Quel avenir pour la Syrie et le Proche-Orient ?

vendredi 17 janvier 2025, par Christine Bierre

Shutterstock
La chute de Bachar el-Assad et de la Syrie, tombée en moins de deux semaines sous l’assaut des armées de djihadistes, a pris le monde de court. Complot monté par les Anglo-Américains ou acteurs régionaux saisissant l’opportunité d’une implosion du régime ? Sans doute un peu des deux.

Pris de court, les amis de la Syrie qui, comme Solidarité & Progrès, nous étions mobilisés à l’époque (2011 et 2015) pour défendre cette République, certes loin d’être parfaite, mais qui était laïque et avait clairement fait le choix du progrès économique et social. Solidarité & Progrès avait alors créé, avec des militants gaullistes, communistes et des gens de la diaspora syrienne, la « Coordination pour défendre la souveraineté de la Syrie » , n’hésitant pas à dénoncer le déploiement par les Etats-Unis, mais aussi par la France, de hordes de djihadistes sanguinaires pour chasser Bachar el-Assad du pouvoir. C’était l’époque où Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères, félicitait « nos gars d’Al-Nosra » (ancêtre d’Al-Qaïda) pour le « bon boulot » qu’ils faisaient en Syrie, et dont le chef n’était autre que celui qui a fait chuter Assad, Ahmed Hussein al-Charaa, aujourd’hui à la tête de Hayat Tahrir al-Cham (HTC).

Certains d’entre vous seront peut-être choqués, tellement la propagande contre Bachar el-Assad - le dictateur, le boucher, le tortureur - a été puissante à partir de 2011 et jusqu’à maintenant. Les élites françaises de l’époque – Nicolas Sarkozy, François Hollande - se sont laissé entraîner dans les révolutions de couleur ou à thème, déclenchées par les Etats-Unis pour chasser leurs ennemis du pouvoir et y installer leurs affidés. On subit encore le contrecoup de la « révolution orange » de 2004 en Ukraine et de sa réplique de 2013, devenue une guerre de l’OTAN contre la Russie, qui a fait déjà des centaines de milliers de morts et risque de nous conduire à une guerre mondiale. Et, bien sûr, des Printemps arabes, déclenchés par la CIA sous la présidence de Barack Obama, pour installer au pouvoir leurs amis, les Frères musulmans, en Libye, en Égypte, en Tunisie et ailleurs.

Obama et l’opération Timber Sycamore

Ainsi que le documente Jeffrey Sachs dans un texte publié après la chute du régime Assad, « Comment les Etats-Unis et Israël ont détruit la Syrie et ont appelé cela la paix », la Syrie a été la cible

 d’un programme secret de la CIA d’un milliard de dollars, appelé opération ‘Timber Sycamore’, lancé par Obama pour renverser Assad. La CIA a financé, formé et fourni des renseignements à des groupes islamistes radicaux et extrémistes.

A l’origine de cette opération, nous dit Sachs, on retrouve les néoconservateurs américains et israéliens et leur stratégie de « rupture nette » (Clean Break) pour le Moyen-Orient, assignée à Netanyahou à son entrée en fonction, en 1996. Selon eux,

la Syrie défie [militairement] Israël sur le sol libanais. Une approche efficace, avec laquelle les Américains pourraient sympathiser, serait qu’Israël prenne l’initiative stratégique le long de ses frontières nord en affrontant le Hezbollah, la Syrie et l’Iran, en tant que principaux agents d’agression au Liban...

Cette stratégie devint la politique américaine après les attentats du 11 septembre, comme cela fut confirmé au général américain Wesley Clark.

Nous allons attaquer et détruire les gouvernements de sept pays en cinq ans. Nous allons commencer par l’Irak, puis nous passerons à la Syrie, au Liban, à la Libye, à la Somalie, au Soudan et à l’Iran,

lui a-t-on indiqué lors d’une visite au Pentagone.

Or, que constate-on à ce jour ?

 Les États-Unis, poursuit Sachs, ont mené ou parrainé des guerres contre l’Irak (invasion en 2003), le Liban (financement et armement d’Israël par les États-Unis), la Libye (bombardements de l’OTAN en 2011), la Syrie (opération de la CIA au cours des années 2010), le Soudan (soutien aux rebelles pour le faire éclater en 2011) et la Somalie (soutien à l’invasion de l’Éthiopie en 2006). Une éventuelle guerre des États-Unis contre l’Iran, ardemment souhaitée par Israël, est toujours en suspens. 

Laissant derrière eux, dans tous ces pays, mort et désolation, ajouterons-nous.

La chute du régime Assad

Une question, cependant, reste sur toutes les lèvres : comment, après avoir survécu aux assauts des djihadistes entre 2011 et 2019, jusqu’à rétablir l’autorité de l’État sur la presque totalité du territoire syrien, Assad a-t-il pu tomber en douze jours ? Si de nombreux facteurs objectifs peuvent l’expliquer, le mystère plane toujours de possibles accords conclus entre différents pays pour faire en sorte que la chute du dirigeant syrien, son exfiltration et sa sortie de Russie, se passent sans trop d’effusion de sang. On sait désormais que face à l’avancée de HTC, l’armée syrienne n’a pas combattu. Les troupes iraniennes et celles du Hezbollah libanais, qui aident la Syrie depuis le début, se sont retirées. L’aviation russe n’a pas non plus été activée. Tout cela plaide en faveur de l’idée que, devant la tournure que prenaient les événements, il y ait eu une sorte d’entente à haut niveau pour éviter le pire.

Parmi les facteurs objectifs, citons d’abord l’impact désastreux des sanctions imposées depuis 2011 à la Syrie par l’UE, les Etats-Unis, la Ligue Arabe et d’autres pays, frappant l’Etat, la production d’armements, des personnalités syriennes en vue, et surtout l’économie du pays.

Ces sanctions ont interdit toute exportation de produits américains à destination de la Syrie, alors qu’en même temps, les Etats-Unis, qui occupent le nord-est du pays, exploitent et lui volent son pétrole. L’UE a suivi en décrétant un embargo sur ses importations d’hydrocarbures syriens, qui ne représentaient pas moins de 20 % du PIB de la Syrie ! La Ligue arabe a imposé, elle aussi, des sanctions. En 2019, Donald Trump a ajouté sa dose de fiel avec les sanctions dites César, plus draconiennes encore que les précédentes.

A la fin, l’économie était par terre : le manque de médicaments, la malnutrition, et une hyper-inflation digne de l’Allemagne de Weimar, ont fini par ruiner le moral de la population, à commencer par celui des militaires dont la solde, dit-on, n’était que de 8 euros par mois !

Deuxième facteur « objectif », la défense du pays a été réduite à la portion congrue, à cause des difficultés rencontrées par les principaux alliés (Russie, Iran et Hezbollah libanais) qui lui avaient permis de l’emporter contre les djihadistes. Du côté russe, le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a reconnu l’impossibilité pour la Russie de mener deux guerres à la fois. Quant au Hezbollah, les morts et blessés causés par l’opération israélienne (l’explosion des bipeurs et talkies-walkies des cadres du Hezbollah) l’ont obligé à rapatrier au Liban les militaires déployés en Syrie, pour faire face à Israël. Idem pour les Iraniens. Enfin, partout on évoque aussi une armée exsangue qui ne voulait plus se battre.

Troisième facteur essentiel dans la chute d’Assad : de fortes tensions politiques avec la Turquie, dues au refus du dirigeant de Damas d’organiser le retour des deux millions et demi de Syriens réfugiés en Turquie pour fuir la guerre, alors que la Russie et l’Iran l’avaient incité à le faire.

Dernier facteur décisif, bien que l’armée d’Assad et ses alliés aient réussi à mettre fin à la rébellion djihadiste dans la plus grande partie du pays, il restait encore les organisations les plus réfractaires, qui avaient été repoussées à Idleb et autour d’Alep. Suite à des négociations entre la Russie et la Turquie, Poutine et Erdogan avaient annoncé, en septembre 2017, leur décision de créer une zone démilitarisée à Idleb, sous contrôle des unités de l’armée turque et de la police militaire russe. Leur sort devait être réglé par le processus d’Astana, destiné à organiser la réconciliation avec ces groupes armés ou leur départ de Syrie. Outre HTC, on y trouvait le Front national de libération, créé sous l’impulsion de la Turquie, suite à la fusion de factions de l’Armée syrienne libre et d’une myriade d’autres groupes, dont plusieurs milliers de Ouïgours. Ce processus de réconciliation n’a jamais abouti, et c’est de là qu’est partie l’offensive qui a finalement précipité la chute de Bachar el-Assad, les 7-8 décembre 2024. Lorsque celui-ci, avec ses alliés, avait voulu reconquérir ces réduits, c’est la Turquie, militairement présente sur place, aux côtés de l’Armée libre syrienne, qui s’y était opposée.

Le rôle de la Turquie

Le rôle de la Turquie dans l’offensive de HTC qui a provoqué la chute d’Assad crève les yeux. Elle était la seule à exercer une forte influence sur les rebelles d’Idleb, tout en pouvant négocier avec Poutine et l’Iran les termes de la défaite de Bachar el-Assad.

Hakan Fidan, le ministre des Affaires étrangères turc, a d’ailleurs revendiqué l’action de son pays. Le 14 décembre, lors d’un entretien avec la chaîne privée turque NTV, il déclarait :

Nous avons parlé avec les Russes et les Iraniens, [et] ils ont compris (…) Afin qu’il y ait un minimum de pertes en vies humaines, nous nous sommes efforcés d’y parvenir sans effusion de sang, en poursuivant des négociations ciblées avec deux acteurs importants capables d’utiliser la force.

Le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour du 11 décembre rapportait qu’en marge du Forum de Doha, le 7 décembre, jour où HTC entrait à Damas, « une réunion s’était tenue entre la Turquie, l’Iran et la Russie dans le cadre du format dit d’Astana », portant sur la Syrie. S’adressant aux médias à l’issue des discussions, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a déclaré que lui et ses homologues appelaient à la « fin des activités hostiles ». Dans un communiqué commun, les trois ministres des Affaires étrangères ont également souligné

l’importance de mettre fin aux escalades militaires tout en préservant l’unité, la souveraineté, l’indépendance et l’intégrité territoriale de la Syrie

.

Enfin, Fidan a affirmé aux médias à Istanbul, le 10 janvier, que la politique russe durant la transition du pouvoir en Syrie avait été mesurée. Moscou « n’est pas intervenu durant la chute de Damas » et « les forces révolutionnaires ont, à l’occasion, assuré un retrait sécurisé aux forces russes et n’ont pas attaqué leurs bases » (Tartous et Hmeimim).

La Turquie en solo ?

Ankara a-t-elle profité de l’effondrement du régime d’Assad pour passer seule à l’action et défendre ses propres intérêts, c’est-à-dire éliminer ses ennemis, les Kurdes de Syrie ? C’est ce qu’il reste à voir, du fait que la Turquie est aussi engagée du côté de l’OTAN et n’est pas non plus en guerre contre Israël, l’autre grand gagnant de la chute de Bachar el-Assad, dont il a profité pour annexer le reste du Golan et détruire la totalité des armements, équipements et infrastructures militaires syriennes avec plus de 400 bombardements !

Si la situation semble « stabilisée » en Syrie, Al-Jolani (ayant raccourci sa barbe et troqué son nom d’ancien chef d’Al-Qaïda et d’Al-Nosra pour celui d’Ahmed Al-Charaa) est-il prêt à endosser le rôle de « modéré », y compris vis-à-vis des anciens partenaires de Bachar el-Assad ? Les Etats-Unis et Israël ne seraient-ils pas en train de préparer, dans l’ombre des événements actuels, les deux autres grandes guerres à venir, contre l’Iran, cauchemar de Netanyahou, et contre l’avancée de la Route de la Soie de la Chine vers l’Occident, bête noire de Donald Trump ? Difficile d’imaginer qu’au moment même où Israël se livre au plus odieux des génocides contre Gaza, après s’en être pris sauvagement au Hezbollah et à l’Iran, elle n’aurait pas des visées expansionnistes sur l’ensemble de la région, voire sur le monde. D’ailleurs, lors de ses discours des grandes occasions, Netanyahou n’hésite pas à brandir deux cartes géographiques : celle des pays qui sont une « bénédiction » pour Israël, le montrant entouré de ses amis arabes, avec une grande flèche rouge partant de la Méditerranée vers l’océan Indien, suivant très exactement le trajet du corridor économique IMEC (Inde/Moyen-Orient/Europe, un projet concurrent à la Route de la Soie chinoise, adoptée par le G20 en 2023), et la carte de la « malédiction » avec, en noir, tous les pays de l’axe de la résistance pro-palestinienne et anti-israélienne, dont le Liban, la Syrie, l’Iran et l’Irak.

L’avenir du monde se joue clairement dans cette région, c’est pourquoi nous devons contribuer au plus vite à créer les conditions pour que la paix par le développement économique guide la politique mondiale.

POUR CREUSER D’AVANTAGE

Après la chute de Bachar al Assad
OU VA LE PROCHE-ORIENT ?

Conférence du 8 janvier à Clichy par Bassam El Hachem, Professeur de Sociologie à l’Université libanaise, membre du collectif "Indépendants pour le Liban".