Intervention de Kynan Thislethwaite, responsable du Mouvement des jeunes larouchistes, New York, Etats-Unis, lors de la conférence organisée par S&P et l’Institut Schiller à Paris, les 8 et 9 novembre 2025.
La tragédie de Rome :
comment l’opinion populaire mène à la dictature
Introduction
Nous vivons une période historique, où le monde oscille entre deux trajectoires : d’une part, celle des conflits internationaux émergents, comme celui qui éclate actuellement dans les Caraïbes, possiblement une nouvelle guerre par procuration orchestrée par les États-Unis ; d’autre part, celle de la paix entre les nations, portée par le potentiel des pays du Sud et d’Extrême-Orient de transcender les clivages géopolitiques et de coopérer pour le bien commun de l’humanité.
Cet effort est mené par Helga Zepp-LaRouche depuis son appel, en 2022, juste après l’opération militaire spéciale en Ukraine, à une nouvelle architecture de sécurité et de développement prenant en compte les intérêts de toutes les nations.
Cette conception fondamentalement nouvelle de l’organisation des gouvernements à travers le monde n’est pas immédiatement perceptible, mais requiert ce que le président Vladimir Poutine a décrit dans un discours récent comme une « philosophie de la complexité », ou, selon ses propres termes,
Pour que cette vision devienne une réalité, il nous faut comprendre les courants historiques profonds qui sous-tendent et animent le drame qui se déroule aujourd’hui. C’est pourquoi, comme le disait Friedrich Schiller, nous étudions l’histoire, non comme une succession d’événements, mais comme l’objet du rapport de l’homme à l’univers physique, et comme la manière dont l’homme façonne le cours de l’histoire par ses actions.
William Shakespeare
J’aimerais maintenant aborder le cas de William Shakespeare, [afficher l’image], dont j’ai déjà parlé. Dramaturge et historien, il possédait une compréhension de l’histoire bien supérieure à celle de la plupart des professeurs d’université d’aujourd’hui. On peut bien mieux appréhender l’histoire auprès de Shakespeare qu’auprès d’un imbécile prétentieux de Harvard, et cela ne coûte pas une fortune !
Or, Shakespeare avait écrit plusieurs pièces sur les rois d’Angleterre, de la dynastie Plantagenêt aux Tudors.
Le grand roi Tudor, Henri VII, [voir image] avait renversé la tyrannie des Plantagenêt en vainquant Richard III lors de la célèbre bataille de Bosworth.
Le règne d’Henri VII présentait de nombreuses similitudes avec celui de Louis XI en France, qui avait donné naissance au premier État-nation souverain moderne en Europe. Henri VII avait réuni en Angleterre un cercle intellectuel composé des penseurs les plus renommés au monde, dont beaucoup étaient imprégnés de la tradition platonicienne qui considère chaque individu comme une force créatrice potentielle pour le bien.
Certains de ces intellectuels sont aujourd’hui peu connus, tels que Thomas Linacre, John Colet et Grocyn. Leur influence s’étendit sur le continent grâce à la figure d’Érasme, un grand génie universel qui poursuivait une réforme de l’Église comme Nicolas de Cues l’avait fait auparavant, et son influence s’étendit jusqu’en Angleterre avec le grand homme d’État Sir Thomas More sur lequel Shakespeare s’appuya comme source pour certaines de ses pièces historiques, telles que Richard III et Henri VIII.
Cette académie, fondée par Henri VII en Angleterre, était imprégnée des œuvres des Grecs anciens, mais aussi de celles de certains Romains, dont Cicéron, le dernier grand homme d’État de Rome avant que la république ne devienne un empire.
Je vais maintenant revenir un peu en arrière et parler de Cicéron dans le contexte de la pièce de Shakespeare, Jules César, qui offre une brillante représentation de l’effondrement de Rome après l’assassinat de César et de la guerre civile qui s’ensuit, et qui conduit le petit neveu de César, Octave, à devenir empereur de Rome.
Cicéron, né en 106 av. J.-C., vécut à une époque où la République romaine, comme on l’appelait, sombrait dans le chaos et la dégénérescence, devenant une société totalement anarchique et sans avenir.
Il connut la dictature de Sylla et le Triumvirat, composé de César et de son allié Pompée, de 49 à 44 av. J.-C. Cicéron était convaincu que l’homme était un être de raison et qu’il pouvait découvrir les lois naturelles en découvrant les principes qui régissent l’univers. Il maîtrisait parfaitement le grec, à une époque où nombre de ses contemporains ne parlaient que le latin.
Ce point est central dans la pièce de Shakespeare, où l’un des conspirateurs participant à l’assassinat de César fait remarquer à Cassius, un autre conspirateur, qu’il ne comprenait rien à un discours de Cicéron, car « c’était du grec pour lui ».
Non seulement il affirme littéralement ne pas comprendre la langue parlée par Cicéron, mais c’est une métaphore de l’échec total des dirigeants romains jusqu’alors, dans la compréhension des principes de l’art de gouverner nécessaires au bon fonctionnement de toute société donnée.
Écoutons la scène suivante de Jules César. Pour remettre les choses dans leur contexte, Brutus et Cassius, les principaux conjurés, viennent d’avoir une discussion animée sur la nécessité de destituer César, car ils craignent qu’il supprime les pouvoirs du Sénat et s’autoproclame seul maître de Rome. Brutus, à ce moment-là, hésite à tuer César : est-ce que cela rétablira la justice ? Cassius le persuade, qualifiant César d’« homme maigre et affamé ».
Un autre homme, Casca, entre alors en scène et ils l’interpellent pour comprendre ce qui se passe.
Passage traduit par François-Victor Hugo
https://fr.wikisource.org/wiki/Jules_C%C3%A9sar_(Shakespeare,_trad._Hugo)
César sort avec son cortège. Casca seul reste avec Brutus et Cassius.
Casca.
Vous m’avez tiré par mon manteau : voudriez-vous me parler ?
Brutus.
— Oui, Casca : dites-nous, qu’est-il arrivé aujourd’hui, — que César a l’air morose — (30) ?
Casca.
Mais vous étiez avec lui, n’est-ce pas ?
Brutus.
— En ce cas, je ne demanderais pas à Casca ce qui est arrivé. —
Casca.
Eh bien, on lui a offert une couronne ; et, au moment où on la lui offrait, il l’a repoussée avec le revers de sa main, comme ceci ; et alors le peuple a poussé une acclamation.
Brutus.
Et pourquoi le second cri ?
Casca.
Eh ! pour la même raison.
Cassius.
Ils ont vociféré trois fois… Pourquoi la dernière ?
Casca.
Eh ! pour la même raison.
Brutus.
Est-ce que la couronne lui a été offerte trois fois ?
Casca.
Oui, morbleu ; et il l’a repoussée trois fois, mais chaque fois plus mollement ; et à chaque refus mes honnêtes voisins acclamaient.
Cassius.
Qui lui a offert la couronne ?
Casca.
Eh ! Antoine.
Brutus.
Dites-nous de quelle manière, aimable Casca.
Casca.
Je pourrais aussi bien m’aller pendre que vous le dire. C’était une pure bouffonnerie ; je n’y ai pas fait attention. J’ai vu Marc Antoine lui offrir une couronne ; encore n’était-ce pas une couronne, c’était une de ces guirlandes, vous savez ; et, comme je vous l’ai dit, il l’a repoussée une fois ; mais malgré tout, à mon idée, il avait grande envie de la prendre. Alors, l’autre la lui a offerte de nouveau ; alors, il l’a repoussée de nouveau ; mais, à mon idée, il avait beaucoup de peine à en écarter ses doigts. Et alors, l’autre la lui a offerte pour la troisième fois ; pour la troisième fois il l’a repoussée ; et toujours, à chaque refus, les badauds vociféraient, et claquaient des mains, et faisaient voler leurs bonnets de nuit crasseux, et, parce que César refusait la couronne, exhalaient une telle quantité d’haleines infectes que César en a été presque suffoqué ; car il s’est évanoui, et il est tombé. Et pour ma part je n’osais pas rire, de peur d’ouvrir les lèvres et de recevoir le mauvais air.
Cassius.
Doucement, je vous prie. Quoi ! César s’est évanoui !
Casca.
Il est tombé en pleine place du marché, et il avait l’écume à la bouche, et il était sans voix !
Brutus.
— C’est fort vraisemblable : il tombe du haut mal.
Cassius.
— Non, ce n’est pas César, c’est vous et moi, — c’est l’honnête Casca, c’est nous qui tombons du haut mal. —
Casca.
Je ne sais ce que vous entendez par là ; mais je suis sûr que César est tombé. Si la canaille ne l’a pas applaudi et sifflé, selon qu’elle était contente ou mécontente de lui, comme elle en use au théâtre avec les acteurs, je ne suis pas un homme sincère.
Brutus.
— Qu’a-t-il dit, quand il est revenu à lui ? —
Casca.
Morbleu, avant de tomber, quand il a vu le troupeau populaire se réjouir de ce qu’il refusait la couronne, il m’a ouvert brusquement son pourpoint et leur a présenté sa gorge à couper. Que n’étais-je un de ses artisans ! S’il n’est pas vrai qu’alors je l’eusse pris au mot, je veux aller en enfer parmi les coquins !… Et sur ce, il est tombé. Quand il est revenu à lui, il a déclaré que, s’il avait fait ou dit quelque chose de déplacé, il priait Leurs Honneurs de l’attribuer à son infirmité. Trois ou quatre filles près de moi ont crié : Hélas ! la bonne âme ! et lui ont pardonné de tout leur cœur. Mais il ne faut pas y prendre garde : si César avait poignardé leurs mères, elles n’auraient pas fait moins.
Brutus.
Et c’est après cela qu’il est revenu si morose ?
Casca.
Oui.
Cassius.
Cicéron a-t-il dit quelque chose ?
Casca.
Oui, il a parlé grec.
Cassius.
Quel sens avaient ses paroles ?
Casca.
Ma foi, si je puis vous le dire, je ne veux jamais vous revoir en face. Ceux qui l’ont compris souriaient en se regardant et secouaient la tête ; mais en vérité c’était du grec pour moi. Je puis vous apprendre encore du nouveau : Marullus et Flavius, pour avoir enlevé les écharpes des images de César, sont réduits au silence. Adieu. Il y a eu encore bien d’autres sottises, mais je ne m’en souviens plus.
Cassius.
Voulez-vous souper avec moi ce soir, Casca ?
Casca.
Non, je suis engagé.
Cassius.
Voulez-vous dîner avec moi demain ?
Casca.
Oui, si je suis vivant, si ce caprice vous dure et si votre dîner vaut la peine d’être mangé.
Cassius.
Bon, je vous attendrai.
Casca.
Soit. Adieu à tous deux.
Il sort.
Brutus.
— Que ce garçon s’est épaissi ! — Il était d’une complexion si vive quand il allait à l’école !
Cassius.
Tel il est encore, — si apathique qu’il paraisse, — dans l’exécution de toute entreprise noble ou hardie. — Cette rudesse est l’assaisonnement de son bel esprit ; — elle met les gens en goût et leur fait digérer ses paroles — de meilleur appétit.
Brutus.
— C’est vrai. Pour cette fois je vous quitte. — Demain, si vous désirez me parler, — j’irai chez vous ; ou, si vous le préférez, — venez chez moi, je vous attendrai.
Cassius.
— Je viendrai… Jusque-là songe à l’univers.
Brutus sort.
— Oui, Brutus, tu es noble ; mais je vois que ta trempe généreuse peut être dénaturée — par des influences. Il convient donc — que les nobles esprits ne frayent jamais qu’avec leurs pareils. — Car quel est l’homme si ferme qui ne puisse être séduit ? — César ne peut guère me souffrir, mais il aime Brutus. — Aujourd’hui, si j’étais Brutus et qu’il fût Cassius, — César ne me dominerait pas… Je veux ce soir — jeter par ses fenêtres des billets d’écritures diverses, — qui seront censés venir de divers citoyens : — tous auront trait à la haute opinion — que Rome a de son nom, et feront vaguement — allusion à l’ambition de César. — Et, après cela, que César se tienne solidement ; — car ou nous le renverserons, ou nous endurerons de plus mauvais jours.
Il sort.
Considérons maintenant cela à la lumière du reste de la pièce. Finalement, les conspirateurs mettent à exécution leur complot visant à assassiner César et se trouvent confrontés au dilemme de convaincre Marc Antoine, démagogue avide de pouvoir et fidèle compagnon de César, que cet acte était nécessaire et justifié.
Bien entendu, ils n’y parviennent pas et, plus tard dans la pièce, Marc Antoine finit par attiser la colère des masses romaines, illettrées et facilement manipulables, les entraînant dans une guerre civile. Celle-ci se solde par la mort de Brutus et de Cassius, et par une nouvelle guerre entre Marc Antoine et Octave, qui deviendra plus tard Auguste, le premier empereur de Rome.
Juste après le discours d’Antoine, la foule romaine sombre dans une violente stupeur et se tourne vers un poète du nom de Cinna, qu’elle prend pour un conspirateur. Shakespeare aborde ainsi le cœur même du problème de la tyrannie de la foule, ou populisme : l’idée que la décision prise collectivement par les masses devrait régir la société, indépendamment de sa véracité. C’est une scène très courte, mais cruciale, qui révèle le principe tragique sous-jacent à la pièce.
SCÈNE X.
[Une rue.]
Entre Cinna le poëte.
Cinna
— J’ai rêvé cette nuit que je banquetais avec César, — et des idées sinistres obsèdent mon imagination. — Je n’ai aucune envie d’errer dehors ; — pourtant quelque chose m’entraîne.
Entrent des citoyens.
Premier citoyen, à Cinna.
Quel est votre nom ?
Deuxième citoyen.
Où allez-vous ?
Troisième citoyen.
Où demeurez-vous ?
Quatrième citoyen.
Êtes-vous marié ou garçon ?
Deuxième citoyen.
Répondez à chacun directement.
Premier citoyen.
Oui, et brièvement.
Quatrième citoyen.
Oui, et sensément.
Troisième citoyen.
Oui, et franchement… Vous ferez bien.
Cinna.
Quel est mon nom ? où je vais ? où je demeure ? si je suis marié ou garçon ? Et répondre à chacun directement, et brièvement, et sensément, et franchement. Je dis sensément que je suis garçon.
Deuxième citoyen.
Autant dire que ceux qui se marient sont des idiots. Ce mot-là vous vaudra quelque horion, j’en ai peur… Poursuivez ; directement !
Cinna.
Directement, je vais aux funérailles de César.
Premier citoyen.
Comme ami ou comme ennemi ?
Cinna.
Comme ami.
Deuxième citoyen.
Voilà qui est répondu directement.
Quatrième citoyen.
Votre demeure ! brièvement !
Cinna.
Brièvement, je demeure près du Capitole.
Troisième citoyen.
Votre nom, messire ! franchement.
Cinna.
Franchement, mon nom est Cinna.
Premier citoyen.
Mettons-le en pièces : c’est un conspirateur.
Cinna.
Je suis Cinna le poëte ! je suis Cinna le poëte.
Quatrième citoyen.
Mettons-le en pièces pour ses mauvais vers, mettons-le en pièces pour ses mauvais vers.
Cinna.
Je ne suis pas Cinna le conspirateur.
Deuxième citoyen.
N’importe, il a nom Cinna, arrachons-lui seulement son nom du cœur, et chassons-le ensuite.
Troisième citoyen.
Mettons-le en pièces ! mettons-le en pièces ! Holà ! des brandons ! des brandons enflammés ! Chez Brutus, chez Cassius ! Brûlons tout ! Les uns chez Décius, d’autres chez Casca, d’autres chez Ligarius. En marche ! partons !
Ils sortent
Cicéron, conscient du problème que représente l’opinion populaire, entreprit à l’âge de 27 ans un long voyage en Grèce pour étudier les œuvres des grands penseurs athéniens. Sur place, il consulta la prêtresse de Delphes afin d’obtenir une prophétie sur son avenir.
Celle-ci lui dit : « Que ta vie soit guidée non par l’opinion populaire, mais par ta propre nature. » Dès lors, il devint un orateur de premier plan, convaincu que son aptitude à communiquer des idées profondes dans ses discours était le moyen pour les individus de changer le cours de l’histoire.
Dans un récit consacré à Cicéron, l’historien romain Plutarque relate ce que Cicéron considérait comme le défaut de l’opinion populaire :
« L’opinion publique possède l’étrange pouvoir d’effacer du caractère d’un homme les traits que la raison et l’étude y ont dessinés. Par la force de l’habitude et de l’association, elle peut imprimer les passions et les sentiments de la foule sur ceux qui s’engagent en politique, à moins d’être extrêmement vigilant et de se résoudre à n’aborder, face à ce qui est extérieur à soi, que les problèmes pratiques eux-mêmes et non les passions qu’ils suscitent. »
Voilà ce à quoi nous devons faire face en tant qu’organisateurs dans cette situation intense et tumultueuse : la capacité de transcender l’actualité, notre perception du monde, et de transmettre à ceux que nous rencontrons une vision d’avenir, une vision que seule notre organisation est capable de transmettre. Nous ne pouvons pas nous comporter comme la foule romaine, qui passe d’une opinion à l’autre. Dès le début de la pièce de Shakespeare, la foule romaine est en liesse devant César, déposant fleurs et autres décorations pour célébrer son retour triomphal d’une de ses expéditions militaires. Pourtant, elle avait auparavant encensé Pompée, allié devenu ennemi de César, et cette conduite abjecte lui vaut d’être justement condamnée par un garde romain, qui sera plus tard assassiné en coulisses.
Alors que les Américains et les Européens s’indignent des problèmes de leurs gouvernements, il suffit de leur demander quelles alternatives ils proposent pour que beaucoup se rétractent et affirment qu’ils n’ont aucun pouvoir de changement. Ils se contentent volontiers d’observer la situation politique, plutôt que d’agir pour la résoudre. Heureusement, de véritables solutions existent, incarnées par l’œuvre de Lyndon LaRouche, qui a œuvré dans divers domaines – sciences, art, économie et politique – et a mené huit campagnes présidentielles entre 1976 et 2004 pour mettre en œuvre ces solutions.
Comme Cassius le faisait remarquer à Brutus : « Si nous ne sommes que des subalternes, cher Brutus, — la faute en est à nous et non à nos étoiles ».
C’est le problème auquel chacun doit faire face aujourd’hui, et le fondement de la compréhension de la tragédie classique, telle que Shakespeare l’a transmise au peuple anglais. Nous ne pouvons pas être des subalternes, mais nous devons devenir des figures historiques responsables de la construction de la société.


