Ce que cache l’invraisemblable dérapage budgétaire

mercredi 27 novembre 2024, par Karel Vereycken

Par Eloïse Benhammou et Karel Vereycken

Le projet de loi de finances (PLF) pour 2025 n’a pas été voté à l’Assemblée nationale. Les débats houleux avec les partis d’opposition n’ont pas animé la traditionnelle grand-messe du vote du budget de l’État. Les textes initiaux, préparés par le gouvernement, sont donc débattus directement au Sénat. Une aubaine pour Michel Barnier, dans le climat de suspicion qui règne concernant la situation des comptes publics. Le Premier ministre évite ainsi un nouveau recours à l’article 49.3, trop impopulaire auprès des Français.

Casser le thermomètre ?

En effet, les auditions de la commission des Finances révèlent une incroyable dérive des comptes publics en 2024. En cause, le gouvernement de Gabriel Attal, dont Bruno Le Maire était le ministre de l’Économie, n’aurait pas pris la mesure de la dégradation rapide du budget.

Leur audition pour démêler le vrai du faux face à ce manque d’anticipation a permis de mettre en lumière qu’à quelques mois d’un scrutin électoral décisif, Bercy « se serait montré trop optimiste ». Pourtant, des alertes au sein de ses services prévenaient que le manque de recettes pour l’administration allait creuser le déficit.

C’est ainsi qu’en 2024, la France est passée en quelques mois d’un déficit public de 4,4 % du PIB à un trou de 6,1 % entre dépenses et recettes. En cause, cette fois, une erreur de calcul d’environ 50 milliards d’euros ! Cet écart impacte directement les débats autour du projet de loi de finances pour 2025, car le pays doit réduire cet écart considérable.

En 2023 déjà, le déficit s’était révélé plus grave que prévu. Les responsables politiques auraient donc dû réagir plus tôt. Rétrospectivement, l’agenda politique mis en scène cet été, avec la démission du gouvernement Attal et les élections législatives, n’était-il pas destiné à écarter du pouvoir les responsables de cette situation inique ?

Selon Bruno Le Maire, « il n’y a eu ni faute, ni dissimulation, ni volonté de tromperie. Il y a eu fondamentalement une grave erreur technique d’évaluation des recettes, dont nous payons le prix », notamment dans le chiffrage de l’impôt sur les sociétés.

Effondrement des recettes

Derrière la statistique, la dynamique. Comme chez ses voisins de la zone euro, l’économie française agonise. L’addition du « quoi qu’il en coûte » s’avère salée. Les faillites d’entreprises s’accumulent suite à la fin des dispositifs covid et au contexte économique défavorable.

Si le fonds de solidarité, le chômage partiel, les prêts garantis par l’État (PGE) et autres reports de cotisations sociales et fiscales ont permis d’amortir le choc durant la pandémie, ces mesures n’ont pas été conçues pour permettre une vraie relance. À cause des conditions qui leur sont associées, elles sont devenues une bombe à retardement qui explose aujourd’hui.

Cette année, la France affiche 66 000 défaillances, du jamais vu depuis 2010. Car chez nous, les PGE se remboursent en cinq ans, alors qu’aux États-Unis, les bénéficiaires ont dix ans pour les amortir. Rallonger l’échéancier est donc une urgence.

Deuxième cause majeure des faillites en série : l’explosion des prix de l’énergie. Or, de la chimie à la métallurgie en passant par l’automobile, le papetier et même le boulanger du coin, qui dit production dit forcément consommation d’énergie. À cela s’ajoute le coût des matériaux entrant dans les chaînes de production du BTP (ciment, acier, plastic, chimie) ou de l’agriculture (engrais, transport, emballage), qui dépendent également du prix de l’énergie.

Or, la France paye la facture de plusieurs politiques absurdes. D’une part, au nom d’une écologie dévoyée et d’un mécanisme de formation des prix à l’échelle européenne, aligné sur les diktats verts, la France se prive de l’avantage d’un secteur nucléaire capable de produire sur son territoire une énergie extrêmement bon marché. D’autre part, alignée sur l’OTAN et les centres financiers de Wall Street et de la City qui en tiennent les commandes, la France paye du GNL liquéfié plusieurs fois plus cher que celui qu’elle pourrait obtenir des pays membres des BRICS.

C’est cette double « pénalité auto-infligée » et non la qualité de sa main d’œuvre excellente et productive, qui rend la France (et l’Europe) « non-compétitive » par rapport au reste du monde. La France subit donc avant tout les conséquences de sa lâcheté politique : ralentissement de sa croissance, fermetures, faillites et exode industriel et de la matière grise.

Secteur par secteur

En première ligne, la construction, devant le commerce, la réparation automobile, l’hébergement et la restauration. Selon le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce (CNGTC), pour le troisième trimestre 2024, le nombre d’entreprises en difficulté a bondi de 15,6 %. Selon ses conclusions, « l’incertitude politique, la faible demande des ménages et les investissements restreints pèsent sur les entreprises ».

Le secteur de l’immobilier, qui concerne à la fois les promoteurs, les constructeurs et les agences immobilières, est le plus touché, avec une hausse de 35 % du nombre de dépôts de bilan. Pour les entreprises de construction, ils explosent à 49 %. L’apport personnel demandé aux ménages pour accéder à la propriété représente en moyenne 35 % du prix, alors qu’il n’était que de 2,8 % il y a quatre ans. Sans apport et avec la forte hausse des taux d’intérêt, il est de plus en plus difficile d’obtenir un prêt immobilier, surtout pour les primo-accédants.

Quant au secteur de l’automobile, selon les chiffres publiés par la Plateforme automobile (PFA), en septembre le nombre d’immatriculations avait baissé de 11,07 % sur un an – une baisse qui se poursuit depuis maintenant cinq mois consécutifs. Et selon le représentant des constructeurs et équipementiers, sur les neuf premiers mois de 2024, avec 1 265 905 immatriculations, le marché est en baisse de 1,76 %. Surtout, avec 139 004 voitures enregistrées le mois dernier, le marché fait même moins bien qu’en septembre 2022, alors que les usines étaient ralenties par la pénurie de puces électroniques.

Dans le détail des ventes, le géant automobile européen Stellantis enregistre une nette baisse de 17,52 % de part de marché, visible notamment sur ses marques Citroën et Opel. Il représente à présent 25,9 % des ventes.

Michelin, qui avait prévenu l’an dernier que le prix de l’énergie allait l’obliger à arrêter la production sur ses sites de Cholet et Vannes, a confirmé leur fermeture d’ici 2026, supprimant plus de 1200 emplois. La marque avait déjà fortement réduit sa présence en France avec la fermeture de plusieurs usines à Poitiers, Toul, Joué-lès-Tours et La-Roche-sur-Yon. Le groupe avait annoncé un plan de 2300 suppressions de postes dans l’Hexagone en 2021 : après la fermeture de Cholet et Vannes, il n’y comptera plus que 18 000 salariés, dont 8000 dans l’industrie. « C’est l’effondrement de l’activité qui a provoqué cette situation, et je veux dire à tous ces salariés que nous ne laisserons personne au bord du chemin », a déclaré Florent Menegaux, le PDG de Michelin, dans un entretien avec l’AFP. Pourtant, l’entreprise a fait des profits records (ailleurs) avec plus de 2 milliards de bénéfices en 2024, et a versé 1,4 milliard de dividendes. Si l’on n’abandonne pas au plus vite ce système, la France deviendra de moins en moins compétitive.

Le secteur de la grande distribution est particulièrement touché par l’inflation, source de l’augmentation des prix des produits alimentaires au cours des deux dernières années. Suite à la crise en Ukraine, la hausse sans précédent des prix des matières premières et de l’énergie a entraîné une forte inflation alimentaire, atteignant 20,5 % entre janvier 2022 et janvier 2024. La moitié des consommateurs a dû « adapter » ses habitudes alimentaires.

Après avoir réduit le chauffage, un tiers a réduit ou renoncé, à la consommation de viande et beaucoup se rabattent sur le bas de gamme, plongeant le secteur de la distribution (Auchan, Casino, Carrefour, etc.) dans une crise sans précédent. Incapable de maintenir des prix bas dans ses hypermarchés, Auchan affiche une perte colossale d’un milliard d’euros au premier semestre, conduisant au plus grand plan social de son histoire. 2400 emplois sont concernés. Casino, qui croule également sous une montagne de dettes, a initié un plan social mettant en péril près de 3000 emplois.

Le piège de l’énergie

Les chiffres de l’Insee confirment l’envolée des coûts de l’énergie. Le prix de l’électricité, qui depuis 2010 progressait en moyenne de 3 % par an, a augmenté de 38 % pour les entreprises entre 2019 et 2022. Sur la même période, le prix du gaz a doublé alors qu’il était sur une tendance baissière depuis 2013.

En 2022, la facture énergétique des établissements de 20 salariés ou plus de l’industrie est en hausse de 54 %, alors que leur consommation d’énergie diminue de 5 %. Elles subissent une deuxième année consécutive de forte hausse de leur facture énergétique (après 40 % en 2021).

Un autre mauvais calcul imputable à Bruno Le Maire est celui de la répercussion du coût des sanctions économiques contre la Russie. Lorsqu’il déclarait vouloir « mettre à genoux » l’économie russe, il ne semblait pas avoir mesuré l’effet boomerang de ses décisions. C’est un sérieux revers pour l’économie française et les entreprises, qui voient flamber les prix de l’énergie. On assiste à la fermeture de milliers d’entreprises et à la délocalisation de pans entiers de l’économie qui ne peuvent pas honorer leurs factures.

Par exemple, le groupe Maury Imprimeur, deuxième imprimeur de livres en France, a vu sa note d’électricité passer de 4,5 millions d’euros par an, avant la hausse des prix, à 10 millions. L’entreprise avait reçu de l’État un soutien 12 millions d’euros, ce qu’avait confirmé Roland Lescure, le ministre de l’Industrie, lors d’une visite dans les locaux de Manchecourt en novembre 2022. Pourtant, à l’occasion d’une visite de la préfète du Loiret en janvier 2024, les dirigeants de la société ont annoncé que la facture était passée à 25 millions d’euros,

55 % des entreprises interrogées en mars par CCI France affirmaient ressentir dans leur activité les effets de la flambée des prix de l’énergie. Alors que 70 % des entreprises industrielles se disent touchées par l’inflation énergétique, la hausse des prix pénalise également les petits commerçants, les boulangers, etc. La conseillère départementale à la sortie de crise de l’Aude, Edith Sarrazin, a dû venir à la rescousse d’un hôtel dont la facture d’électricité mensuelle avait bondi de 2000 à 14 000 euros, l’équivalent de son chiffre d’affaires mensuel !

Selon la secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, « nous sommes au début d’une violente saignée industrielle ». Anticipant des licenciements massifs dans l’industrie, elle estime que plus de 200 000 emplois vont disparaître, avec un « effet domino » sur les fournisseurs.

Pris entre la menace d’une dégradation de la note de la dette française par les agences de notation et le rejet de sa politique d’austérité, l’Élysée surveille le risque d’explosion sociale comme le lait sur le feu. Cheminots, agriculteurs, automobile, BTP, services publics, police et élus locaux désarmés face au crime organisé et au narcotrafic : tous les ingrédients sont réunis pour une nouvelle saison de Gilets jaunes.