Puissance ou pouvoir ? Comment sortir l’Europe du guêpier ukrainien

vendredi 14 mars 2025, par Christine Bierre

Le 28 février, la 91e réunion de la Coalition internationale pour la Paix (CIP) a pris un caractère résolument philosophique. Créée à l’initiative d’Helga Zepp-LaRouche, présidente de l’Institut Schiller, la CIP réunit chaque vendredi des personnalités et des associations qui luttent pour la paix à l’échelle internationale, au-delà des étiquettes.

Mme Zepp-LaRouche a ouvert la séance en évoquant les bouleversements tectoniques en cours, notamment depuis l’élection de Trump. Le monde unipolaire dirigé par les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux depuis la fin de l’Union soviétique, se désintègre et « ne sera plus jamais restauré ». Elle s’en est prise au « déni de réalité » des dirigeants européens, qui refusent d’admettre que leur guerre en Ukraine est perdue. Ils se préparent donc à une guerre qu’ils n’ont pas les moyens de mener et encore moins de gagner.

C’est un symptôme de cette « arrogance du pouvoir », conséquence de l’adoption du Traité de Lisbonne en 2007, a expliqué Helga Zepp-LaRouche.

Elle a rappelé comment ce traité avait été imposé en catimini par les dirigeants de l’UE, bafouant le vote des citoyens français et hollandais en 2005 contre le projet de Constitution européenne, version initiale de ce traité. Or, le Traité de Lisbonne contient tout ce qu’il faut pour embarquer l’UE dans une action militaire de l’OTAN. Son article 42, paragraphe 7, stipule en effet :

Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, les autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, »

Le paragraphe 2 du même article précise que :
« la politique de l’Union (…) respecte les obligations découlant du traité de l’Atlantique Nord pour certains États membres qui considèrent que leur défense commune est réalisée dans le cadre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et elle est compatible avec la politique commune de sécurité et de défense arrêtée dans ce cadre.

La fondatrice de la CIP a également souligné l’importance de la déclaration faite par le président Vladimir Poutine le 27 février, alors qu’il s’adressait au FSB (service de sécurité russe). L’objectif, leur a-t-il dit, doit être de créer une nouvelle architecture de défense en Europe et dans le monde, assurant la sécurité à tous les pays. Mme LaRouche y voit un écho à la nouvelle architecture de paix et de développement économique internationale proposée par l’Institut Schiller, basée sur ces « dix principes » qu’elle a elle-même élaborés.

Puissance versus pouvoir

C’est dans ce contexte que l’intervention de Jérôme Ravenet, professeur de philosophie aux universités de Paris VII et Paris X et auteur d’une thèse sur le président chinois Xi Jinping, a suscité un débat de fond entre orateurs et participants sur la nécessité de clarifier l’opposition entre les deux mots pouvoir et puissance, souvent utilisés à tort comme voulant dire la même chose.

Jérôme Ravenet rappela d’abord l’origine de cet univers de guerres sans fin :

« Il s’agit du discours de Tony Blair tenu à Chicago en 1999, devenu la triste boussole de l’OTAN et de notre classe dirigeante européiste, pour justifier par un habile sophisme la défense de valeurs qui sont ouvertement guerrières. Le sophisme consiste à dénoncer comme dangereux, non pas celui qui les menaceraient, mais celui qui ose refuser leur hégémonie. Ces jugements visent essentiellement les interlocuteurs russes et chinois, désignés comme adversaires, voire comme des ennemis vitaux.

« De la deuxième guerre d’Irak à la guerre d’Ukraine en passant par celle de Libye, ils se sont donné le privilège d’intervenir sous diverses formes sans résolution de l’ONU, c’est-à-dire de contourner le Droit international.

« Il va sans dire qu’ils sont convaincus d’avoir raison et d’être la raison. Mais quand on joue à ‘qui a raison ?’, quand on veut persuader ses interlocuteurs qu’ils ont tort et qu’on les diabolise, quand on les désigne comme des adversaires qu’il faut absolument soumettre, quand on conçoit donc la relation à l’autre essentiellement comme relation de pouvoir ou de domination, on n’augmente pas les chances collectives d’aboutir à une paix commune. On ne doit pas ignorer qu’on intensifie nécessairement ou qu’on aggrave les conflits, on ne les résout pas.
 
« La question qui se pose est donc : ceux qui font le choix de cette méthode ignorent-ils que leur attitude est toxique et contre-productive ? (...) Ou bien sont-ils fanatiquement convaincus par les pouvoirs militaro-financiers qui fondent leur pouvoir, qu’au nom de leurs ‘valeurs’ universelles, ils sont les gardiens d’une guerre juste contre le Mal ? (…)

« Mais désormais tout a changé (…). S’il avait été possible de régner sur le monde sans y rencontrer aucune contradiction, comme un certain Fukuyama l’avait rêvé en 1992 après l’effondrement du régime soviétique, l’Histoire aurait sans doute été finie. Mais ce n’est pas ce qui est arrivé. Inutile de refaire ici l’historique largement connu de la manipulation des révolutions colorées, des mensonges de Colin Powell, des guerres ‘justes’ de l’OTAN, présent jusque dans l’océan Pacifique, ou du sauvetage en l’état du système bancaire en 2008. Le diagnostic est entendu : en s’exonérant des règles qu’elle imposait aux autres, la puissance de l’Occident global a démonétisé l’Ordre fondé sur des règles (Based Rules Order) et s’est affaiblie en un simple pouvoir. »


 
C’est là que la différence entre les mots puissance et pouvoir trouve son sens, poursuit Jérôme Ravenet. Qu’est-ce que cela signifie ?

« Ce qui caractérise une puissance stricto sensu - comme l’expliquait en substance le philosophe Baruch Spinoza dans son Ethique (Partie I, proposition 11) - c’est une force d’exister, une capacité à ‘composer’, à maintenir dans l’unité d’une ‘notion commune’ les termes divers ou adverses d’une contradiction.

« Potentia posse existere. Exister, positivement, c’est exercer cette puissance, c’est tenir les contradictions dans la composition ou la communauté d’une unité supérieure. Le pouvoir, au contraire, est une force qui manque de puissance, une force impuissante parce qu’elle veut, non pas surmonter la contradiction, mais la supprimer. 

« Un événement majeur, contemporain de Spinoza (mais dont il n’a pas parlé), a illustré sa théorie de la puissance et des notions communes : c’est la conclusion des Traités de Westphalie, en 1648, qui mirent fin à trente ans de guerres fratricides intra-européennes. Tandis que le pouvoir s’érode à vouloir empêcher et contraindre, à lutter ou éliminer les contradictions, la puissance s’efforce de négocier pour intégrer, d’unir et de composer les contradictions. 

« Leurs stratégies sont opposées : celle du pouvoir est exclusive, celle de la puissance est inclusiviste ou intégrative.
 
« En choisissant de désigner les pays leaders des BRICS comme des ennemis, les classes savantes et dirigeantes européennes ont fait le choix de la première stratégie, c’est-à-dire le choix du rapport de pouvoir. Elles l’ont fait contre la Russie post-soviétique en avançant les troupes de l’OTAN vers l’Est, et de façon récurrente, contre la Chine, sinon depuis les guerres de l’opium et les ‘Traités inégaux’ (1840-42), du moins depuis l’arrivée de Deng Xiaoping (1978). Ce choix du pouvoir, contre celui de la puissance, est l’aveu de leur impuissance.

Le remède pour l’Europe découle de ce diagnostic, selon Jérôme Ravenet. « Elever le niveau de l’Etat de Droit » devrait donc passer par une réflexion des classes dirigeantes et intellectuelles européennes sur les moyens d’accroître la puissance collective, soigneusement distinguée des moyens du pouvoir, qui sont le plus souvent des moyens impuissants (ainsi que le démontre en général l’inefficacité des trains de sanctions). 

Jérôme Ravenet conclut en souhaitant que « cette distinction entre pouvoir et puissance qui me semble essentielle pour éviter les errements de la géopolitique, essentielle pour la paix mondiale, (…) trouve un écho dans la réflexion des juristes ».

Il attira l’attention sur « l’un des symptômes morbides de la rhétorique savante occidentale du pouvoir. Ce symptôme, c’est le déni ou le refus de reconnaître à la Chine socialiste la dignité même d’un interlocuteur politique, puisque nos universitaires, jusqu’au Collège de France, la dénoncent comme tyrannie, despotisme, voire comme totalitarisme », plaidant en faveur du concept de « démocratie consultative » à la chinoise, comparée à notre « démocratie représentative » occidentale.

Démocratie occidentale ?

Rebondissant sur la présentation « éclairée » de M. Ravenet, Helga Zepp-LaRouche reconnut que le concept chinois de « démocratie consultative » était une meilleure approche.

« En Europe, la démocratie est morte », comme en témoigne l’annulation des élections présidentielles en Roumanie parce que le vainqueur était opposé à la guerre en Ukraine, suivie de son inculpation sous des accusations fallacieuses et, enfin, de son arrestation pour l’empêcher de se présenter à nouveau.

L’Europe est liée à « l’État profond » qui contrôle les États-Unis, a dénoncé Mme LaRouche. C’est la notion de synarchie, l’idée que l’oligarchie et les intérêts bancaires doivent prévaloir sur la volonté du peuple, donnant en exemple l’ancienne secrétaire d’État américaine, Hillary Clinton, qui qualifiait ce peuple de « déplorable », tandis qu’en France, François Hollande les appelaient « les sans-dents ».

Ray McGovern, l’un des fondateurs des VIPS (Vétérans du renseignement américain pour le retour à la raison), qui était intervenu au début de la réunion, a vivement remercié Jérôme Ravenet. « On retrouve la différence entre pouvoir et puissance dans la Bible, avec Judas contre Jésus » a-t-il observé. Enthousiasmé à l’idée de se remettre à la philosophie, il a rappelé qu’ayant étudié les classiques et le grec, il avait découvert qu’il existait aussi deux mots pour désigner le pouvoir : Kratos, ou hégémonie, et Dynamis, désignant, selon le contexte, la potentialité, la puissance ou encore l’énergie, et prenant en compte la dimension de « l’autre ».

A propos du racisme anti-chinois

A ce sujet, Jérôme Ravenet rappela que c’est le philosophe français Montesquieu qui avait introduit la notion de « despotisme oriental » :

« Bien que ne connaissant pas la Chine, [c’était] un jugement principalement motivé par son animosité envers les Jésuites, qu’il considérait comme constituant une vaste machine de prise de pouvoir et qu’il estimait avoir trop d’ascendant sur Louis XIV. Les Jésuites (avec lesquels le philosophe protestant Gottfried Leibniz entretenait une correspondance suivie) étant au cœur des échanges entre l’Europe et la Chine, il convenait de présenter cette dernière sous un jour défavorable. »

A l’opposé de cette conception dictée par des motifs politiques, Jérôme Ravenet montra comment Montaigne « avait mis en garde contre ce qu’il appelait dans ses Essais, la ‘présomption’, c’est-à-dire la prétention d’avoir le monopole de la vérité. A l’aube de cette longue crise de la culture européenne qu’inauguraient les fanatismes du XVIe siècle (une crise qui n’en finit manifestement pas), Montaigne alertait sur la tentation d’absolutiser son point de vue particulier, de combattre la différence comme une erreur et l’erreur comme un crime : quand cette ’présomption’ embrase le personnel intellectuel et politique, sa contagion fanatique enflamme le corps social de fantasmes mortels. »

Pour ce qui est de la Chine, Jérôme Ravenet ne dit pas « qu’il faut croire sur parole qu’elle en est une [démocratie] et l’encenser comme telle », mais préfère reformuler sa question du début : « Est-ce que traiter nos interlocuteurs chinois par le déni ou le mépris augmente ou diminue nos chances de les rencontrer sur le terrain d’un dialogue fructueux ? La question contient sa réponse. »

En conclusion, « c’est donc par un hommage à ces philosophes que j’aimerais clore cette présente contribution, sorte de ‘manifeste’ en faveur du multi-perspectivisme, c’est-à-dire de la confrontation raisonnée de points de vue contradictoires.

L’histoire de l’Europe peut se lire, avec Montaigne, Bodin, Leibniz, Spinoza et quelques autres, comme un long combat contre la tentation de cet universalisme hégémonique qui est la face sombre de notre modernité : l’hégémonisme des ligueurs contre les protestants pendant les guerres de Religion, celui des colons européens contre les indigènes d’Amérique, de l’Orient et de l’Extrême-Orient dans les siècles suivants, jusqu’à celui de la doctrine Wolfowitz - tout cela est la matière noire qu’une alchimie du bon sens et de la raison peut se donner l’objectif de transmuter en lumière. A cet universalisme unipolaire ou hégémoniste, à sa pratique décomplexée du deux poids deux mesures et aux violences militaires qu’elle appelle, on peut essayer de répondre par un retour au bon sens historique, c’est-à-dire par une réflexion qui facilite le retour ou l’accouchement de ce monde multipolaire.  

« Philosophiquement, cela suppose de comprendre que les contradictions n’y sont pas nécessairement synonymes de rivalité et de rapports de force, mais aussi de conciliation, d’équilibre, d’harmonie. Cela suppose de comprendre que, contrairement à ce qu’a dit le Premier ministre britannique Starmer, tout a changé, parce que, comme l’analysait déjà Héraclite, on est dans le polemos, c’est-à-dire le conflit, la contradiction qui fait que tout coule, que tout change dans le monde à chaque instant. Et le défi pour l’intelligence n’est pas de supprimer ou d’anéantir ces contradictions mais de les faire jouer dialectiquement, comme le préconisait Nicolas de Cues. Tel est le sens de la “coïncidence des opposés” - que Montaigne connaissait aussi et qu’il exerce activement tout au long des Essais.  

« C’est à ce défi de l’intelligence que nous invitent encore les pays du Sud global et leur principe des accords gagnant-gagnant, ou que nous invitait déjà, un peu avant, ici même, la ‘Troisième Voie’ du Général de Gaulle ‘entre libéralisme et communisme’.

« Tel est, en conclusion, le diagnostic des humeurs pessimistes et guerrières qui assombrissent encore l’Europe, mais sur lequel les bonnes volontés peuvent fonder un pronostic optimiste. »