Conférence de Paris du 8 et 9 novembre 2025

Filomène Ebi N’Godo : l’émancipation passe par les infrastructures

jeudi 20 novembre 2025

Intervention de Ebi N’godo Filomène, docteur en histoire des relations internationales contemporaine, enseignante-chercheure au département d’histoire de l’Université Alassane Ouattara, à Bouaké, Côte d’Ivoire, par S&P et l’Institut Schiller à Paris, les 8 et 9 novembre 2025.

Bonjour à tous et à toutes,

merci à l’Institut Schiller et à tous les organisateurs de cette série de conférences qui constitue une opportunité de se prononcer sur des questions relatives à l’évolution et aux mutations que connaît notre société en ce XXIe siècle.

Je suis Ebi N’godo Filomène, docteur en histoire des relations internationales contemporaine, enseignante-chercheure au département d’histoire de l’Université Alassane Ouattara, à Bouaké, Côte d’Ivoire.

Le thème sur lequel j’aimerais vous entretenir est la coopération économique franco-ivoirienne et sino-ivoirienne de 1994 à 2024 : dynamique et enjeux dans le domaine de l’aide au développement des infrastructures.

Qu’est-ce qui motive ce sujet ? Lorsque qu’on observe le terrain ou du moins le paysage architectural en Côte d’Ivoire, il faut savoir que depuis les années 1960 jusqu’à la fin du XXe siècle, la quasi-totalité des infrastructures étaient financées et réalisées par des entreprises occidentales, spécialement françaises.

Cependant, en ce début de XXIe siècle, on observe un changement, voire une cohabitation avec de nouveaux partenaires dans le développement de la Côte d’Ivoire, dont la République populaire de Chine. Nous nous sommes donc demandé comment se positionnent ces deux partenaires au développement économique de notre pays. Autrement dit, quelles sont les mutations que ces représentations occasionnent sur le territoire dans le domaine des infrastructures.

L’objectif de cette présentation est d’analyser l’évolution des engagements de ces deux partenaires au développement des infrastructures en Côte d’Ivoire de 1994 à 2024 et aussi de montrer les implications de ces différentes représentations sur le territoire.

Pour cela, nous avons collecté des documents de sources écrites et surtout privilégié les enquêtes orales ainsi que l’observation. Car étant sur le terrain, nous avons eu le temps d’observer sur une longue période et de voir les changements qui s’opèrent d’année en année, ce qui permet de se prononcer sur ces éventuels changements. L’analyse sera plus quantitative vu que l’on n’a pas forcément les chiffres actualisés, ce qui fait que l’on prend vraiment en compte l’observation comme élément d’analyse. Notre analyse va tourner autour de trois points.

Nous allons d’abord montrer l’emprise ou les représentations françaises, puis les avancées chinoises sur le terrain. Dans la troisième partie et à la fin, nous montrerons les implications, les enjeux de ces différentes représentations, française et chinoise, sur le terrain et leurs implications.

Pour ce qui est de l’emprise ou des représentations françaises, on peut citer par exemple Jean-François Valette, qui fut ambassadeur de l’Union européenne en Côte d’Ivoire en 2015. Lors d’une conférence qu’il a animée sur le thème « Europe, un nouveau partenaire de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique », il a souligné que « la plupart des grands projets d’infrastructures réalisés en Côte d’Ivoire, depuis les premières heures des indépendances jusqu’à la fin du XXe siècle, sont le fruit de la coopération ivoiro-européenne. Cette affirmation se vérifie très bien sur le terrain. »

On y retrouve en effet des branches de grandes entreprises françaises fortement implantées dans des domaines stratégiques. On peut parler de Bouygues, de Bolloré, dans la télécommunication, de Côte d’Ivoire Telecom, qui est quasiment contrôlée par France Telecom, etc.

Mais lorsqu’on prend le domaine spécifique des infrastructures, en observant de près les grands travaux engagés ou prévus sur le territoire depuis 2010 (hormis le ralentissement observé de 1990 à 2010), on remarque que bon nombre sont financés par les structures françaises telle que l’Agence française de développement (AFD).

On peut citer entre autres :

  • le troisième pont d’Abidjan (pont Henri Konan Bédié, pour ceux qui connaissent Abidjan) ;
  • la construction de 11 ponts métalliques en zone rurale ;
  • la réhabilitation du pont Félix Houphouët-Boigny ;
  • la réalisation de la ligne de métro d’Abidjan.

Sans oublier les travaux en cours comme la mise en place d’une ligne est-ouest de Bus rapide de transit (BRT), projet actuellement en cours à Abidjan. Tout cela pour montrer que depuis longtemps, depuis 1960 jusqu’à la fin du XXe siècle, les grands projets étaient pratiquement aux mains des Occidentaux, des Français. Mais même jusqu’en 2013, on comptait plus de 600 entreprises françaises contre 18 entreprises chinoises.

Cependant, en observant le paysage architectural en Côte d’Ivoire depuis la fin des années 1990, on constate que de plus en plus, la Chine se fait une place à travers la réalisation de grands travaux d’infrastructure, ce qui nous amène directement aux avancées chinoises sur le terrain, notre deuxième point.

Entre 1996 et 2024, on compte au moins une trentaine de grands travaux réalisés, dont plusieurs financés et réalisés par la Chine, soit dans un cadre public-public, public-privé ou encore privé-privé.

Je citerai, par exemple, le Palais de la culture d’Abidjan, l’autoroute Abdijan–Bassam ou encore le barrage hydroélectrique de Soubré.

Il y a une multitude de projets que la Chine finance et réalise en Côte d’Ivoire depuis 1996, s’inscrivant aussi dans le domaine électrique, hydraulique, routier, etc. On peut même citer des projets en vue et en cours comme le barrage hydroélectrique de Gribo-Popoli, le projet de renforcement de l’alimentation en eau potable de douze villes, la construction du quatrième pont d’Abidjan (projet déjà livré), la construction de la centrale biomasse Biovéa, d’une usine de transformation du cacao et d’un magasin de stockage de fèves de cacao à Abidjan.

Ce sont là quelques travaux réalisés par la Chine en Côte d’Ivoire, sans compter des projets de sous-traitance. C’est-à-dire que les entreprises françaises peuvent avoir un grand marché et décider de sous-traiter avec la Chine.

Pour nous, cette collaboration ou cette sous-traitance entre ces deux partenaires montre que la technologie et l’expertise des entreprises de construction chinoises sont de plus en plus appréciées et intégrées à notre programme de développement. Ce n’était pas le cas auparavant, mais maintenant, la Chine arrive à se faire une place à côté des grandes entreprises françaises et même à avoir des marchés du partenaire français. Cela montre que les entreprises chinoises ont une bonne visibilité au niveau de la Côte d’Ivoire. On peut donc dire qu’il y a un changement qui se fait au fil des années.

Nous avons présenté succinctement les deux cas, la France qui dominait jusqu’à la fin du XXe siècle et la Chine qui gagne du terrain. Si vous arrivez à Abidjan et observez le paysage architectural, vous verrez qu’il y a vraiment une montée en puissance de la Chine, même si les grands chantiers continuent d’être aux mains des entreprises françaises. Mais la Chine se fait aussi une place à côté, comme d’autres partenaires.

Cette présence chinoise n’est pas sans conséquences parce qu’elle va forcément susciter des critiques, et comme vous suivez les médias, vous avez sans doute entendu dire, par exemple, que la Chine va endetter la Côte d’Ivoire, qu’elle surexploite ses ressources naturelles. Je veux souligner ces critiques à l’encontre de cette présence chinoise qui, par moment, la freinent dans son élan. Même si elle envisage de faire des choses, elle se sent obligée de revoir ses projets pour éviter ce genre de critiques.

Je peux citer les critiques de Bernard Kouchner et du cabinet français BD-consultant, qui soulignent les effets néfastes de cette présence chinoise. Mais faute de temps, on ne va pas rentrer dans les détails.

Je conclurai en disant que la présence de nouveaux bailleurs comme les Chinois peut aider au développement rapide des États africains, particulièrement de la Côte d’Ivoire, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, dans le domaine des infrastructures. Cependant, il y a encore la mainmise des compagnies des ex-métropoles qui ralentit l’élan des autres entreprises. Même si on ne le dit pas, cette mainmise existe toujours : il y a des compromis qui se font entre les entreprises, les appels d’offres ne sont pas aussi bons, beaucoup de marchés se font de gré à gré. Tout cela fait que c’est un peu difficile, ce sont des défis à relever, des solutions qu’il faut essayer de trouver, comment donner de la place à tout le monde sur un pied d’égalité. Il va donc falloir revoir cet aspect.

Je suis allée un peu rapidement, sans rentrer en profondeur parce que j’avais un temps limité (on m’a donné 9 à 10 minutes et là je suis à 11 !) J’espère que l’on pourra approfondir les échanges avec ceux qui auront des questions. Je suis connectée et on pourra donc dialoguer autour de ces questions.

Je vous remercie.

https://youtu.be/e59q_mlRfc8?si=EGvDN4cV3CO75phP