Démocratie ? Les Etats-Unis bâillonnent leurs plus grands critiques

samedi 24 août 2024, par Karel Vereycken

Vous avez dit démocratie ? Les Etats-Unis bâillonnent leurs plus grands critiques

Si ce n’était pas aussi dramatique, on rirait à pleine gorge. Dans sa livraison du 21 août, sous le titre « Tous unis contre l’Occident, la confrérie mondiale des autocrates », Le Nouvel Economiste (qu’on a connu sous des meilleures auspices) consacre un long article au dernier livre d’Anne Applebaum, Autocracy, Inc.

Égérie néo-conservatrice et porte-voix du Council on Foreign Relations, cénacle réunissant les pires va-t-en guerre de l’anglosphère, Applebaum explique avec le plus grand sérieux « comment les despotes du monde entier s’organisent en réseau d’entraide et de soutien mutuel pour garder pouvoir et argent ». Quelle ne fut pas ma déception en découvrant que ce livre n’était pas consacré à Hillary Clinton, Emmanuel Macron ou Ursula von der Leyen !

Il s’agit évidemment de Poutine, Xi Jinping, Chavez et autres. Quelle que soit l’idéologie qu’ils professent, insiste Applebaum, ils « n’aspirent guère à autre chose qu’au pouvoir lui-même et au butin qu’il procure ». Et surtout, « ils ont un ennemi commun ? : les contre-pouvoirs et le monde démocratique qui les soutient ».

A propos de contre-pouvoirs aux autocrates et de monde démocratique, il y a précisément matière à discussion !

En effet, allant crescendo, on assiste depuis le début de l’été à un bâillonnement spectaculaire des plus fermes adversaires de cette concentration de pouvoir oligarchique issue de cartels militaro-financiers, ne tolérant pas la moindre interférence de volonté politique des peuples.

Intimider et réduire au silence, un grand classique des années trente. Voici ce qui frappe plusieurs ténors de la politique américaine remettant en cause le « narratif » occidental, si caricaturalement proféré par Applebaum.

1. Scott Ritter

Ancien officier de renseignement du corps des Marines américain, ancien inspecteur en désarmement de la Commission spéciale des Nations unies (UNSCOM), Scott Ritter est devenu lanceur d’alerte.

En 1999, il publie le livre Endgame, tiré de sa mission en Irak en tant qu’inspecteur, avant de produire, en 2000, un documentaire sur le même sujet. En 2001, il affirme que l’Irak coopère de façon très significative avec le processus d’inspection de l’ONU. Estimant que les États-Unis sont sur le point de commettre une « erreur historique », il effectue en 2002 un voyage à Bagdad, en tant que simple citoyen, pour tenter de l’empêcher. Selon lui, « l’Irak ne représente pas une menace pour ses voisins et n’agit pas de manière à menacer quiconque se trouvant à l’extérieur de ses propres frontières ». Il exhorte les Irakiens à permettre la reprise des inspections. Pour son insistance à dénoncer que les armes de destruction massive ne sont qu’un prétexte pour lancer une guerre, il est banni des médias et on le ridiculise. En 2003, selon le New York Times, « pendant la longue période qui a conduit à la guerre », Scott Ritter apparaît « comme le sceptique le plus virulent et le plus crédible, face à l’affirmation de l’administration Bush selon laquelle Saddam Hussein cachait des armes de destruction massive ». Pour la BBC, il est « le plus véhément » des adversaires de la politique américaine vis-à-vis de l’Irak.

Il continue à critiquer la politique anglo-américaine aussi bien à l’encontre de la Syrie que de la Russie. Convaincu que les Etats-Unis et l’OTAN utilisent l’Ukraine pour imposer leurs propres objectifs géopolitiques et que la situation pourrait dégénérer en conflit nucléaire, il affirme que seul un accord diplomatique peut mettre fin au conflit. C’est pour faire passer ce message qu’il accepte d’apparaître sur RT et Sputnik. Avec de telles vues, il est rapidement classé comme « agent de Poutine » et « coqueluche des conspirationnistes ».

Ritter n’hésite pas à se rendre en Russie pour montrer aux citoyens de ce pays qu’il y a encore en Occident des gens avec qui discuter d’un avenir partagé. C’est bien cela qui semble le plus irriter les va-t-en guerre à Washington.

En janvier 2024, Ritter se rend dans la république russe de Tchétchénie, offrant à son dirigeant Ramzan Kadyrov et à ses combattants « l’amitié » des États-Unis. Lors d’un discours prononcé dans la capitale Grozny, il déclare « œuvrer pour l’amitié entre la Tchétchénie et l’Amérique » et prédit que la Russie gagnera la guerre contre l’Ukraine. « L’Amérique n’est pas un mauvais endroit. Les Américains sont comme vous, des gens bien. L’État, c’est autre chose. C’est de la politique. Je ne suis pas un politicien, je suis un soldat, comme vous. Je pense que vous gagnerez, ajoute-t-il. Je sais comment vous travaillez. Et quand ce sera fini, je veux que chaque soldat tchétchène rentre chez lui et retrouve une vie normale. Encore une fois, merci beaucoup, je suis très heureux d’être ici. Je suis très heureux d’avoir fait votre connaissance. »

En juin, aux Etats-Unis, trois agents des douanes et de la protection des frontières l’arrêtent, alors qu’il s’apprête à embarquer sur un vol à destination d’Istanbul pour se rendre au Forum économique international de Saint-Pétersbourg, en Russie. Selon Ritter, ces agents ne lui ont jamais montré de mandat et ne lui ont donné aucun récépissé pour la saisie de son passeport.

Le 8 août, le FBI fait une descente à son domicile, suite à un mandat de perquisition émis par le gouvernement américain pour soupçon de violation de la loi sur l’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act). Ritter précise qu’il n’a rien d’un agent étranger : il est auteur et journaliste américain, et en principe, la liberté d’expression aux États-Unis est protégée par le Premier amendement de la Constitution, ratifié par le Congrès en 1791.

Le 21 août, le New York Times rapporte :

« Le ministère de la justice a ouvert une vaste enquête criminelle sur les Américains qui ont travaillé avec les chaînes de télévision nationale russes, ce qui témoigne d’un effort énergique pour lutter contre les opérations d’influence du Kremlin à l’approche de l’élection présidentielle de novembre, selon des responsables américains informés de l’enquête. Ce mois-ci, des agents du FBI ont perquisitionné les domiciles de deux personnalités ayant des liens avec les médias d’État russes : Scott Ritter, ancien inspecteur en désarmement des Nations unies et critique de la politique étrangère américaine, et Dimitri K. Simes, conseiller de la première campagne présidentielle de l’ancien président Donald Trump en 2016. Les procureurs n’ont annoncé aucune inculpation à l’encontre de l’un ou l’autre de ces hommes.

« D’autres perquisitions sont attendues prochainement, ont déclaré certains responsables, sous couvert d’anonymat, pour discuter des enquêtes. Des poursuites pénales sont également possibles, ont-ils ajouté.

« L’enquête fait suite aux conclusions officielles des services de renseignement de l’administration Biden selon lesquelles les organes d’information de l’État russe, y compris la chaîne d’information internationale RT, collaborent avec les services de renseignement de la Russie pour influencer les élections dans le monde entier. »

Participant aux réunions hebdomadaires de la Coalition internationale pour la Paix (IPC), Scott Ritter a déclaré le 16 août que si, en 1986, les citoyens américains s’étaient mobilisés pour défendre Lyndon LaRouche, penseur et économiste hétérodoxe et pourfendeur de la finance folle, plusieurs fois candidat à l’investiture démocrate (lui aussi victime d’une perquisition indue à son domicile), on n’en serait pas là...

2. Dimitri Simes

Toujours selon le New York Times, Dimitri Simes, citoyen américain d’origine russe, fait l’objet d’une enquête pour, entre autres, violation de la loi sur les pouvoirs économiques en cas d’urgence internationale (International Emergency Economic Powers Act), qui constitue le fondement juridique pour imposer des sanctions économiques.

Le 13 août, en son absence, des agents du FBI ont débarqué dans sa propriété, près des Blue Ridge Mountains, en Virginie.

M. Simes, 76 ans, est un personnage incontournable des débats sur la politique étrangère américaine à Washington depuis qu’il a émigré de l’Union soviétique dans sa jeunesse, en 1973. Il a été conseiller informel sur les affaires soviétiques auprès du président Richard M. Nixon, qui l’a nommé en 1994 à la tête d’un groupe de réflexion, aujourd’hui connu sous le nom de Center for the National Interest (Centre pour l’intérêt national).

En 2016, devant son invité Donald Trump, alors candidat à la présidence, Simes a prononcé un discours appelant à améliorer les relations avec le gouvernement de Vladimir Poutine. Il a également présenté Trump à l’ambassadeur russe de l’époque. De plus en plus harcelé aux Etats-Unis, Simes a regagné la Russie depuis octobre 2022, où il anime un talk-show hebdomadaire, The Big Game, sur l’une des chaînes de télévision publique russe, Channel One.

Dans une interview accordée à Sputnik, Simes a déclaré qu’il ignorait le motif de cette perquisition, mais a émis l’hypothèse qu’il s’agissait d’une tentative de museler tout individu susceptible d’améliorer les relations entre la Russie et les États-Unis. Il a indiqué que ses comptes bancaires avaient été gelés, à l’exception de celui sur lequel étaient déposés ses chèques de sécurité sociale, et s’est dit inquiet que des agents aient pu saisir chez lui des tableaux d’artistes soviétiques et russes.

« Il s’agit clairement d’une tentative d’intimidation, non seulement à l’égard d’un ressortissant russe, mais aussi de toute personne qui va à l’encontre des politiques officielles, en particulier de l’État profond », a déclaré Simes.

3. Tulsi Gabbard

Officier de réserve de l’armée américaine et analyste politique, Tulsi Gabbard a été députée démocrate d’Hawaï de 2013 à 2021. En 2016, elle avait démissionné de la vice-présidence du Comité national démocrate (DNC) pour soutenir la candidature de Bernie Sanders, avant de se porter candidate à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle américaine de 2020. Elle claque ensuite la porte de son parti pour devenir indépendante. Comme Scott Ritter, elle n’a cessé de critiquer la politique impériale des Etats-Unis, notamment en Syrie et en Ukraine.

Début août, en tant que contributrice à Fox News, elle avait qualifié de « guerre par procuration » le soutien apporté par les États-Unis à l’Ukraine dans sa guerre contre la Russie. Assez pour être taxée d’être un instrument de propagande du Kremlin, accusée du crime consistant à « répéter les mensonges de Poutine »…

Le 7 août, Gabbard relata qu’elle et son mari, Abraham Williams, avaient « rencontré des obstacles » lors d’un vol entre Rome et Dallas, puis lors d’une correspondance à Austin (Texas), et plus tard sur différents vols à destination de Nashville (Tennessee), Orlando (Floride) et Atlanta. Les cartes d’embarquement du couple portaient la mention « SSSS », qui signifie « Secondary Security Screening Selection ».

Gabbard rapporte qu’elle et son mari ont été soumis à des « fouilles aléatoires approfondies qui ont duré jusqu’à 45 minutes ». « C’est arrivé à chaque fois que j’embarquais. J’ai quelques blazers dans mes valises, et ils pressent chaque centimètre du col, chaque centimètre des manches, chaque centimètre des bordures des blazers. Ils palpent les sous-vêtements, les soutien-gorge, les tenues d’entraînement, chaque centimètre de chaque vêtement. »

Le 12 août, Gabbard annonce qu’elle lance une action en justice contre l’administration Biden, après avoir découvert qu’elle figurait sur une liste de surveillance secrète de l’administration de la sécurité des transports (TSA), connue sous le nom de « Quiet Skies » (cieux calmes).

Sur X, Gabbard a déclaré :
« Ce qui me vient à l’esprit est un sentiment de trahison totale. Après avoir servi pendant plus de 21 ans et continué à servir dans l’armée de notre nation, mon propre gouvernement m’a étiquetée et me prend directement pour cible en tant que terroriste national. Ils utilisent les membres des services d’ordre comme des pions pour cibler leurs opposants politiques. Bien sûr, aucune explication n’est donnée, c’est pourquoi nous allons en justice. Il est évident que j’ai beaucoup parlé des dangers de l’administration Biden-Harris pour notre démocratie, notre liberté et notre sécurité nationale. Voilà la réponse. Quelle que soit votre tendance politique, le fait qu’une ancienne membre du Congrès et ancienne militaire soit inscrite sur une liste de surveillance terroriste, simplement pour s’être exprimée contre l’administration actuelle, devrait vous mettre en colère. Cela devrait vous indigner parce que ce n’est pas seulement un gaspillage de l’argent du contribuable, mais aussi parce que c’est ce que font certains des pires gouvernements de l’histoire. »

Au Honolulu Star-Advertiser, Gabbard a affirmé que son inscription sur la liste de surveillance « est clairement un acte de représailles politiques (…) Ce n’est pas un hasard si j’ai été inscrite sur la liste Quiet Skies, le lendemain du jour où j’ai donné une interview, à une heure de grande écoute, pour avertir le peuple américain des raisons pour lesquelles Kamala Harris serait néfaste pour notre pays si elle était élue présidente et commandante en chef. Ce qui me blesse le plus, c’est que, comme tant d’Américains, je me suis engagée après les attentats du 11 septembre, que j’ai été déployée dans des zones de guerre pour poursuivre ces terroristes... ».

Il ne s’agit pas seulement de son cas, ajouta-t-elle, chaque Américain a « le droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ». « Ils m’ont enlevé ce droit, à moi et à ma famille. »

Conclusion

En 1946, commentant la passivité du peuple allemand face à la montée de l’hitlérisme, le pasteur allemand Martin Niemöller l’avait illustrée ainsi :

Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Puis ils sont venus me chercher. Et il ne restait plus personne pour protester. 

Heureusement, l’histoire ne se répète jamais...