Les analyses de Jacques Cheminade

Serbie, Kosovo, Monténégro : arrêter l’hypocrisie européenne

vendredi 23 juin 2000, par Jacques Cheminade

Il n’y a plus d’excuse qui tienne. L’Europe doit entreprendre un vaste programme de reconstruction couvrant l’ensemble des Balkans et, en particulier, la Serbie, le Kosovo et le Monténégro, pour y rétablir les conditions de la paix par un développement économique mutuel. Or, après le sommet de Biarritz, elle ne vient d’offrir à Belgrade qu’une aide immédiate de 200 millions d’euros. A terme, considérant l’enveloppe du budget communautaire telle qu’elle a été arrêtée lors du sommet de Berlin de mars 1999, seulement 10 milliards d’euros seraient répartis entre les Balkans et le programme euro-méditerranéen MEDA II, avec environ 4 milliards pour les premiers et 6 pour le second.

Mauvaise augures pour Meda II

Ces sommes, au regard des besoins, tant dans les Balkans que dans la région méditerranéenne, sont ridicules. De plus, dans le programme MEDA I, les projets étaient si mal préparés et avec si peu de bonne volonté, que les Etats du Maghreb et du Moyen-Orient n’ont pas pu utiliser la totalité des fonds - eux-mêmes déjà limités - qui étaient à leur disposition. C’est de très mauvais augure, tant pour MEDA II que pour les Balkans.

Il faut, en réalité, totalement changer de perspective. Comme Jean Monnet le fit en son temps, il ne faut plus partir du surplus que l’on parvient à dégager dans le cadre du système existant, suivant le logique des financiers, mais se fixer les objectifs nécessaires pour passer à un ordre supérieur et susciter les ressources permettant le « décollage », comme le font les vrais bâtisseurs.

En Serbie, la situation actuelle est terrible. La dette extérieure est de 15 milliards de dollars, le niveau de la production industrielle atteint péniblement le quart de ce qu’il était il y a dix ans, le PNB a chuté de 19,3 % en 1999, en raison des bombardements de l’OTAN, 60 % des Serbes vivent en dessous du seuil de pauvreté et 40 % de la population se trouve au chômage.

Les économistes proches de Vojislav Kostunica, regroupés au sein du G17, tirent la sonnette d’alarme. Ils estiment à 500 millions de dollars (environ 600 millions d’euros) les besoins d’argent frais de leur pays, soit trois fois le montant de l’aide européenne. Ils évaluent les dommages de guerre totaux subis par le pays à 30 milliards de dollars (environ 36 milliards d’euros), avec plus de 4 milliards de dollars (4,8 milliards d’euros) de dommages directs.

Pour la seule Serbie, l’aide nécessaire - simplement pour réparer les dommages causés - serait donc sept fois supérieure aux 4 milliards d’euros envisagés par l’Union européenne.

100 milliards d’euros pour la paix

Un vaste plan de développement de l’ensemble des Balkans exigerait, lui, une injonction immédiate de plus de 100 milliards d’euros.

Cependant, l’argent n’est pas tout. Deux points sont tout aussi fondamentaux.

Le premier est de rendre la Serbie et l’ensemble des pays des Balkans capables de lancer leurs projets infrastructurels et industriels. Or c’est tout le contraire que l’on s’apprête à faire. Comme si la leçon de la « thérapie de choc » néolibérale n’avait pas été apprise en Russie ou en Argentine, on veut imposer à la Serbie un système d’austérité intérieure et extérieure (Mladjan Dinkinc, principal conseiller économique de M. Kostunica, a dû accepter que « désormais il n’y aura plus d’émission d’argent sans couverture en devises ».) Si l’on avait appliqué ces recettes à la France et à l’Allemagne après 1945, il n’y aurait jamais eu de reconstruction ni de reprise. Aussi, c’est du double exemple du Kreditanstalt fur Wiederaufbau allemand et du Fonds national de modernisation et d’équipement français de 1946 dont il faudrait s’inspirer, dans le cadre d’un système fortement régulé (contrôle des flux de capitaux, des devises et du commerce), animé par une logique de plan Marshall. La solution est un système encadré de crédit productif, non un système « à l’Argentine » qui étouffe la production. Bien entendu, la Serbie doit bénéficier d’un moratoire à long terme sur sa dette extérieure, sans tenir compte des « conditionnalités » du FMI.

Le second point fondamental est d’aider le gouvernement serbe à éradiquer le régime mafieux qui a miné et mine le pays. Cela signifie lui permettre de récupérer les quelque 5 à 10 milliards de dollars de réserves en devises de l’ex-Yougoslavie cachées par la famille Milosevic en Russie et à Chypre. Borka Vucic, qui a dirigé la filiale chypriote de la Beogradska Bank, et Borislav Milosevic, qui a abrité l’Aka Bank serbe dans les locaux de son ambassade à Moscou, doivent être contraints de rendre au pays ce qui lui revient. Leurs complices, en Occident comme en Russie, doivent rendre gorge.

Espoir avec M. Kostunica

Un fort espoir tient au fait que les partisans de Kostunica se sont emparés de nombreuses entreprises de leur pays, en créant des états-majors et des conseils de crise. A Nis, par exemple, « dans chaque atelier, par un vote à bulletin secret, les ouvriers désignent leurs représentants à l’assemblée de l’usine. Celle-ci élira ensuite le conseil d’administration, qui choisira un directeur. » Nous sommes convaincus que seul ce type d’organisation à la base, s’il est efficacement coordonné au sommet par l’Etat, est de nature à extirper les mafias enkystées dans l’appareil de production.

M. Kostunica, comme le souligne Srdan Popovic, le dirigeant d’Otpor, « n’a aucun passé, ni affairiste, ni criminel (...) Il est le plus décent des chefs de l’opposition (...) De plus, il n’a pas d’ambition démesurée, il n’est pas un homme que le pouvoir va changer. »

La question, pour l’Europe, est désormais simple. Est-elle prête à l’aider ? En l’aidant, est-elle prête à s’aider elle-même ? Est-elle prête à faire une autre politique que celle voulue par l’ordre financier anglo-américain ? Pour l’instant, la réponse réelle, malgré les déclarations hypocrites des uns et des autres, est « non ». Ce qu’elle fait ne correspond en rien à ce qu’elle affiche. Ici, nous nous battons pour que ça change.