Par ALEXIS RANNOU - Membre de Solidarité & Progrès
Ce qu’on a appelé « l’effet meeting » venait de débuter. Le moteur de cette remontée, qui n’était de toute évidence pas liée au bilan calamiteux du quinquennat du président sortant, a été attribué par son équipe de campagne aux nombreux meetings qu’il tenait, largement relayés sur toutes les télévisions. Les commentaires journalistiques louaient alors la qualité des images exprimant « la puissance », « la grandeur »...
« Personne n’y comprend rien », c’est ainsi que se rassurait Sarkozy à propos de ses liens avec Khadafi, et c’est le titre du film documentaire réalisé par Yannick Kergoat, en salle depuis le 8 janvier. A voir pour mieux comprendre !
Sur le fond, les idées, les propositions, la vision pour la France qu’il pouvait alors exprimer… rien. La société de l’image dans laquelle nous sommes tous embourbés ne s’encombre pas de telles fioritures.
Une campagne « à l’américaine »
Lancés dans une fuite en avant, le candidat et son équipe de campagne ont donc décidé de multiplier les meetings, au rythme effréné d’un par jour, au mépris du plafond des dépenses imposé par la législation. Chaque meeting coûte en effet au contribuable une petite fortune. Le plus fameux, celui du 11 mars 2012 à Villepinte, à juste titre pointé du doigt par les commentateurs, a coûté à lui seul 5,6 millions d’euros, soit près du quart de la limite de dépenses autorisée à chaque candidat présent au premier tour (16 851 000 €). J’invite le lecteur à tenter de se rappeler quelles idées pour la France et notre avenir ont été développées lors de cette grand-messe.
Alerté par la trésorerie de l’UMP (le parti du candidat, qui avance les fonds) du dérapage budgétaire en cours, les décideurs « ventilent » les dépenses par une double comptabilité frauduleuse, de l’aveu de Jérôme Lavrilleux, alors directeur-adjoint de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy. C’est l’affaire Bygmalion.
La question qui se pose alors est celle de l’origine des millions excédentaires, nécessaires au financement de la campagne. D’où viennent-ils ? C’est l’affaire Sarkozy-Kadhafi, en cours de jugement. Le candidat, président de la République française, est soupçonné d’avoir bénéficié de fonds en provenance de la Libye – d’avoir été acheté, corrompu, pourrait-on dire, par le dictateur Kadhafi. Quelle honte ! Quelle indignité !
Une affaire parfaitement documentée par les journalistes de Médiapart Fabrice Arfi et Karl Laske, par des années d’enquête, des centaines d’articles, un film en ce moment à l’affiche, « Personne n’y comprend rien », des chroniques YouTube régulières relatant l’avancement du procès en cours, une BD, « Sarkozy-Kadhafi : des billets et des bombes », plusieurs livres…
Au delà de la connivence
Sur ce procès pourtant historique, une couverture et un travail inversement proportionnels à ceux des « grands médias » privés. Nous connaissons tous les propriétaires de ces médias, les oligarques Bernard Arnault, Martin Bouygues, Vincent Bolloré, etc., et leurs liens intimes avec l’ancien président. Le 20 février dernier, Europe 1 (propriété du groupe Lagardère dont Vincent Bolloré est le premier actionnaire) osait même titrer une vidéo : « Procès du financement libyen : un enregistrement pourrait laver l’honneur de Nicolas Sarkozy. » Il s’agirait d’un échange entre l’intéressé et Kadhafi, alors que son téléphone était sur écoute, dans lequel ils ne parleraient pas finance… Une preuve impressionnante, invoquée par un patron dont Sarkozy disait en 2005 : « Arnaud Lagardère est plus qu’un ami, c’est un frère. » Un frère qui l’a nommé au conseil d’administration de son groupe en février 2020...
Par-delà les scandales, ce que disent ces pratiques sur notre démocratie est d’une tristesse infinie. Nous acceptons notre soumission à la toute puissance de l’argent. Nous admettons que c’est l’apparence, l’image, l’esbroufe, qui priment sur les idées et les projets. Une victoire de la forme sur le fond.
Retour en 1995
S’agissant spécifiquement de l’historique du cas Sarkozy, le péché originel remonte peut-être à l’élection présidentielle de 1995. Un cas d’école pour les amis de S&P. Jacques Cheminade avait en effet vu ses comptes de campagne rejetés lors de sa première candidature (voir encadré ci-dessous).
Pour quelle raison ? Comme l’avouera des décennies plus tard sur un plateau de télévision Roland Dumas,
président du Conseil constitutionnel en 1995, pour détourner l’attention des comptes effectivement frauduleux de MM. Chirac et Balladur. Le premier bénéficiant de mallettes de cash venues d’Afrique, le second de rétrocommissions dans l’affaire dite Karachi, qui impliquait déjà Nicolas Sarkozy, à cette époque proche collaborateur d’Édouard Balladur, ministre du Budget chargé de la communication et porte-parole du candidat à l’élection.
Jeune ambitieux sans scrupules, il faisait alors ses classes dans ce système dévoyé. Comment s’étonner de la suite des événements ? Tout était déjà sous nos yeux : un fonctionnement oligarchique de notre République, le pouvoir par l’argent, l’utilisation des paradis fiscaux par ceux censés nous en protéger, une culture de la pulsion, de l’illusion...
En voulant « sauver la République », comme l’a présenté M. Dumas, les « sages » ont en réalité admis et permis un système de corruption, pourrissant jusqu’au cœur notre démocratie.[Notons qu’en 2012, cependant, le Conseil Constitutionnel a rejeté les comptes de campagne de Nicolas Sarkozy. Furieux que le Conseil Constitutionnel ait remboursé cette même année les comptes de campagne de Jacques Cheminade, mais recalé les siennes, Sarkozy n’as pas arrêté par la suite, de se « moquer » de Cheminade, l’accusant de vouloir « débarquer » sur Mars.]
Il est donc de notre devoir citoyen à tous de nous réapproprier l’outil démocratique et politique. Nous nous devons d’être force de propositions, de défendre, confronter sainement nos idées et envisager notre avenir.
Autant d’activités que mène S&P, avec ses moyens.
Vous aussi, soyez acteurs de notre destin commun ! Ne laissons pas aux puissances d’argent la conduite de notre avenir qui, de toute évidence, nous mène dans le mur, et à la guerre de tous contre tous. Rejoignez un réseau citoyen, faites porter votre voix. Notre avenir nous appartient, ne le laissons pas aux mains de l’oligarchie. ?
P.-S.
A propos du rejet du compte de campagne de Cheminade
11 octobre 1995 — Le Conseil constitutionnel, présidé par Roland Dumas, décide de rejeter le compte de campagne de Jacques Cheminade. La juridiction estime que 1,7 million de francs de ses recettes, constituées de prêts à sa campagne, devaient être requalifiées en dons, rendant ainsi son compte non conforme à la loi, les dons étant interdits après la date de leur versement, lors de cette élection. Les sages ont motivé leur décision par l’absence de taux d’intérêt sur ces prêts, ce qui constituait « un avantage au profit du candidat ». Le flou juridique sur la question invoqué par Solidarité & Progrès est confirmé par un juriste dans un article du JDD : il s’agit de l’article 1892 du Code civil traitant de la nature du prêt.
La disparité de traitement entre Jacques Cheminade et Édouard Balladur ou Jacques Chirac fait l’objet d’un article des Inrockuptibles rapportant une déclaration de Maurice Faure, membre du Conseil constitutionnel à cette époque, selon laquelle « il y a eu inégalité de traitement ». Les rapporteurs du Conseil constitutionnel avaient proposé de rejeter les comptes d’Édouard Balladur et Jacques Chirac, ce que le Conseil n’a pas fait. Selon Jacques Robert, alors membre de la juridiction, le Conseil a couvert « du manteau de la plus haute juridiction du pays la fraude souvent évidente de certains des plus hauts personnages de l’État… quitte à se rattraper peu glorieusement sur quelques petits candidats ». Il précise : « Pour montrer que nous étions indépendants, nous avons invalidé Jacques Cheminade, alors qu’il n’avait commis que de légères erreurs. Pour lui, nous n’avons eu aucun problème de conscience : il a eu tous ses biens hypothéqués. » En 2020, la cellule investigation de Radio France, après avoir eu accès aux archives de l’institution, note également la « fermeté » du Conseil constitutionnel vis-à-vis du compte de Jacques Cheminade, « qui tranche étrangement avec les circonvolutions juridiques qui se font jour autour des comptes de Jacques Chirac et Édouard Balladur ».