Conférence internationale de Berlin, 12 et 13 juillet, 2025

Dimitri Trenin : pour un nouveau système global de sécurité

samedi 18 octobre 2025

Prof Diminitri Trenin.
capture d’écran
Intervention du professeur Dimitri Trenin, Superviseur académique de l’Institute of World Military Economy and Strategy (Russie), lors de la

conférence internationale organisée le 12 et 13 juillet 2025 à Berlin par :

  • l’Institut Schiller,
  • l’Académie géopolitique de Paris et
  • l’Ostdeutsches Kuratorium von Verbänden (Conseil d’administration des Associations d’Allemagne de l’Est) de Berlin.

J’aimerais beaucoup vous parler de paix, de développement et de bien d’autres sujets élévateurs, mais ces dernières semaines, le monde a traversé des crises dont l’une, toujours en cours, implique des puissances nucléaires. Une crise en Asie du Sud, une au Moyen-Orient et une troisième en Europe, en Ukraine, mais où l’enjeu essentiel n’est pas l’Ukraine.

L’une des révélations les plus frappantes de 2025, pour moi-même et nombre de mes collègues ici à Moscou, a été l’arrivée de l’Europe en première ligne du conflit ukrainien, devenant ainsi le principal adversaire, un quasi-ennemi sur le champ de bataille face à la Russie, dans la guerre par procuration que l’Occident mène contre la Russie en Ukraine.

Deux évolutions sont, à mon avis, à l’origine de cette révélation.

La première, c’est que la Russie commence à gagner la guerre en Ukraine. La seconde, ce sont que les États-Unis, sous l’administration Trump, ont relégué l’Europe au second plan pour se concentrer davantage sur l’Asie, essentiellement sur la Chine.

Dans ce nouveau contexte, mes collègues et moi estimons que les dirigeants européens ont jugé utile de placer la Russie dans le rôle d’ennemi à leur porte, pour en faire un vecteur principal de la consolidation de l’Europe en tant que centre de puissance et acteur stratégique. S’opposer à la Russie est presque devenu une nouvelle idée unificatrice pour l’Europe.

Après avoir instauré la paix entre les nations européennes à la fin de la Seconde Guerre mondiale, après l’unification de l’Europe, au lieu d’absorber l’Europe de l’Est dans une Union européenne élargie, la grande idée de l’intégration européenne aujourd’hui semble être de tenir tête aux barbares de l’Est. Cette idée repose sur l’hypothèse, que je trouve ridicule, selon laquelle la Russie serait prête à attaquer l’Europe à moyen terme, dans les trois à cinq prochaines années. Personne ne se demande d’où viennent ces renseignements, car le simple fait de poser cette question pourrait vous classer comme un agent de Poutine. Mais c’est largement admis parmi les Européens, qui pourtant ont généralement l’esprit critique.

Du côté russe, il semble que l’Europe ne se contente pas d’évoquer une agression potentielle de la Russie à moyen terme (sans chercher pour autant à la dissuader), mais se prépare à la combattre dans les trois à cinq prochaines années. C’est différent de la période de la Guerre froide, où l’accent était mis sur l’affrontement. Aujourd’hui, la situation est beaucoup plus dynamique, et donc beaucoup plus dangereuse. Et je pense que cela suscite de plus en plus d’inquiétude en Russie, car, comme je l’ai déjà précisé, c’est une révélation.

Pendant des décennies, durant la Guerre froide et même après, l’Europe était perçue plus ou moins comme un groupe de pays vassaux des États-Unis. Ces pays étaient devenus totalement pacifistes ou néo-pacifistes, au point de ne servir que les intérêts des États-Unis. Cette idée est en train d’être remise en question dans tous les domaines en Russie.

Comme je l’ai dit, l’Europe est désormais en première ligne, dans la position historique, malheureusement, d’un groupe de pays se préparant à un engagement militaire avec la Russie. L’implication de l’Europe dans la guerre continue donc de croître. L’Europe remplace les États-Unis comme principal fournisseur d’armes et de munitions à Kiev. Elle modernise les systèmes qu’elle transfère à Kiev, notamment des missiles à longue portée provenant également d’Allemagne. L’Europe se rapproche donc de plus en plus d’une participation directe à une guerre avec la Russie. On parle aussi de l’envoi potentiel de troupes européennes en Ukraine, malgré les nombreuses protestations et les avertissements de la Russie, pour qui ce serait intolérable et constituerait un acte très dangereux.

Nous sommes donc profondément frappés, et moi d’autant plus que j’ai passé beaucoup de temps en Allemagne dans les années 1970-80, m’y étant rendu à de nombreuses reprises et ayant beaucoup de bons collègues et de nombreux amis sur place. C’est donc avec une peine immense que je déclare ainsi que la réconciliation russo-allemande - qui était presque un miracle, vu qu’elle s’est réalisée en dehors de toute alliance ou union économique, et qu’elle a essentiellement débuté alors que l’Allemagne de l’Ouest et l’Union soviétique étaient dans les camps opposés de la Guerre froide - cette réconciliation, cimentée par l’acceptation et le soutien de Moscou à la réunification de l’Allemagne il y a 35 ans, est désormais en miettes. Il s’agit, pour moi, d’une véritable tragédie. J’avais pourtant personnellement salué la réconciliation comme un miracle, c’était tout à fait incroyable, l’une des choses auxquelles on ne pouvait pas s’attendre et qui était arrivée !

Mais ensuite, la situation s’est progressivement dégradée. Je dirais qu’au cours des 20 dernières années, elle a été minée, puis tout a coulé sous nos yeux.

Permettez-moi de conclure en disant que nous nous trouvons dans une situation très dangereuse. Les dirigeants européens - pour autant qu’on puisse les appeler ainsi - se leurrent en pensant que la Russie ne réagira pas, ou du moins ne ripostera pas contre les puissances européennes pour ce qu’elles font en Ukraine et pour les armes qu’elles lui envoient afin de frapper la Russie.

Permettez-moi également de dire que la période que nous traversons est plus dangereuse que presque tout ce que nous avons connu pendant la Guerre froide. Je dirais même, plus dangereuse que la crise des missiles de Cuba de 1962. L’une des prédictions que je nous espère encore capables d’éviter, capables d’assurer qu’elle ne se produise pas, c’est que la crise actuelle ne s’arrêtera pas tant que nous n’aurons pas contemplé l’abîme comme ils l’ont fait en 1962, avant de faire marche arrière.

Mais contrairement à 1962, la nouvelle crise nucléaire, qui pourrait remettre en question l’existence d’une grande partie du monde, voire du monde entier, ne se produira pas là-bas, ni dans les Caraïbes ni ailleurs. Il semble que cela se produira ici, en Europe, à moins qu’à la dernière minute, nous puissions déployer des efforts conjoints pour parvenir à un accord qui stabilisera la situation à l’est de l’Europe.
Enfin, permettez-moi de dire que les choses auraient pu être évitées, que cette crise aurait pu ne jamais se produire. Sans l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine (et, initialement, à la Géorgie), l’idée que l’Ukraine devienne membre de l’OTAN fut la véritable ligne rouge qui a conduit à cette guerre.

La crise en Ukraine aurait pu être évitée ou stoppée net, la situation aurait pu être stabilisée, si les accords de Minsk de 2015, il y a dix ans, avaient été respectés par toutes les parties. Cependant, comme Mme Merkel nous l’a confié il y a quelque temps, cet accord était considéré comme un simple moyen de gagner du temps pour réarmer l’Ukraine.

Nous aurions aussi pu stopper la guerre qui a éclaté à grande échelle en 2022, si le projet de traité d’Istanbul avait été signé. Mais en réalité, il a été torpillé par les efforts conjoints des États-Unis et du Royaume-Uni.

Nous n’avons pas saisi ces trois chances. Il se peut donc que Dieu ait épuisé les chances qu’il nous donne, mais j’espère encore que nous pourrons éviter le pire. Laissez-moi vous laisser avec cet espoir, mais la situation est vraiment désastreuse.

Merci beaucoup et toutes mes excuses pour avoir semé tant de nuages noirs à l’horizon de cette conférence de l’Institut Schiller.

Merci.