Les analyses de Jacques Cheminade

Mégafusions : la folie qui précède le krach

jeudi 7 janvier 1999, par Jacques Cheminade

Depuis cinq ans, partout dans le monde occidental, les grands groupes industriels et financiers se rapprochent, fusionnent, achètent leurs concurrents et constituent de grandes entreprises planétaires pesant plus lourd que les Etats. Jusqu’à présent, la France se trouvait relativement isolée de ce mouvement, tel le petit village d’Astérix prétendant résister à l’imperium romain. Depuis quelques semaines, cependant, notre pays a dû basculer : un pôle privatisé s’est formé dans le secteur aérospatial, François Pinault est entré dans Bouygues et TF1 par la grande porte, Total a pris le contrôle de son homologue belge, Petrofina, Rhône-Poulenc a annoncé son mariage avec Hoescht, EDF a pris pied en Grande-Bretagne en se payant London Electricity, Havas (filiale de Vivendi) a fait l’acquisition de Cendant Software, le géant américain du multimédia « ludo-éducatif » (sic), et, enfin, Synthélabo (filiale de L’Oréal) et Sanofi (contrôlée par Elf) ont annoncé leur fusion.

Dans l’esprit des intérêts actuellement dominants, il ne s’agit là que d’une première flambée : sous l’effet de la dérégulation financière généralisée et avec l’appui des nouvelles technologies de l’information, le « marché » est devenu une arène mondiale offerte à la loi des plus grands et des plus forts. C’est ce que les technocrates appellent « un changement d’échelle ». De ce changement, les gagnants sont l’oligarchie financière, les dirigeants des nouveaux mastodontes et les actionnaires institutionnels (fonds de pension, fonds communs de placement... ) et les perdants, nous, c’est-à-dire les Etats, les salariés et la production industrielle elle-même. Il s’agit d’un véritable délire financier, à l’opposé des intérêts des nations et de leurs peuples. Ce délire, nous le verrons, est en réalité - comme ce fut toujours le cas dans l’histoire des grandes crises - une fuite en avant vers la monopolisation qui précède le krach financier et monétaire à venir.

Dans le monde, la valeur totale des transactions portant sur des achats, cessions et rapprochements d’entreprises a atteint le chiffre record de 1200 milliards de dollars au premier semestre 1998 - on prévoit 2000 milliards de dollars pour l’ensemble de l’année - contre 1600 milliards de dollars pour l’exercice 1997 (estimation de la société IFR-Securities DATA). Notre Hexagone s’est situé au 6ème rang mondial en matière d’acquisitions au premier semestre 1998, avec un total de 14,6 milliards de dollars (trois fois plus qu’en 1997... ) et, en sens inverse, au 5ème rang mondial en matière de cessions, avec un total de 14,3 milliards de dollars (presque trois fois plus qu’en 1997).

Partout, l’on entend un langage reflétant une volonté de puissance sans complexes : « Les entreprises veulent être leaders sur tous les marchés du monde global » (Vernon Allis, directeur général d’Andersen Consulting). Et partout, le même aveu répété et encore répété : il s’agit d’accroître la « rentabilité » pour attirer l’« actionnaire » - en clair, offrir la meilleure rémunération possible aux fonds d’investissement anglo-américains. Citons en exemple une phrase sortie du communiqué de Total-Petrofina : « La création du nouvel ensemble devrait permettre d’améliorer dans les trois ans le résultat opérationnel d’un montant d’environ 300 millions d’euros (1,8 milliards de francs). L’opération contribuerait à une augmentation du bénéfice net par action de 10% à l’horizon de trois ans. »

La messe est ainsi dite. Les actionnaires institutionnels obtiennent une rentabilité du capital sans précédent, les Bourses gonflent et les dirigeants, qui voient monter en quelques heures la valeur de leurs stock-options, s’enrichissent. La classe moyenne, d’abord aux Etats-Unis puis en Europe, investit en Bourse, gagne et accroît sa consommation en la « couplant » sur ses gains. Tout cela forme ainsi la plus grande bulle financière de l’histoire, encore gonflée par tous les mécanismes de paris avec leviers permettant de jouer plusieurs fois sa mise. Dans ce contexte, la perte de pouvoir par les Etats apparaît clairement. Face aux grands groupes soutenus par l’oligarchie financière, ils ne font simplement plus le poids.

Ainsi, dans l’aéronautique française, jusque-là guidée et contrôlée par la puissance publique, l’on assiste à un double démantèlement. D’abord à l’échelle européenne : les menaces d’un rapprochement Bae-DASA ont contraint le gouvernement à privatiser l’Aérospatiale, et les « marchés » demandent toujours plus. Alors qu’à l’origine, l’Etat devait garder environ 48% des parts du nouvel ensemble, en cédant 30 à 33% à Lagardère et en mettant le reste sur le marché, Alain Richard, ministre de la Défense, a dû déclarer début novembre que le gouvernement était prêt à aller plus loin. On ne sait pas encore de combien, mais on sait que la « logique » est de constituer un grand ensemble européen privatisé. Ensuite à l’échelle française : non seulement Lagardère se voit offrir un cadeau pour entrer dans le nouvel ensemble, mais dans ce « nouveau Yalta » de l’aéronautique, l’Aérospatiale doit abandonner Sextant Avionique (5 milliards de francs de chiffre d’affaires et 6.600 salariés) - dont il détenait 50% du capital - à Thomson-CSF et lui apporter ses activités satellites et radars, ainsi qu’A/S. Il va sans dire que Thomson-CSF a été lui-même privatisé - et le tout organisé sous un gouvernement de la « gauche plurielle ».

Pire encore, et là apparaît un élément fondamental de cette logique financière, les évaluations financière pour déterminer les parts exactes des uns et des autres sont effectuées par... des groupes financiers internationaux : Lazard pour l’Aérospatiale, le Crédit lyonnais et Arjil pour Lagardère et Rothschild pour l’Etat ! Cela paraît absolument « naturel » aux bureaucrates et aux politiciens du fameux "cercle de raison" décrit par Alain Minc, mais si les Français et les Françaises comprenaient ce qui se passe, ils se révolteraient. C’est pourquoi un vocabulaire d’« expert » et de « spécialiste » préside à ces opérations, justifiant un discours sur la fatalité des « économies d’échelle » et la nécessité d’être « grand » pour devenir « fort ».

Résultat final : l’Aérospatiale sera privatisée, soumise au droit privé, et intégrée dans un ensemble européen dans lequel DASA et British Aerospace (Bae) exerceront le pouvoir réel. Certes, la France réclame 50% des parts dans le nouveau groupe européen - au nom des sacrifices consentis. Cependant, aujourd’hui, l’Aérospatiale ne pèse que 37,9% dans le Groupement d’intérêt économique actuel, contre 37,9% pour DASA et 20% pour British Aerospace. L’on voit mal ces deux sociétés (dont le « poids » total sera de 130 milliards de francs contre 80 milliards pour Aérospatiale-Matra-Dassault) laisser tomber l’atout qu’ainsi elles détiennent. De plus, la logique de l’ensemble n’est plus du tout industrielle mais financière. Et cette logique, tous les gouvernements français depuis le début des années soixante-dix l’ont acceptée ! L’on arrive aujourd’hui, simplement, à la conséquence ultime de cette acceptation.

La prise de contrôle de Petrofina par le groupe pétrolier Total porte, elle, sur 70 milliards de francs ; la nouvelle société réunissant Rhône-Poulenc et Hoescht, Aventis, sera basée à Strasbourg et contrôlée à parts égales par le Français et l’Allemand, réunissant la pharmacie et l’agrochimie des deux groupes. Dans les deux cas, cependant, les « marchés » disent que ce n’est pas assez ! Les deux nouveaux « géants » devront à leur tour fusionner avec d’autres : le jour de leurs noces, Total perdit 12% en Bourse et Rhône-Poulenc 7%. L’union Synthélabo-Sanofi, constituant le sixième laboratoire européen, apparaît - elle aussi - comme une « étape ». Quant à la prise de contrôle de la London Electricity par EDF, pour 19 milliards de francs, elle symbolise la rupture de l’orientation traditionnelle de notre producteur d’énergie. Sous pression des institutions européennes, si l’on suit leur logique, ce qui était hier le fournisseur de nos entreprises et de nos particuliers en énergie - une mission de service public- deviendra, inéluctablement, un mastodonte multinational diversifiant ses sources d’approvisionnement (en allant au meilleur marché, c’est-à-dire au gaz), investissant hors de France et passant à une « prise en compte de la rentabilité » (sic).

Dans tous ces cas, les salariés - qui ne peuvent plus être, par définition, protégés par une puissance publique systématiquement affaiblie - seront les premiers lésés.

La constitution d’Aventis menace 10 000 à 15 000 emplois en France et en Allemagne et la fusion Sanofi-Synthélabo se traduira par quelques 4 000 suppressions de postes !

L’exemple des unions célébrées ailleurs qu’en France au cours de ces dix ou quinze dernières années confirme notre diagnostic. Ainsi, dans l’aéronautique, Boeing vient d’annoncer la suppression de 48 000 emplois (sur 236 000) après sa fusion avec McDonnell-Douglas, alors que son fournisseur Northrop-Grumman s’apprête à licencier 9100 travailleurs (sur 54 000). Dans le secteur pétrolier, BP et Amoco reconnaissent volontiers que le résultat de leur fusion leur permettra d’économiser 12 milliards de francs chaque année à partir de l’an 2000 et que la moitié de ce montant est attendu du licenciement de 6000 personnes... Dans la banque, après la prise de contrôle de Bankers Trust par la Deutsche Bank, on annonce au moins 5.500 suppressions d’emplois. En France même, 39 000 emplois bancaires sont menacés à l’horizon 2001. Les consommateurs eux-mêmes n’en tireront aucun bénéfice. Les nouveaux "monstres", dont la bureaucratie gestionnaire est de plus en plus éloignés des besoins réels du client, sont et seront de plus en plus tentés de relever le montant des primes comme des taux accordés à leur clientèle !

La production elle-même ne se trouve pas élargie, mais - en fait- réduite. Ce qui est « logique », puisque le chômage croissant et le niveau de vie baissant, le « potentiel de consommation » plafonne ou diminue. De cela, l’économiste Sylvain Wickham nous donne un cas précis : « Si l’on prend l’exemple de la pharmacie, on parle toujours de concentration et d’effet de taille alors qu’on constate simultanément un recentrage des activités, des fermetures de sites, des suppressions d’effectifs et un processus d’externalisation. Quant à la quête de parts de marché, on relève souvent qu’après une fusion, sur le moyen terme, la part de marché du nouveau groupe a reculé. » Plus généralement, des études nombreuses montrent que les fusions, dans presque tous les secteurs, commencent par « détruire de la valeur ». Le coût du rapprochement se trouve de moins en moins amorti, au fur et à mesure que le mouvement s’étend.

Bien entendu, dans toutes ces opérations, comme l’ont noté les syndicats allemands et français de la chimie à l’occasion de la création d’Aventis, « les salariés et leurs représentants sont tenus à l’écart d’un choix qui décide de leur avenir ». Il ne faut pas confondre, c’est Merril Lynch, Goldman Sachs, Lazard ou Arjil qui « conseillent ». La CGT a raison d’appeler toutes les organisations syndicales à la mobilisation pour s’opposer « à de telles concentrations, uniquement basées sur des objectifs financiers ». Sans parler des dégâts psychologiques et humains dus à des chocs de cultures d’entreprise différentes, dont ces « objectifs financiers » ne tiennent aucun compte.

Nous nous trouvons donc face à une fuite en avant vers le gigantisme, motivée à la fois par l’appât du gain et plus récemment, par la peur. Dans certains secteurs, en effet, la crise entraîne d’ores et déjà les prix à la baisse. Il en est ainsi pour les industries qui fournissent les produits de base destinés à la transformation - produits chimiques, pétrole, papier, acier... - qui subissent à la fois la baisse des prix due à la dépression du secteur manufacturier asiatique (baisse de la demande) et la concurrence de ce même secteur condamné à exporter à tout prix et parfois à n’importe quel prix (hausse de l’offre concurrente). Une grande partie des "concentrations transfrontalières" actuelles se font précisément dans ces secteurs et dans le désordre, face à la déflation.

Les mégafusions sont donc à la fois une conséquence de la mondialisation financière et une cause de la crise engendrée par cette mondialisation. Nous nous trouvons dans un monde où plus de 1500 milliards de dollars circulent chaque jour sur les marchés des changes (en devises) et plus de 3000 milliards sur les marchés financiers. Sur ces totaux, moins de 1% correspondent à des opérations réelles, sur bien physiques. L’univers ainsi défini est un univers entré dans la logique du pari virtuel, effectué au détriment de la production réelle. A ceux qui prétendent que dans des paris, il y a des perdants et des gagnants, constituant un « jeu à somme nulle », nous répondons que dans une économie comme dans un casino - dans une économie devenue casino financier - il y a un effet compensation, mais avec de plus en plus de perdants et de moins en moins de gagnants. En termes physiques, cela aboutit précisément... à des mégafusions, c’est-à-dire à une course au monopole (concentration des gagnants) dans tous les secteurs, au détriment du travail, de la production et de l’indépendance des Etats-nations. C’est ce que nous venons de décrire !

Cependant, si un tel jeu peut continuer dans un casino (jusqu’à la ruine de tous les joueurs et à l’enrichissement de la banque), dans la réalité physique, l’univers ne peut être uniquement constitué de « géants ». Ces « géants » détruisent les acteurs et les agents de la production comme de la consommation, ruinant leur propre base future d’opérations. Encore une fois, c’est ce que nous venons de décrire !

La bonne nouvelle est que nous sommes parvenus au point de rupture de ce système. Les mégafusions en sont le symptôme.

En Europe, jusqu’à il y a cinq à dix ans, les principaux Etats - à l’exception, bien entendu, de la Grande-Bretagne de Mme Thatcher- pouvaient relativement s’en défendre en raison de leurs systèmes nationaux volontaristes. Aujourd’hui, c’est la perspective de l’euro et l’ouverture d’un futur marché pan-européen des actions, regroupant toutes les Bourses importantes du vieux continent, qui accélère le mouvement. Il se crée ainsi une bulle financière semblable à celle des marchés anglo-saxons, fondée sur la recherche de la plus grande rentabilité pour l’actionnaire (shareholder value) et les spéculations sur produits dérivés. Les huit plus grandes banques françaises constituent le second ensemble du monde, après l’américain, en termes de contrats sur produits dérivés, soit 13.900 milliards de dollars sur un total de 103 540 milliards pour les plus grandes banques du monde. (Source : Banque des règlements internationaux)

Arrivés à ce point, le système mondial est à bout. Car toutes les possibilités de spéculation, partout, ont été exploitées l’Europe « industrielle » étant le dernier terrain de chasse. Ceux qui se sont réjouis, comme Mme Guigou ou M. Strauss-Kahn, de « l’effet d’aubaine » de la crise asiatique, attirant les capitaux errants vers une Europe refuge, sont aveugles.

La réalité est que l’Europe est le dernier terrain que la spéculation est en train d’exploiter et qu’elle doit le faire plus vite qu’ailleurs parce qu’on est en fin de course. Ce qui vient ensuite, c’est le krach, qui touchera cette fois l’Europe et les Etats-Unis plus que les autres secteurs du monde. En Europe, l’effet d’une « crise américaine » se trouvera immédiatement transmis lorsque les fonds de pension, les fonds mutuels et les fonds d’assurance anglo-saxons se retireront pour protéger leurs places d’origine. Rappelons qu’entre 33 et 40% des actions du CAC-40 sont, en France, détenues par ces fonds, et que si l’on considère les titres qui « bougent », en excluant les participations à long terme, ils contrôlent plus de 66% des mouvements !

Mégafusions, mégachômage, mégakrach : c’est ce qui est devant nous, si rien n’est fait pour changer la règle du jeu. Ce changement relève de chacun d’entre nous et de la politique mondiale : c’est là son caractère paradoxal. A l’heure où ceux qui organisent les mégafusions opèrent sans se gêner à l’échelle internationale, ceux qui s’y opposent et défendent l’alternative- nouveau Bretton Woods, pont terrestre eurasiatique, logique de banques nationales et de grands travaux- doivent être à la fois patriotes et citoyens du monde.