Voici la transcription de l’intervention du professeur Theodore (Ted) Postol du MIT, un des meilleurs experts de l’armement nucléaire de notre époque, le 13 septembre 2024, lors de la 67ème réunion hebdomadaire de la Coalition internationale pour la Paix (CIP).
Pr. Théodore Postol : Le fait que [le secrétaire d’Etat américain, Antony] Blinken évoque l’emploi d’armes nucléaires "tactiques" comme acceptable, en Europe ou ailleurs, me porte à croire qu’il n’a pas la moindre idée de ce dont il parle. Cette légèreté à l’égard d’une chose quientraînerait avec une grande probabilité la destruction de la civilisation moderne telle que nous la connaissons, les personnes bien informées ayant travaillé sur ces questions vous le confirmeront, (…) dépasse l’entendement.
Je ne peux pas croire que quelqu’un puisse être à la fois si ignorant et si imprudent ; je ne sais pas comment l’exprimer autrement. Je sais que c’est un langage très fort, mais il est tout simplement difficile de comprendre que quelqu’un puisse être aussi imprudent, en particulier quelqu’un qui est dans une position où les décisions qu’il prend ont des conséquences tragiques pour la sécurité du monde moderne. C’est aussi grave que cela.
(…) Je viens d’accorder un entretien à une chaîne de télévision russe qui sera diffusée dimanche. J’y parle du danger d’escalade et d’activités de la part des Etats-Unis visant clairement à mener et à gagner une guerre nucléaire. Il y a une déconnexion aux plus haut niveau du gouvernement américain entre la réalité et leur perception erronée des choses. La situation est devenue totalement incontrôlable et les récentes déclarations de M. Blinken ne font que confirmer mes craintes les plus vives, à savoir que les personnes à l’intérieur et à proximité de la Maison Blanche n’ont en fait aucune idée de ce qu’elles sont en train de faire.
Les faits sont simples. L’Occident - et ce sont vraiment les États-Unis qui dirigent l’OTAN - a perdu la guerre en Ukraine. Les avancées militaires russes sont désormais absolument imparables, et à moins que les Russes ne décident arbitrairement de déposer leurs armes et de s’enfuir, la guerre est absolument perdue [pour le camp occidental]. En réalité, elle est perdue depuis plus longtemps. L’incursion du gouvernement ukrainien à Koursk a accéléré la désastreuse défaite militaire de l’Ukraine qui a retiré ses forces les plus compétentes et les plus expérimentées de son front oriental et les a affectées dans cette incursion à Koursk. L’incursion a échoué ; nous savons que, selon toute vraisemblance, l’objectif de cette incursion était de s’emparer de l’installation nucléaire de la ville de Kurchatov, située à l’ouest de la ville de Koursk, et de prendre le contrôle de ce réacteur dans le cadre d’une opération qui aurait constitué une sorte de chantage nucléaire, similaire à ce qui aurait pu se produire si le gouvernement ukrainien avait été en mesure de reprendre les réacteurs nucléaires de Zaporojié.
C’est donc assez clair. Le gouvernement russe affirme avoir capturé des documents - et je pense que c’est presque certainement exact - qui indiquent que c’était ça le plan initial de l’invasion du Koursk. Cette opération militaire devait aboutir dans les jours suivant son lancement. En d’autres termes, elle ne pouvait réussir que si elle prenait les Russes complètement par surprise et si elle profitait de cet avantage pour s’emparer presque immédiatement de l’ installation nucléaire en question. Les Russes ont réagi très rapidement et ont mis fin à cette attaque. L’incursion initiale impliquait peut-être 10 à 12 000 des forces ukrainiennes les mieux entraînées. Ces forces étaient dotées des équipements les plus performants prélevés dans la zone défensive du front oriental pour les transférer justement dans l’incursion de Koursk.
Ainsi, par exemple, des systèmes de défense aérienne de première ligne ont été apportés avec ces forces, vraisemblablement pour tenter d’empêcher l’armée de l’air russe de procéder à la destruction des forces terrestres engagées.
L’armée de l’air russe a très rapidement détruit au moins deux unités Patriot - il s’agit d’unités de défense aérienne de première ligne - ainsi que plusieurs unités de défense aérienne de première ligne BUK, et a immédiatement laissé ces forces ukrainiennes sans défense face aux frappes de l’armée de l’air russe. Elles n’avaient donc aucune protection contre la puissance aérienne russe. Jusqu’à présent, les Russes ont fait environ 10 000 victimes. Cette force comptait à l’origine entre 11 et 12 000 hommes. Elle a peut-être été renforcée ; je n’ai pas de données sur les renforts. Mais ils ne ne sont pas importants, car les Russes ont utilisé leur aviation pour les empêcher d’arriver sur Koursk. Cette incursion est donc en train de se transformer en un débâcle pour les forces armées ukrainiennes.
Les zones défensives orientales ont du même coup perdu leurs forces de combat les plus compétentes et les plus expérimentées. Celles qui ont été laissées dans les zones défensives orientales sont en grande partie des forces composées de conscrits récents ; des personnes enrôlées contre leur gré, incorporées dans l’armée, et qui ont reçu une formation très minimale. Ils ne veulent pas être là ; dans de nombreuses situations, ils déposent leurs armes et s’enfuient ou bien se rendent, dès que l’occasion se présente, sinon ils sont tués à un rythme très élevé par les Russes (...). Nous sommes très proches d’un effondrement total des forces défensives ukrainiennes dans le Donbass et ce processus s’est accéléré avec l’incursion de Koursk.
Les Ukrainiens ont fait valoir à l’Occident que le fait que les Russes n’aient pas riposté massivement à l’incursion de Koursk indique en quelque sorte que le gouvernement russe n’est pas en mesure de répondre à cette escalade provoquée par les forces militaires ukrainiennes. Il s’agit d’un argument sans fondement, très dangereux, en fait, une ruse conçue avec l’arrière-pensée de profiter de l’ignorance totale des dirigeants politiques - M. Blinken en particulier - sur le fait que ce que l’Ukraine veut, c’est une escalade qui amènera l’OTAN dans un conflit direct avec la Russie.
Or, toute personne un tant soit peu réfléchie, devrait savoir que ce type d’escalade serait une action dévastatrice qui pourrait facilement conduire à l’utilisation d’armes nucléaires, ce qui nous amènerait alors à une dérive rapide et incontrôlée vers l’utilisation générale de l’arme nucléaire.
C’est la décision politique la plus incompétente et la plus dangereuse prise par M. Blinken, qui devrait dire : « Non, non, non, ce n’est pas une guerre qui devrait être autorisée à dégénérer en destruction de la civilisation occidentale et septentrionale et peut-être aussi de la civilisation méridionale » — C’est scandaleux !
L’Allemagne, une belle cible
À la demande d’Helga Zepp-LaRouche [fondatrice de l’Institut Schiller et initiatrice de la CIP], j’ai préparé quelques diapositives pour expliquer un peu ce que cette décision d’installer des armes nucléaires tactiques mobiles en Allemagne pourrait signifier en 2026 - en supposant que nous n’ayons pas d’échange nucléaire avant cela.
Je tiens à dire que le danger est très grand, et je ne suis donc pas en désaccord avec Helga. Mais je pense que Poutine est heureusement l’un des ’adultes dans la pièce’, et je ne sais pas ce qu’il fera. Je pense qu’il réagira et que cette réaction sera très coûteuse pour l’Occident. Malgré tout, je ne suis pas certain qu’il passera à l’utilisation de l’arme nucléaire, même si de nombreuses pressions politiques s’exercent sur lui en ce sens, tout comme les dirigeants politiques américains parlent beaucoup de l’utilisation de l’arme nucléaire. C’est insensé ; cela montre que les gens n’ont aucune idée de ce dont ils parlent.
Quoi qu’il en soit, je peux faire quelques commentaires susceptibles d’intéresser le public allemand sur ce à quoi la situation pourrait ressembler en 2026 dans leur pays, sans parler de ce à quoi on pourrait s’attendre dès aujourd’hui.
Mais permettez-moi tout d’abord de revenir sur cette décision extraordinaire, dangereuse et irréfléchie de déployer des armes nucléaires tactiques en Allemagne d’ici 2026.
Le peuple allemand doit le comprendre, car les dirigeants du gouvernement allemand lui ont rendu un très mauvais service, non seulement en mettant le pays en danger, en termes de potentiel de guerre nucléaire, mais ils ont aussi rendu un mauvais service à son économie.
En effet, la destruction du gazoduc Nord Stream est le principal facteur qui a conduit à l’effondrement continu des capacités industrielles allemandes au cours de l’année écoulée. Ainsi, cette contraction soudaine du produit intérieur brut (PIB), les problèmes de Volkswagen qui est sur le point de devoir délocaliser sa production hors d’Allemagne, toutes ces choses ont été acceptées par le gouvernement allemand alors que tout avait été décidé à Washington.
Le gouvernement allemand n’est pas servi par ses propres dirigeants politiques ; ces derniers acceptent des décisions prises à Washington qui ont porté et continueront de porter gravement atteinte à l’avenir industriel de l’Allemagne, à son avenir économique et à l’avenir économique de toute l’Europe de l’Ouest. Ne pas protéger son propre pays des très mauvaises décisions qui sont prises à l’étranger - en l’occurrence, à Washington - est un échec de leadership au niveau le plus fondamental.
Ces décisions sont du même type que celles qui ont conduit à la destruction de l’Ukraine. Parce que l’Ukraine a suivi l’exemple des Américains ; elle a fait ce que les Américains lui ont dit de faire. Aujourd’hui, l’Ukraine a perdu la guerre, et elle sera encore plus dévastée par ses tentatives de prolonger cette guerre.
Il s’agit d’un événement extrêmement grave, et les historiens - s’il y a des historiens pour retracer l’histoire de cette affaire - pourraient bien restituer le déroulement d’une histoire que les générations à venir auront du mal à croire. Ce leadership a pu échouer de manière aussi complète en Occident, sous l’impulsion des États-Unis, mais aussi, bien sûr, sous l’impulsion des dirigeants européens, ce qui a entraîné le quasi-effondrement de l’Europe ainsi qu’un danger accru pour les pays européens.
Permettez-moi de prendre un peu de recul et d’évoquer la situation en Allemagne si les armes nucléaires américaines sont déployées en Allemagne comme le prévoient et le déclarent Blinken et d’autres, et comme l’a accepté Scholz.
Soyons clairs : cela ne pourrait pas se produire si M. Scholz ne l’acceptait pas !
Ce que je montre sur cette image [Fig. 1], c’est le nuage de poussière produit par une ogive nucléaire de 100 kilotonnes.
FIG 1.
Il s’agit du pourcentage de radioactivité - et j’expliquerai ce que cela signifie - présent dans différentes parties du nuage de poussière. Le nuage de poussière est produit par une boule de feu qui crée des ondes de choc et des résidus nucléaires provenant des matériaux nucléaires qui ont été désintégrés, produisant une énorme quantité d’énergie. La boule de feu s’élève ensuite, entraînant une grande quantité de matières radioactives et de poussières dans la couronne du champignon atomique, où se trouvent 90 % des matières radioactives.
Fig. 2
Si vous observez ce nuage de poussière nucléaire [Fig. 2] par rapport à des armes d’autres puissances, vous constaterez qu’il est extrêmement volumineux pour une ogive de 100 kilotonnes.
J’ai montré une ogive d’une mégatonne ; c’est le type de nuage qui pourrait se produire si les villes allemandes sont également attaquées par les forces russes, ce qui, à mon avis, est un résultat probable si les armes nucléaires commencent à être utilisées.
J’ai également ici, vous ne le verrez pas, quelques nuages de pluie à côté de l’ogive nucléaire de 100 kilotonnes. Ainsi, par temps de pluie, lorsque vous regardez le ciel, les nuages les plus bas sont proches de l’endroit où se trouvent la plupart des nuages de pluie. Vous pouvez donc voir que ces nuages s’élèvent à des altitudes considérables.
Dans ce cas, l’altitude est d’environ 8-9 miles, soit 10-12 km d’altitude. Donc, si vous regardez ces petites marques qui sont au-dessus de chacun des chiffres indiquant les distances au sol, l’une de ces petites marques équivaudrait peut-être à la taille de l’un des gratte ciel de Berlin, ou du Washington Monument, par exemple, si vous êtes à Washington. La taille de ces nuages est donc énorme.
Fig. 3
Lorsqu’un nuage de ce type est produit [Fig. 3], il est emporté par les vents ambiants naturels à une altitude d’environ 10 km dans ce diagramme.
Des particules de poussière de différentes tailles tombent de ce nuage sur le sol. Ces nuages de poussière contiennent des matières radioactives provenant de la détonation nucléaire. Elles tomberaient donc sur le sol à mesure que le nuage continuerait à dériver et à s’étaler, sous l’effet du vent, sur le sol.
Fig. 4
Voici donc un diagramme [Fig. 4] réalisé très rapidement. Il s’agit d’un diagramme théorique ; les gens devraient le comprendre. Il s’agit d’une prévision ou d’une estimation minimaliste de ce que pourrait être une attaque par des armes nucléaires tactiques russes contre des armes nucléaires tactiques germano-américaines, en termes de conséquences pour les habitants de l’Allemagne. Regardons l’une des zones ovales rouges. Dans cette zone ovale rouge, on voit la zone dans laquelle tous les habitants recevraient une dose mortelle de radiation s’ils n’évacuaient pas la zone immédiatement après l’explosion d’une arme nucléaire tactique russe d’une puissance de 75 kt sur un site où les Russes pensent que des armes nucléaires tactiques germano-américaines sont susceptibles d’être lancées. L’extrémité gauche de cet ovale représente donc une détonation nucléaire. Il y a un nuage qui se forme et une zone sous le vent où toutes les personnes de cette zone qui ne se seraient pas éloignées dans les 24 heures recevraient une dose létale de radiations. Ils pourraient mourir en quelques jours ou quelques semaines ; s’ils étaient plus proches, ils pourraient mourir en quelques heures. Le niveau d’exposition aux radiations varierait donc considérablement.
Il convient également de garder à l’esprit que j’ai supposé que la vitesse du vent était constante partout en Allemagne. En cas d’attaque, la direction de ces zones ovales et la distance qui les sépare varieraient considérablement. Ainsi, certaines de ces zones pourraient aller du nord au sud, d’autres de l’est à l’ouest, d’autres encore de l’ouest à l’est. La population ne saurait pas nécessairement, immédiatement après l’attaque, d’où viendrait le vent, car les communications seraient perturbées ou inexistantes. Par conséquent, si vous vous trouviez dans une zone donnée, vous ne sauriez pas si vous êtes dans la trajectoire d’un nuage de retombées. La région bleue montre une zone où 50 % des personnes seraient malades à cause de l’exposition aux radiations si elles se trouvaient dans la trajectoire des retombées.
En gardant à l’esprit que dans ce cas particulier, j’ai émis l’hypothèse d’une dizaine d’armes nucléaires tactiques de 75 kt - j’ai utilisé 75 kt parce que Poutine a déclaré à plusieurs reprises que les armes nucléaires tactiques russes qu’ils utiliseraient seraient de 75 kt. Il s’agit donc d’armes de 75 kt ; j’ai pris Poutine au mot.
En réalité, si l’Allemagne autorise le déploiement de ces armes nucléaires tactiques sur l’ensemble de son territoire, le scénario probable serait celui de centaines d’armes nucléaires. Ici, j’ai pris l’exemple de 10 pour que ça reste immédiatement compréhensible. Mais la probabilité serait en fait l’impact de centaines d’armes nucléaires.
La raison pour laquelle il s’agirait de centaines d’armes nucléaires russes est que les armes nucléaires tactiques germano-américaines seraient montées sur des camions. Et ces camions ne pourraient pas être distingués des camions commerciaux qui transportent des fruits et légumes et des matériaux de construction. En effet, les camions se servent de camouflages pour ressembler à des véhicules commerciaux, de sorte qu’ils peuvent être déplacés sur des routes ouvertes et installés dans des zones où ils pourront lancer les armes nucléaires. Les Russes obtiendront des renseignements, ce qui leur permettra de savoir où se trouvent les sites de lancement potentiels. Mais ils devront aussi deviner où se trouvent de nombreux sites de lancement, et s’ils craignent que leur pays soit attaqué, la décision qu’ils prendront ne fera aucun doute : autrement dit, tout site suspect sera également bombardé.
Ainsi, des centaines d’armes nucléaires produisant ces niveaux de retombées pourraient dévaster le pays. Il s’agirait d’une catastrophe existentielle dépassant de loin la pire catastrophe survenue lorsque les troupes alliées ont envahi l’Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Une catastrophe bien pire en termes de pertes humaines et de niveau de destruction. Le pays se retrouverait plongé dans un âge des ténèbres, dans un état bien pire que celui de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Permettez-moi de le souligner : Cela se produirait à cause de l’irresponsabilité du gouvernement allemand. En effet, les Allemands n’ont pas à accepter ces armes nucléaires américaines sur leur sol. Il s’agit donc d’une décision allemande. Les citoyens de ce pays ont le droit de décider si cela est permis ou non en Allemagne.
J’ai rédigé mon exposé dans un délai très court, afin de pouvoir fournir une analyse plus détaillée à l’avenir. Les gens peuvent donc obtenir plus d’informations de ma part. Je suis heureux d’aider les gens à prendre conscience des conséquences potentielles.
Je tiens à souligner que je ne dis pas aux gens ce qu’ils doivent faire. Il appartient aux Européens et au peuple allemand, en particulier, d’accepter ou non la décision américaine. Le peuple allemand doit s’assurer qu’il exprime sa volonté aux dirigeants allemands. Car Scholz ne devrait pas faire les choses dans le dos de son peuple, sauf si ce dernier s’estime prêt à prendre ce risque parce que les Américains le veulent et que Scholz se trouve prêt à l’accepter. Alors, c’est à vous qu’il revient de choisir. Je ne vous dis pas ce que vous devez faire. Mais il s’agit là d’une conséquence potentielle de l’autorisation d’installer ces armes sur le sol allemand.
Je m’arrête là. Merci de votre attention.