les moyens de maximiser la conversion de l’énergie de la palette en propulsion du navire. Il avait déjà construit un modèle de bateau à aubes en 1704, basé sur ces principes. En 1708, Papin était prêt à intégrer sa machine à vapeur à son bateau, et construit ainsi le premier bateau à vapeur, cent ans avant Fulton.

Deux ans après que Papin eut reçu le dessin de l’invention de Savery, il réalisa une authentique machine à vapeur à action directe, à même d’être montée sur un navire.

Sa machine incorporait les innovations de la dynamique élaborées pendant quarante années de recherches commencées avec le projet de Huygens à l’Académie de Colbert.

Cette réalisation est décrite en détail dans le traité de Papin, Nouvelle manière pour lever l’eau par la force du feu, publié en latin et en français à Cassel en 1707. (Cet opuscule est disponible dans quelques rares bibliothèques car quelqu’un, en France, eut la bonne idée d’en réimprimer 250 exemplaires en 1914).

La machine de Papin, représentée en figure 8, fonctionne de la manière suivante, sachant que chaque étape représente une innovation résultant de considérations dynamiques.

La machine est placée de telle manière que l’on assure un flot d’eau constant dans le tuyau G. Ainsi, l’eau à pomper arrive dans le cylindre DD par H ; le piston FF est alors soulevé par le poids de l’eau.

1. Le récipient de cuivre AA, appelé cornue par Papin, est entièrement entouré par le foyer (non représenté), afin de limiter les déperditions de chaleur.

2. La cornue dispose d’une soupape de sûreté ab pour permettre une augmentation contrôlée maximale de la pression de la vapeur. On ouvre le robinet E, permettant ainsi à la vapeur sous pression d’envahir le cylindre.

3. On introduit des fers rouges dans l’ouverture L et le réceptacle II dans le but d’accroître la violence de la vapeur, qui atteint un maximum contrôlé grâce à une seconde soupape de sûreté ab.

4. La vapeur fulminante en dilatation agit directement sur l’eau froide par le biais du piston FF, de telle manière que le côté du piston en contact avec la vapeur reste chaud et que l’autre reste relativement froid. L’action de la vapeur sur le piston force l’eau à sortir par H et pour arriver ensuite, à travers la soupape T, dans le réservoir NN. Au fur et à mesure que NN se remplit d’eau, l’air emprisonné se comprime.

5. La compression de l’air dans NN se poursuit jusqu’à ce que le robinet en bas à droite du réservoir soit ouvert, permettant à l’eau de s’évacuer avec force par le tuyau XX.

6. La grande force du jet d’eau est utilisée pour actionner une roue à aubes améliorée (la figure 2 dans le dessin de Papin). Papin veut illustrer ici l’avantage à multiplier le nombre d’aubes afin de mieux convertir l’énergie à grande vitesse de l’eau en mouvement rotatif.

Avec ce schéma, la technologie entre dans un univers dynamique nouveau. En un certain sens, cela représente une transition : les principes de la thermodynamique moderne sont utilisés pour faire tourner un vieux moulin à eau. Toutefois, Papin ne voulait pas en rester là. Il était impatient de mettre en œuvre sa nouvelle machine pour propulser son modèle de bateau à aubes construit trois ans plus tôt.

Dans la préface de son traité de 1707, Papin crédite entièrement Leibniz de l’impulsion qu’il donna à ses avancées expérimentales. Papin cite, en particulier, deux points cruciaux : les discussions de 1698 sur la maîtrise de la force directe de la vapeur, au lieu de se contenter de la simple pression atmosphérique, et la description de 1705 de la machine de Savery, obtenue par les espions de Leibniz à Londres.

La qualité d’analyse dans le traité reflète également l’influence du concept de force vive auquel Leibniz était tant attaché, sans parler des démonstrations expérimentales de la dynamique de Leibniz réalisées par Papin pendant près de quarante ans. Celui-ci conclut le premier chapitre de son ouvrage en décrivant le foyer entourant la cornue :

La raison qui nous oblige à avoir si grand soin d’augmenter & de conserver la chaleur c’est que c’est la chaleur qui fait toute la force mouvante de cette machine : Car au lieu que dans les pompes ordinaires ce sont les animaux, des rivières, du vent ou quelques autres choses de cette Nature qui emploient leur force pour monter le piston dans la pompe & en chasser l’eau, icy ce ne sont que les vapeurs échauffées dans la cornue AA qui passent avec violence par le tuyau ABB. Sitôt qu’on ouvre le robinet E, & vont presser le piston FF dans la pompe DD : Et la force de ces vapeurs est d’autant plus grande que nous leur donnons un plus haut degré de chaleur.

Et au chapitre 3, Papin se demande comment obtenir une « augmentation d’effet » :

L’augmentation d’effet dont je viens de parler [c’est-à-dire en élargissant le diamètre des tuyaux, etc.] est peu de chose en comparaison de celle qu’on pourroit obtenir en augmentant la pression dans la retorte AA / Car celle dont J’ay parlé jusques icy pour pousser l’eau jusques à 64 ou 65 pieds n’est équivalente que à deux fois la pression ordinaire de l’air : or il est certain que 1’on peut faire la pression plus grande puisqu’avec les digesteurs ou machines à cuire les os, qui n’étoient pas du tout enfoncez dans leur fourneau, comme est icy la retorte AA, J’ay fait quelques fois des pressions équivalentes à onze fois la pression de l’air. Ainsi on peut conter hardiment que, la retorte étant bien chauffée qu’elle est & avec l’aide des fers rouges enfermez dans la pompe DD, on pourra faire qu’il faut pour pousser l’eau à 64 pieds de haut : & qu’alors un homme feroit presque autant d’effet que 500 autres qui n’auraient que les inventions usitées jusques à présent.

En ce qui concerne la machine de Savery, Papin décrit en détail, dans le chapitre 4, en quoi elle est inférieure à la sienne :

« Afin qu’on ne se méprenne pas dans le choix qu’on aura à faire entre la machine de Mr. Savery & celle cy : Je vais marquer icy les avantages de cette derniere. Premierement donc la cornue AA étant toute dans le feu se peut échauffer bien plus promptement & à moins de frais que les deux vaisseaux que M. Savery appelle boillers. Je remarque deuxiemement que par le moien de notre piston FF : les vapeurs ne perdent rien ou très peu de leur force » à comparer à la condensation qui se déroule dans la machine de Savery.

Troisièmement, Papin décrit son amélioration « qui fait que l’eau entre par son poids dans pompe DD ; & non par succion. (...) Sans ce remede l’inconvenient dont je parle dans cest article auroit aussi suffi pour rendre la machine tout a fait inutile. »

Quatrièmement, Papin note l’amélioration consistant à introduire des fers rouges pour augmenter la « violence » de la vapeur.

Alors, « pour prouver incontestablement que le piston FF est necessaire pour élever l’eau à une hauteur un peu considerable », Papin rappelle l’échec de la méthode de Savery pour pomper l’eau « dans l’air un peu pressé ; (...) Au lieu que avec le piston on fait tousjours un bon effet quoy que la résistance de l’air pressé dans NN soit 10 ou 12 fois plus grande que celle qui étoit invincible sans l’aide du piston ».

Leibniz étudia immédiatement la possibilité d’améliorer le schéma de Papin. Dans sa dernière lettre connue à Papin, du 4 février 1707, il ne suggère pas simplement que la machine devienne complètement automatique, et donc plus appropriée à la propulsion de véhicules, mais il propose aussi des moyens pratiques pour accroître encore l’efficience thermodynamique de la machine par l’utilisation ingénieuse de la « chaleur perdue » :

Je tiens que pour les machines immobiles ou pour les voitures par eau, il sera difficile de faire quelque chose de mieux par rapport au principal. (…)

J’ay une pensée qui peut etre ne vous deplaira pas, c’est d’employer efficacement les vapeurs encore tout chaudes qui sortent de la pompe lorsque le piston y doit remonter. Car ce seroit grand dommage de les perdre entierement, et je m’imagine qu’en sortant elles auront encor bien de la chaleur, et assez de force pour se faire issüe malgré l’air extérieur (...). Pour faire donc un bon usage ici de la chaleur, autrement superflue et en même tems de l’air comprimé, d’une maniere qui n’a peut etre pas encor été employée, je ferois une espece de manteau ou de chappe ZZ à l’entour de votre vaisseau QN qui est plain en partie d’air comprimé, et je feroi passer sous cette chappe ces vapeurs, en sorte, qu’avant que d’aller se repandre avec force dans l’air libre, elles se trouvent entre la chappe et le vaisseau, et qu’echauffant ce vaisseau, elles contribuent par conséquent à l’action de l’air comprimé qui est la dedans en travaillant à le raréfier, je croy que ce sera un redoublement de la force, car la chaleur fera peut être par l’air autant qu’il pourroit faire sans la chaleur, s’il était comprimé au double : et ainsi un mediocre vaisseau QN feroit l’effet d’un bien plus grand. Car il est deja seur, que la chaleur donne à l’air ordinaire autant de force que la compression, et la meme chaleur donneroit à l’air comprimé au double ou triple, environ deux à trois fois autant de force qu’elle donneroit à l’air comprimé au simple, tel que l’ordinaire. Et la continuation du passage des vapeurs chaudes doit echauffer exactement ce vaisseau, presque comme si on l’avoit mis sur le feu.

J’ay toujours eu la pensée qu’on pourroit faire un grand effet et mettre beaucoup de force en peu de volume par le moyen de l’air fort comprimé et puis echauffé, ce qui serait de grand usage pour les pour les machines qui doivent être portatives. (…) Pour ne rien dire de la chaleur superflue du fourneau, et de la fumée qui en sort, qui pourrait avoir encor un usage aprochant, entr’autres, en echauffant l’eau de l’entonnoir G et du tuyau H, afin que 1a froideur de cette eau nuise moins à la chaleur soit dans la pompe D, ou dans le vaisseau QN. (…) Au reste, je ne doute point, que si vous le vouliez, vous ne fassiez aisement, que les robinets E et n s’ouvrent et se ferment alternativement par la machine sans qu’il soit necessaire qu’un homme s’attache à le faire.

La controverse Newton-Leibniz

Bien qu’ils eussent réussi à faire naître la technologie dynamique moderne, rendant ainsi possible la transformation industrielle de la société, Leibniz et Papin travaillaient dans un environnement de plus en plus hostile. Les efforts déployés par Leibniz pour un « grand dessein », – une alliance des nations souveraines pour le développement économique grâce au progrès scientifique et technologique – le placèrent dans une situation de plus en plus conflictuelle avec son employeur, George Ludwig, électeur de Hanovre et futur roi britannique, George 1er.

Alors que George Ludwig était à la solde de l’oligarchie financière britannique de la City de Londres, sa mère, la brillante électrice Sophie, fut la protégée philosophique de Leibniz. Jusqu’à sa mort prématurée en 1714, Sophie était première héritière pour devenir reine d’Angleterre !

La Royal Society commença à dénigrer les travaux de Leibniz dès 1711, en l’accusant à tort d’avoir plagié le calcul de Newton. Les attaques redoublèrent par la suite avec comme intention politique d’empêcher toute influence Leibniz en Angleterre. Néanmoins, son influence se renforça sur le continent et également, d’une manière significative, en Amérique. [1]

Pendant cette période, avant même la publication de son traité, Papin se plaignait déjà d’une brusque recrudescence des harcèlements de la part de ses ennemis anonymes dans la Hesse. En conséquence de cela, la relative tranquillité de Londres redevint un attrait pour lui, et il se décida à rejoindre l’Angleterre pour montrer à la Cour et à la Royal Society la supériorité incontestable de sa machine à vapeur sur celle de Savery.

Papin avait l’intention d’effectuer le trajet jusqu’à Londres avec son prototype de bateau à aubes, navigant par les moyens conventionnels sur la Weser, entre Hanovre et Brême, puis de traverser la mer du Nord. Une fois à Londres, il construirait une pompe à vapeur pour son bateau et le ferait naviguer sur la Tamise. En fait, l’argument principal invoqué par Papin auprès du landgrave pour justifier son départ à Londres, était que seul un tel port de mer avait la profondeur requise pour un bateau chargé de sa machine.

Dans sa lettre à Leibniz du 15 septembre 1707, Papin fait part de son premier test de bateau à aubes :

A présent, Monsieur, Je Vous diray que l’experience de mon batteau a êté faitte et qu’elle a reussi de 1a manière que Je l’esperois : la force du courant de la riviere êtoit si peu de chose en comparaison de la force de mes rames qu’on avoit de la peine à reconnoître qu’il allât plus vite en dêcendant qu’en montant.

Monseigneur eut la bonté de me temoigner de la satisfaction d’avoir vû un si bon effect et Je suis persuadé que Dieu me fait la grâce d’arriver heureusement à Londres et d’y faire des vaissaux de cette nouvelle construction qui ayent assez de profondeur pour appliquer la machine à feu à donner le mouvement aux rames : Je suis persuadé, dîje, que nous pourrons produire des effets qui paroitront incroiables à ceux qui ne les auront pas vûs.

Dans la même lettre, il requiert l’assistance de Leibniz afin d’obtenir la permission de l’électeur de Hanovre pour passer la Weser. Leibniz n’attendait aucune collaboration de George mais il essaya, avec ses amis, d’intervenir auprès des magistrats locaux le long de la rivière. En tout état de cause, le voyage de Papin s’arrêta à Munden, où il rencontra l’opposition de la Guilde des mariniers, sans aucun doute encouragée par des éléments de la Cour de George. Leibniz reçu le rapport suivant d’un officiel de Munden daté du 27 septembre 1707 :

Ayant apris par le medecin Papin, qui venant de Cassel passa avant hier par cette Ville, que Vous Vous trouvez presentement en cette Cour la [Berlin] je me donne l’honneur de Vous advertir, Monsieur, que ce pauvre homme de Medecin, qui ma montré Votre lettre de recommendation pour Londres, a eû le malheur de perdre ici sa petite machine d’un vaisseau a roues, que Vous aurez veû, Les Bateliers de cette Ville ci ayant eû l’insolence de l’arreter et de le priver du fruit de ses peines, par les quels il a pensé s’introduire auprez de la Reine d’Angleterre.

Malgré la rencontre tragique avec le « gang de mariniers », Papin se décida à rejoindre Londres pour confronter un « gang » bien plus sournois, la Royal Society, dirigée à l’époque par son président à vie, Isaac Newton, et son secrétaire Hans Sloane.

Antiscience royale

Dès son arrivée en Angleterre, Papin présenta à la Royal Society une copie de son traité avec la proposition suivante, enregistrée sur le registre de la Royal Society le 11 février 1708 :

Proposition du Dr Papin concernant un bateau nouvellement inventé devant avancer grâce à des rames mues par la chaleur :

Nous tenons pour certain qu’il est d’une grande importance de pouvoir utiliser la force feu afin d’épargner le travail de 1’homme ; ainsi le Parlement d’Angleterre a délivré, il y a quelques années, un brevet au Chevalier Savery, pour une machine qu’il inventa à cette fin ; et Son Altesse Charles, Landgrave de Hesse, a également engagé de fortes dépenses pour des expériences réalisées dans le même dessein. Mais la chose peut être accomplie de différentes manières, et la machine expérimentée à Cassel diffère de l’autre par certains aspects, qui peuvent offrir une grande différence dans la quantité de l’effet. Il sera bon, par conséquent, de savoir clairement ce qui serait le mieux à faire en la matière, de telle sorte que ceux qui viendront à y travailler sachent sûrement quel est le meilleur chemin à suivre. Je suis entièrement persuadé que le Chevalier Savery est si bien intentionné pour le bien public, qu’il désirera autant que tout autre que cela puisse se faire.

Je viens, en conséquence, vous proposer, avec tout le respect déférent, de construire ici une machine, d’après le même modèle expérimenté à Cassel, et de la concevoir de telle manière qu’elle puisse être appliquée à la propulsion de bateaux. Cette machine peut être expérimentée une heure ou plus, en même temps que quelque autre conçue suivant la méthode de Savery. La quantité de l’effet devrait être estimée aussi bien par le volume d’eau entraîné par chaque machine que par la hauteur à laquelle elle serait élevée (…).

J’eus aimé être à même de prendre à ma charge la fabrication de la machine de Cassel mentionnée, mais l’état de mes affaires ne me [permet] pas de l’entreprendre, à moins que la Royal Society daigne supporter la dépense du Récipient nommé Cornue dans la description imprimée à Cassel ; mais ensuite je dépenserai ce qui est nécessaire pour le reste, au cas où le dispositif du Landgrave de Cassel ne ferait pas autant que celui du Chevalier Savery ; mais au cas où l’effet est tel que je l’ai promis, je vous prie humblement que mes dépenses, mon temps et mes peines puissent être payés, que j’estime s’élever à 15 livres sterling. Si la Royal Society daigne me faire l’honneur de leurs commandes sous de telles conditions, la première chose à faire est de me laisser voir l’emplacement où la machine serait installée, et j’y travaillerai avec toute la diligence possible et j’espère que l’effet sera encore beaucoup plus important que je l’ai dit.

Vers 1708, la Royal Society ne fit rien d’autre qu’abandonner le semblant d’enquête scientifique préliminaire. Ainsi, son attitude envers la proposition (parmi d’autres) de Papin pour une véritable avancée technologique fut, comme prévu, négative. Dans le cas du traité de Papin, la mention répétée du nom de Leibniz fut suffisante pour exciter les « instincts assassins » de la Royal Society. Dans les Transactions of the Newcomen Society (vol. 17, 1936-1937), on peut lire le rapport succinct du sort réservé à la proposition de Papin :

Papin, alors à Cassel, soumit avec son papier, une requête pour 15 guinées (afin de mener à bien des expériences mais la Société Royale, comme nous même, ne pouvait pas remettre 15 guinées à ce moment-là. Au lieu de cela, l’affaire fut transmise à Savery en 1708, et dans sa lettre critique où il écarte le schéma de Papin, on trouve un passage où il condamne le cylindre et le piston, affirmant qu’il était impossible de faire fonctionner ce dernier car la friction serait trop grande !

Papin défendit sa proposition devant Newton en personne, qui la rejeta prétextant qu’elle serait trop chère à réaliser. Papin se retrouvait seul en Angleterre, sans moyen de subsistance, complètement à la merci de Newton, Sloane et Savery dont le brevet exclusif était toujours en vigueur. La « proposition » de Papin de 1707 pour construire un bateau à vapeur ou utiliser la force de la vapeur, hormis pour pomper l’eau des mines, fut lettre morte jusqu’à l’intervention de Benjamin Franklin et de ses réseaux en Angleterre, bien plus tard dans le siècle.

Les seules traces d’une activité de Papin en Angleterre se résument à sept lettres destinées à Sloane, requérant la plupart du temps de l’argent pour mener à bien diverses expériences. Dans sa dernière lettre à Sloane du 23 janvier 1712, Papin se plaint que nombre de ses inventions présentées devant la Royal Society n’aient délibérément pas été enregistrées sous son nom.

Ainsi au moins six de mes papiers présentés lors de séances de la Royal Society ne sont pas mentionnés dans le Resistre. Je me trouve certainement, Monsieur, dans une triste situation puisque, même en faisant le bien, je m’attire des ennemis. Pour autant, je ne crains rien car de m’en remets à Dieu Tout-puissant.

Figure 9. La machine de Newcomen
Les livres d’histoire britanniques maintiennent que Denis Papin sombra mystérieusement dans l’oubli en 1712 alors qu’il était en Angleterre. La même année, le quincaillier Thomas Newcomen est supposé construire sa « machine à pomper ». Les historiens britanniques insistent sur le fait que Newcomen a agit entièrement seul et qu’il n’eut aucun contact avec des scientifiques ni aucune connaissance de principes développés par d’autres scientifiques. Newcomen ne publia rien, son éducation est inconnue et personne ne sait à quoi il pouvait ressembler, car aucun de ses contemporains n’en fit un portrait ni même une esquisse. Ses seuls écrits connus sont quelques fragments de lettres personnelles à des proches.

En 1712, Papin disparaît sans, semble-t-il, laisser de trace – pas même un avis de décès. La même année, alors que la chasse aux sorcières menée contre Leibniz atteint son paroxysme en Angleterre, Thomas Newcomen (1663-1729) apparaît, presque par enchantement, attelé à la construction de sa légendaire pompe à feu, « près du château de Dudley ».

Dans le schéma atavique de Newcomen, on voit une chaudière à vapeur surmontée d’un piston coulissant dans un cylindre vertical. La tige du piston est reliée à une extrémité d’un balancier, tandis que l’autre extrémité actionne une pompe aspirante (Figure 9). Quand la vapeur monte, elle soulève le piston, faisant ainsi basculer le balancier vers la pompe. On injecte alors de l’eau dans le cylindre pour condenser la vapeur et créer un vide, faisant ainsi redescendre le piston par la pression atmosphérique. De cette manière, la tige du piston relève le balancier tandis que l’eau pompée s’écoule. La vapeur envahit de nouveau le cylindre juste assez pour contre balancer la pression atmosphérique et le piston est remonté en haut du cylindre aidé en cela par le poids de l’appareillage de la pompe aspirante. Le cycle se répète ainsi.

Comparé à ce que Papin a réalisé, le « balancier exotique » de Newcomen est manifestement primitif, un grand pas en arrière. Non seulement la force de la machine se limite à la seule pression atmosphérique et sa conception ne permet que l’extraction de l’eau des mines, mais Newcomen doit alternativement chauffer puis refroidir le même cylindre, gaspillant ainsi beaucoup de vapeur et consommant autant de charbon.

Le résultat, intentionnel, fut un siècle ou presque d’endiguement de la technologie de la vapeur, qui ne fut rompu que par l’intervention des héritiers intellectuels de Leibniz en Amérique.

Traduit de l’anglais par Yves Paumier.

Bibliographie sommaire

  • Dr Ernst Gerland, Leibnizens und Huygens’s Briefwechsel mit Papin, Berlin, Verlag der Königlichen Akademie der Wissenschaften, 1881.
  • Rhys Jenkins, “The Heat Engine Idea in the 17th Century”, Transactions of the Newcomen Society, Vo1.17, pp. 1- 11, 1937.
  • Friedrich Klemm, A History of Western Technology, Cambridge, Mass., MIT Press, 1964.
  • Godfried Leibniz, Œuvres concernant la physique, Trad. Jean Peyroux, Ed. Blanchard, 1985.
  • Gottfried Leibniz, Œuvres de Leibniz, Aubier Montaigne, 1972.

[1Voir « The Anti-Newtonian Roots of the American Revolution » in Executive Intelligence Review, 1er décembre 1995.