Technologie, souveraineté et émission monétaire : l’actualité du socialisme Jaurésien

lundi 15 novembre 2010

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Nous publions ici des extraits des textes de Jaurès, publiés entre 1887 et 1914 dans La Dépêche de Toulouse , qui restent tous d’une brûlante actualité.

Le génie créateur, la tour Eiffel et les machines

Aujourd’hui, trop sensibles au climat vert, les socialistes n’ont toujours pas de politique industrielle. Jaurès reste une référence inspiratrice.

L’Exposition (12/05/1889)

« Il y a dans l’Exposition une telle accumulation de beautés diverses, qu’on est d’abord comme accablé d’une sorte d’admiration confuse. Elle se double bientôt d’un patriotique orgueil. Oui, c’est notre pays qui a fait cela ; c’est la France, vaincue il y a dix-huit ans, mutilée, envahie, qui convie aujourd’hui le monde étonné à ce spectacle incomparable. Tous les ennemis de la France au-dehors, tous les courtisans de M. de Bismarck en Europe, tous les Valets couronnés de l’autocratie allemande, dénonçaient Paris à leurs peuples, comme un foyer de révolution prochaine où ils feraient bien de ne pas se risquer ; Paris répond par le calme et par le génie. Les peuples répondent aussi en venant en foule. Tous les ennemis de la République au-dedans, exagérant contre nous la crise économique universelle, ne parlaient que de l’appauvrissement, de l’épuisement, de la détresse découragée du pays. Le pays leur répond par un effort de travail, d’invention, de création, qui atteste à la fois l’abondance des ressources accumulées et la confiance dans l’avenir. (…)

« Dès que l’on peut, après avoir visité l’Exposition, ordonner et préciser un peu ses impressions, voici ce qui frappe tout d’abord. La France démocratique a retrouvé, en les adaptant à des conditions nouvelles, les traditions du grand art classique français. L’Exposition est une œuvre classique par la simplicité, la clarté et l’ampleur de l’ordonnance. (…) La tour Eiffel, le dôme central, la galerie française, le centre de la galerie des machines, voilà l’axe superbe autour duquel toutes les œuvres du travail universel se distribuent avec une merveilleuse clarté. Un autre caractère du grand art classique que l’Exposition a retrouvé, c’est l’harmonie dans la puissance, l’élégance dans la force. Il ne s’agit point ici des inventions raffinées et frêles des civilisations fatiguées. (…). La haute tour aurait pu tout écraser ; mais, à l’autre bout du Champ de Mars et, séparé du reste par une vaste étendue verdoyante, elle achève, loin de la diminuer, la grandeur de l’ensemble. (…) On dirait une cathédrale à la fois gigantesque et fouillée qui saurait partout marier à la sévérité de la pierre la douceur des vitraux et qui de chacun de ses plis ferait germer à profusion des nids, de la verdure et des fleurs. C’est ainsi que notre siècle si tourmenté s’achève en une œuvre de puissance calme et d’harmonieuse grandeur. (…)

« Une impression ou, si vous voulez, un rêve, se dégageait pour moi de tout ce que je voyais : c’était le rêve, c’était l’espérance de la glorification prochaine du travail humain, débarrassé de l’alliage de servitude, de misère, d’ignorance et de souffrance qui le déshonore encore aujourd’hui. (…) Les machines, qui devraient servir tous les hommes, asservissent une partie des hommes ; mais, dans la galerie des machines, on ne voit apparaître que leur puissance bienfaisante et l’on entrevoit le jour, prochain peut-être, où elles seront les servantes de tous et non plus les maîtresses de quelques-uns. Cette colossale galerie, où est représentée toute la puissance mécanique de la race humaine, est éclairée à ses deux extrémités par des vitrages d’azur d’une merveilleuse tendresse. Le vaste champ du travail mécanique se prolonge ainsi, pour le regard, par une douce perspective bleue. Il me semble qu’il y a là, pour les travailleurs, un symbole et comme une promesse de douce et fraternelle émancipation. C’est ainsi que peu à peu et presque sans le vouloir, l’esprit s’élève à de religieuses pensées. L’autre nuit, en revenant de Versailles, où nous venions de fêter le 5 mai, j’apercevais des hauteurs de Bellevue Paris qui s’essayait aux illuminations du lendemain. Au sommet de la tour Eiffel brillait un foyer électrique. On devinait la tour, mais on ne la voyait pas, car elle disparaissait dans l’ombre ; la lumière de sa cime était dans l’espace comme une planète nouvelle, et c’est avec la joie des pressentiments infinis que je regardais, juste au-dessous des étoiles de Dieu, l’étoile du génie humain. »

Contre les « intellos » de salon, Jaurès défendait la Tour Eiffel

Extraits de la lettre publiée par de nombreux artistes dans Le Temps du 14/02/1887

« Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu’ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, (…) contre l’érection, en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse Tour Eiffel (…).

« La ville de Paris va-t-elle donc s’associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d’un constructeur de machines, pour s’enlaidir irréparablement et se déshonorer ? (…)

« Il suffit d’ailleurs, pour se rendre compte de ce que nous avançons, de se figurer un instant une tour vertigineusement ridicule, dominant Paris, (…) tous nos monuments humiliés, toutes nos architectures rapetissées, qui disparaîtront dans ce rêve stupéfiant. Et, pendant vingt ans, nous verrons s’allonger sur la ville entière, frémissante encore du génie de tant de siècles, nous verrons s’allonger comme une tache d’encre l’ombre odieuse de l’odieuse colonne de tôle boulonnée. »

Parmi les signataires, l’architecte de l’Opéra de Paris, Charles Garnier, les écrivains François Coppée, Alexandre Dumas fils, Charles-Marie Leconte de Lisle, Guy de Maupassant et Sully Prudhomme.

Rejet de la mondialisation apatride

Contrairement aux socialistes d’aujourd’hui, Jean Jaurès apporta son soutien (sous réserve de mesures en faveur de la consommation intérieure), à la politique protectionniste de Jules Méline, dont le principal conseiller était Paul Cauwès, disciple de Friedrich List et des économistes américains Henry et Mathew Carey.

La politique douanière et les réformes (25/12/1890)

« La Chambre va commencer bientôt la discussion du nouveau régime douanier. Le gouvernement a déposé, depuis environ trois mois, un nouveau projet de tarifs, avec tarif maximum et tarif minimum. (…) L’agriculture et l’industrie françaises, qui sont déjà protégées, le seront plus encore à partir de 1892. Cela est juste, et, si on ne dépasse pas la mesure, cela sera bon. Mais il est à craindre que toutes ces lois protectionnistes nouvelles n’amènent encore pour les classes pauvres un renchérissement de la vie. Déjà, depuis quatre ou cinq ans, depuis que les Chambres françaises sont entrées dans la voie de la protection, la vie est devenue plus chère. Je sais bien que la hausse de la viande et du vin n’est pas due exclusivement aux droits protecteurs ; le prix du bétail s’est relevé d’une quantité très supérieure au droit de douane ; et, pour le vin, c’est la disparition partielle du vignoble surtout qui a amené la cherté. Mais les droits protecteurs sur le bétail ont contribué au renchérissement de la viande ; les droits sur la fabrication des vins de raisins secs, quoiqu’ils coïncident actuellement avec une légère baisse des vins, ont empêché une baisse plus grande ; ils sont un élément de hausse. Or, on peut presque mesurer mathématiquement l’étendue des sacrifices, des privations et sans doute des souffrances que le renchérissement de la vie impose aux consommateurs pauvres. (…)

« Et je vous demande dès lors : est-il possible, au moment où par la politique douanière on renchérit la vie pour protéger la fortune nationale dans son ensemble, de maintenir à l’intérieur les impôts de consommation ? Si l’on veut simplement enrichir les gros propriétaires et les industriels, qu’on le dise ; mais si l’on veut défendre l’intérêt de la nation entière, il faut qu’en levant des barrières de douanes à la frontière, on abaisse à l’intérieur les impôts de consommation. La politique douanière unie à des réformes démocratiques d’impôt est bonne ; sans ces réformes elle n’est qu’une exploitation scandaleuse des pauvres. (…)

« C’est là que les intentions réformatrices du gouvernement et de la Chambre pourront se marquer tout d’abord. (…) Quand il s’agit de protéger la propriété possédée pour plus des deux tiers par des hommes qui ne la travaillent pas, ou l’industrie qui se concentre de plus en plus aux mains des capitalistes, on ne chicane pas, on n’ajourne pas ; on propose des systèmes de tarifs : tarifs maximum, tarifs minimum, compliqués, difficiles à manier, et qui donneront du mal à notre diplomatie. (…) Et, comme l’intérêt des classes possédantes, précisément parce qu’elles ont presque tout accaparé, représente, dans nos relations d’affaires avec l’étranger, l’intérêt de la nation, les démocrates, qui sont avant tout des patriotes, ne réclament pas, et c’est ainsi que la politique douanière va irrésistiblement à son but. (…)

« Mais quand il s’agit de soulager les humbles, d’alléger pour eux le fardeau de la vie aggravée par les droits de douane, alors les politiciens et les sages hochent la tête : ils tâtent les réformes démocratiques d’un air défiant ; ils les tournent et les retournent, et, tout pensifs, ils y trouvent d’innombrables difficultés. Il y a deux grands mots dans la politique : Aujourd’hui et Demain. Or, pour le peuple, la souffrance s’appelle toujours Aujourd’hui, et la justice s’appelle toujours Demain. »

Reprendre le contrôle de l’émission monétaire

N’est-ce pas Jacques Delors qui a enterré, avec le Traité de Maastricht, le statut public de la Banque de France et aboli la séparation entre banques de dépôt et banques d’affaires, livrant ainsi l’Etat et la nation à la rapacité des banques privées ? Aux socialistes, maintenant, de renverser la vapeur…

La Banque de France (11/02/1891)

« Je demande la permission, après Plebens et M. Camille Pelletan, de dire un mot sur cet important sujet. Plebens a très bien posé la question : la Banque de France doit-elle être la chose des hauts financiers, ou doit-elle être la Banque de la République ? et M. Pelletan a très bien indiqué qu’à la Chambre il ne fallait pas se hâter, que, le privilège expirant seulement en 1897, on avait le loisir d’étudier à fond toutes les solutions, et qu’il serait insensé, dans l’état économique et social si variable de l’Europe actuelle, de se lier les mains pour trente ans sans des précautions rigoureuses. C’est très juste : mais (…) les meilleures intentions resteront vaines si l’on n’adopte pas une solution radicale et complète, la seule qui puisse sauvegarder pleinement les intérêts et les droits de la nation, si on ne fait pas de la Banque de France une Banque d’Etat. »

Jaurès explique ensuite le statut mixte de la Banque de France de l’époque, l’Etat nommant le gouverneur et les deux-sous gouverneurs, mais le capital-actions de la Banque appartenant à des particuliers qui nomment un conseil de régence concourant à l’administration de la Banque. La prospérité de la Banque, explique Jaurès, se traduit alors par une augmentation de la richesse des actionnaires et non de l’Etat.

« C’est toujours le même système : les financiers disent à l’Etat : tu es incapable de gérer les grandes affaires ; nous seuls le pouvons, à condition que tu nous donnes des monopoles et des garanties de toute sorte, garantie d’intérêt pour les chemins de fer, cours forcé au besoin pour les billets de banque ; tu nous sauveras dans les temps de crise, et, dans les temps heureux, nous empocherons les bénéfices. Il me paraît scandaleux, dans une démocratie, de continuer un pareil système. De plus, les gros banquiers qui administrent la Banque comme délégués des actionnaires, trouvent dans ces fonctions un prestige nouveau : ils apparaissent presque comme les banquiers d’Etat ; ils sont les régulateurs de la circulation et de l’escompte. (…) On s’habitue à les considérer comme les bienfaiteurs de la société qu’ils dominent et dont ils ont accaparé la puissance ; et, mêlés à tout, il devient presque impossible de toucher à eux. (…)

« Quand donc nous débarrasserons-nous des sophismes criminels que les financiers, depuis Louis Philippe, ont inoculés à notre pays, et qui, en frappant l’Etat d’incapacité radicale, livrent aux financiers le crédit, les transports, toute la richesse, toute la puissance et la substance même de la nation ? La vérité est que la Banque, devenue banque d’Etat et gérée sous le contrôle incessant des pouvoirs publics après des fonctionnaires d’élites et par des représentants élus du commerce et de l’industrie, serait excellemment gérée, et dans l’intérêt de la nation ; que sa prospérité, au lieu d’enrichir les actionnaires, enrichirait la communauté tout entière ; qu’il serait possible, n’ayant plus de dividendes à distribuer, de réduire d’une petite fraction le taux de l’escompte ; que la Banque, devenue service public, pourrait concourir au recouvrement des impôts, et qu’une économie notable résulterait de la fusion partielle des services ; enfin et surtout, que la nation, débarrassée de la tutelle arrogante et onéreuse des financiers, apparaîtrait comme majeure dans l’ordre économique. »