Les analyses de Jacques Cheminade

Jospin et Chirac restent sur le Titanic

jeudi 7 janvier 1999, par Jacques Cheminade

Les marchés européens sont emportés par la tempête, le secteur financier japonais se trouve dans une situation catastrophique, Wall Street est frappé par l’onde de choc, l’Amérique latine succède à la Russie et les sociétés françaises du CAC-40 (les plus fortes capitalisations en Bourse) plongent les unes après les autres. Face à l’évidence brutale de la crise, reconnue même par la presse libérale anglo-saxonne et suisse, nos dirigeants ont, eux, choisi de rester à bord du Titanic. En effet, ils s’accrochent à l’idée que l’euro est un bouclier et le FMI un excellent gendarme, comme si, pour traiter la maladie, il fallait renforcer la cause du mal.

L’article de Lionel Jospin, dans le Nouvel Observateur du 10-16 septembre, est un véritable morceau choisi montrant comment une pensée formaliste confond débat académique et épreuve de force, pour finalement aboutir à la politique de Gribouille. Sa lecture laisse une impression tragi-comique : voilà en effet un homme qui analyse à peu près justement la crise actuelle - « l’accumulation de l’argent pour l’argent » - mais aboutit à des conclusions qui ne peuvent que l’aggraver. Pourquoi ? Par incapacité de voir le monde autrement que par le prisme institutionnel, par la lucarne des « données existantes ».

Pour combattre les conséquences du désastre provoqué par l’ordre néo-libéral du FMI, il propose... « d’étendre les compétences du FMI aux mouvements de capitaux, d’accroître rapidement ses ressources et d’approfondir sa légitimité, par exemple en renforçant le rôle du comité intérimaire, qui en constituerait en quelque sorte le "gouvernement politique" ». Puis il ajoute une louche d’euro : « L’Europe a su s’unir et réaliser l’euro. En permettant aux pays qui y participent de traverser cette crise sans encombre monétaire, la future zone euro a subi avec succès son baptàme du feu. » Ce n’est pas Juppé, mais c’est tout comme. Car c’est là un homme intelligent, et même honnète, qui sombre par absence de vrai caractère. Il préfère s’adapter, biaiser, faire avec ce qui est et, finalement, malgré toutes ses promesses électorales, ne rien faire contre l’ordre existant si ce n’est en redemander.

M. Jospin a une seule excuse : il n’est pas le seul. M. Chirac a dit exactement la même chose lors de la réunion de nos ambassadeurs à Paris, fin août : « La crise asiatique exige un urgent renforcement du système financier mondial autour du FMI (...) Il faut transformer le comité intérimaire du FMI en véritable organe de décision au niveau ministériel afin de renforcer sa légitimité ». Le Président compte sur son corps diplomatique « pour rassembler une très large coalition internationale autour de ce projet » car « si nous ne sommes pas capables de conduire rapidement les réformes nécessaires autour du FMI renforcé, nous serons à la merci d’une secousse brutale, dans tel ou tel pays émergent" (sic).

Ceux qui n’ont pas compris pourquoi, en 1995, ma candidature présidentielle avait tant dérangé devraient maintenant être édifiés : en annonçant la crise financière à venir, en attaquant le FMI, en dénonçant l’euro, je rompais avec la règle du jeu, je disais ce qu’il ne fallait surtout pas dire.

Le ridicule heureusement (ou malheureusement ?) ne tue pas, sans quoi toutes nos élites parisiennes seraient mortes : les voici, aujourd’hui même, aussi accrochées au FMI et à l’euro qu’elles l’étaient alors, voire davantage. Ecoutons, les uns après les autres, quelques représentants de la nomenklatura : Jacques Chirac (toujours à la sixième conférence des ambassadeurs) : « Je suis optimiste pour l’Asie. » Dominique Strauss-Kahn, avec son collègue belge Jean-Jacques Viseur : « L’euro, un bouclier qui fait ses preuves » puis, le18 septembre : « Nous ne sommes pas devant une sorte de grand krach. » Christian Pierret, secrétaire d’Etat à l’industrie : « L’euro est plus que jamais justifié. » Et enfin, Elisabeth Guigou, à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon : « L’euro est un îlot de stabilité, un îlot vers lequel affluent les capitaux. »

Mme Guigou est plus Saint-Jean bouche d’or que les autres. Ce qu’elle dit tout haut, c’est que l’Europe, grâce à un euro stable, attirera les capitaux qui fuient les autres régions du monde et donc, profitera du malheur des autres. M. Jean-Luc Gréau, dans son article sur « les cinq cloisons du Titanic », publié par Libération a fait justice de l’immoralité qui se cache (mal) derrière un tel argument. Mais toute moralité laissée de côté, l’argument est totalement faux : Mme Guigou et les autres fervents de l’euro-bouclier confondent une crise cyclique - dont l’Europe pourrait en effet, même en toute immoralité, tirer avantage - avec une crise systémique, dans laquelle, comme aujourd’hui, tout le monde se trouve sur le même bateau.

M. Attali, plus avisé que les autres, dénonce cette « fausse évidence » : « L’on se rendra alors compte que la monnaie, quand s’installe la panique, n’est qu’un bouclier percé, qu’elle n’est pas faite pour protéger, mais pour échanger. » M. Pasqua, de son côté, constate qu’« une monnaie n’a jamais protégé personne » et que « la croyance dans l’euro rappelle la vénération qui entourait la ligne Maginot. »

Il est triste de constater que MM. Attali et Pasqua restent parmi les rares ayant su garder un peu de raison et de verve. Les autres ont trahi les fondements mêmes des doctrines qu’ils affichent : socialistes et RPR n’ont plus rien à voir avec Jaurès et de Gaulle, car ils sont devenus monétaristes par nature et par choix, pensant en hommes d’appareil et non en hommes de rupture. Il est tout de même incroyable qu’un Premier ministre socialiste et un président de la République gaulliste fassent l’exact contraire de ce qu’ils avaient eux-mêmes dit et jettent par dessus bord la notion même de souveraineté nationale pour rallier une supra-nationalité financière mondiale - le FMI - et européenne - l’euro -, représentées par des institutions qui ne sont soumises à aucun mandat électoral ni contrôle réellement démocratique. Voilà où nous en sommes, et il faut le dire et le redire.

A partir de là, les illusions et les déclarations ineptes se multiplient. MM. Strauss-Kahn, Pierret et Jospin tablent sur une croissance de 2,7% en 1999 (au lieu de 2,8%, admirez l’infinie précision des chiffres...), comme si tout était comme d’habitude, business as usual, sans nuages ni tonnerre. L’opposition les critique, mais pour regretter que « la marge de manoeuvre laissée par la croissance n’ait pas été utilisée pour réduire les dépenses et diminuer les impôts ». A bêtise, bêtise et demie. Car tous pensent en comptables, en équilibristes, en faiseurs de « coups » : ils ne peuvent voir qu’en pleine crise, une réduction des dépenses aboutit à une réduction des investissements, de la consommation- qui tirent l’économie - et de l’assiette fiscale elle-même, c’est-à-dire de la ressource publique !

Enfin, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, concluent ces gens en place, du haut de leur position, puisque le Crédit lyonnais est privatisé et que les fonds de pension anglo-saxons investissent en France.

La forte dérouillée subie par notre Bourse, les 17 et 18 septembre, sonne pourtant l’alerte. La chute aberrante, au regard de l’économie, d’Alcatel (38,4% en une seule séance, tous records battus à Paris) devrait dissiper toutes les illusions : les gérants de fonds britanniques et américains traitent les sociétés comme du bétail qu’on achête et qu’on revend s’il ne produit pas assez vite. Plus honnête que nos « nomenklaturistes » patentés, un gérant responsable d’une Sicav lançait le 17 : « Les quelques certitudes que nous avions encore ont été ébranlées. »

Eh oui, on s’étonne. Ainsi l’éditorialiste du Monde du 5 septembre trouvait « surprenantes » les prises de position du Financial Times et du Wall Street Journal, favorables à « des formes de contrôle des changes dans les pays les plus faibles ». Eh oui, la Malaisie a fait le choix d’un contrôle des changes et la Chine, l’Inde et le Chili ont moins souffert que les autres parce qu’ils avaient tous trois conservé ou introduit des éléments d’économie dirigée.

Eh oui, faut-il dire à nos dirigeants, vous avez durant plus de trente ans admis en public l’« efficacité » du libéralisme tout en reconnaissant, en semi-privé, devoir tous vos carrières à un appareil d’Etat abusivement colonisé.Vous avez parfois appelé cela l’économie mixte. Mais aujourd’hui, l’Etat revient - non pour promouvoir des carrières libérales de droite ou de gauche, mais pour faire une politique d’intérêt général et arrêter la loi de la jungle sur les marchés.

Dépassée, la petite Tobin tax des bonnes âmes du Monde diplomatique, la gauche-gauche de la nomenklatura. Aujourd’hui, c’est d’une politique volontariste qu’il s’agit, d’un nouveau Bretton Woods imposant aux « marchés » et à l’oligarchie un retour de l’argent vers l’emploi, la production et les infrastructures et constatant, chiffres en mains, la faillite des spéculateurs.

Le choix est simple : régulation, réglementation et reconstruction, ou chaos et effet domino. Il faut protéger l’économie réelle, physique, productive - la science, l’éducation, la santé publique, l’épargne, l’agriculture, l’industrie et les infrastructures - de l’effondrement financier. Le reste, comme je le disais dans ma profession de foi pour l’élection présidentielle, se résume à « pérorer sur le pont du Titanic. »