Revue de livre

Félix d’Hérelle, le rebelle et le bactériophage

vendredi 7 juin 2024, par Agnès Farkas

Ce livre est une biographie qui se lit comme un roman, tant le héros est fantasque dans sa vie personnelle et obstiné dans sa recherche de la découverte scientifique. Inspiré par Louis Pasteur, Félix d’Hérelle (1873-1949) fait la grande découverte de la phagothérapie qui aurait dû lui valoir l’immortalité, mais contrairement à son inspirateur, il tombe dans l’oubli jusqu’en 1990.

Si tout malade est un centre d’infection, tout convalescent est un centre de guérison »
Félix d’Hérelle

Lemieux, Raymond, Félix D’Hérelle : trop rebelle pour le Nobel, préface de Yanick Villedieu, Éditions MultiMondes, 240 p., 2019. (ISBN 978-2-89773-137-3)

Pourtant sa découverte, le bactériophage, qui est loin d’être une simple curiosité de laboratoire, a ouvert la porte à des avancées majeures en épidémiologie, en génétique et en microbiologie moderne. Mais qu’est donc ce virus mangeur de bactéries et qui est cet autodidacte frondeur qui l’a découvert ?

Né d’un père inconnu

Le parcours du père de la première thérapie antibactérienne, la « phagothérapie », est pour le moins atypique. Dans son autobiographie, il reste volontairement très discret et imprécis sur les premières années de sa vie, mais selon son petit-fils, le Dr Claude Hubert Mazure-d’Hérelle, il serait né à Paris dans le 8e arrondissement le 25 avril 1873. Alors pourquoi Félix d’Hérelle déclare-t-il être né « par hasard au Canada » ?

En effet, ce petit-fils possède une copie de la déclaration de naissance de Félix faite par sa mère. Félix est le fils d’Augustine Josèphe Haerens, de nationalité hollandaise et rentière de 24 ans, et d’un père inconnu. L’une des bonnes fées autour de son berceau est « un ami de son père », Henri-Gustave Joly de Lotbinière (1829-1908), un Français émigré au Canada. Cet aristocrate haut en couleur et fondateur du Parti Libéral du Québec est nommé Premier ministre du Québec en 1878 suite à un coup d’état.

Parmi le cercle d’aristocrates et les membres du gouvernement québécois, on peut noter la présence de l’avocat et dandy Luc Letellier de Saint-Just (1821-1881), qui lors de ses voyages outre-Atlantique, fréquente assidûment les grands salons parisiens. Son neveu Blaise-Ferdinand Letellier (1862-1930), juge à la Cour supérieure du district de Chicoutimi-Saguenay au Québec, se lie d’une amitié durable avec Félix d’Hérelle.

Toutefois la paternité de Félix reste une énigme ainsi que celle de son frère Daniel qui l’accompagne dans ses errances aventurières jusqu’au Canada. Selon un neveu montréalais de Félix, Napoléon III aurait attribué à la mère de ce dernier le titre de noblesse de comtesse d’Empire. Ce n’est pas prouvé mais « ce qui est prouvé est qu’Augustine veille bien à l’éducation de ses garçons qui ne manquent vraisemblablement de rien », selon Edouard Doucet de la Société d’histoire de Longueuil, au Québec.

Félix restera donc bien doté financièrement, et surtout d’un caractère bien trempé. Ce qui lui portera préjudice car il est vu comme un aristocrate impétueux sans diplôme par certains envieux dans le milieu de la recherche, qui vont tenter par tous les moyens de discréditer ses découvertes. D’autres, reconnaissant leur valeur, l’ont proposé pour le prix Nobel sans succès… jusqu’à 28 fois.

Sur les traces de Pasteur

C’est à bicyclette que Félix commence sa vie d’aventurier. L’été de ces 15 ans, sa mère lui offre un vélo (une nouveauté de l’époque) et la coquette somme de 1000 francs pour voyager sur les routes de France et de Belgique, jusqu’à Cologne, en Allemagne.

C’est alors qu’il fait une rencontre qui pique sa curiosité : un enfant mordu par un chien doit être transporté en Belgique dans une abbaye de moines bénédictins. Son intérêt naissant pour les travaux de Pasteur sur les vaccins contre la rage le pousse à enquêter sur les méthodes des moines, qui s’avèrent pour le moins curieuses : ils opèrent une petite incision en forme de croix sur le front du malade pour y insérer un « morceau du suaire de Jésus Christ ». Une pratique qui remonte à près de 1000 ans. Diable !

A son retour de Cologne, poussé par le désir de découverte, il lit tout ce qui parle de microbes et installe chez lui un petit laboratoire. A 19 ans, trop indiscipliné pour se soumettre à un quelconque parcours académique, il arrête ses études à sa quatrième année de lycée et continue à barouder grâce à la rente de sa mère. Il parcourt l’Europe puis s’engage dans l’armée française en 1893, se marie et… déserte moins d’un an plus tard. Dès lors, sa femme le suit dans cette vie de cavale.

En 1895, on peut le croiser en Argentine avec une femme et une petite fille, sous des noms d’emprunt, « la famille Juan Pedro Emprin ». Puis, sur invitation de « son oncle d’Amérique » Joly de Lotbinière, tentés par le Canada et soutenus financièrement par leur mère, Félix, sa famille et son frère s’y installent et se lancent successivement dans la production de whisky d’érable et de chocolat. Pasteur a bien commencé sa carrière en s’intéressant à la bière et à ses levures !

C’est au Québec que Félix ajoute à son nom le patronyme d’Hérelle. Il signe plusieurs articles scientifiques sur la géologie et la chimie, dont De la formation du carbone par les végétaux pour Le Naturaliste canadien, en 1901.

Si la production d’alcool ou de chocolat est bien au rendez-vous, le succès commercial fait défaut. C’est la faillite ! Toujours en 1901, fort à propos (un coup de piston ?), un poste de microbiologiste lui est offert au Guatemala. Il utilise les 2000 dollars qu’il lui reste pour le voyage et embarque avec sa femme et ses deux filles (la deuxième est née au Québec) sous le nom de Félix d’Hérelle, qu’il gardera pour le reste de son existence. Son frère, marié depuis peu, reste avec sa femme et son fils au Canada.

« J’étais microbiologiste amateur, je serai dorénavant microbiologiste de profession. » Félix n’a donc pas grand-chose à perdre.

La révolution et le Cientificos

De 1901 à 1906, devenu un Cientificos, Félix s’installe avec sa famille dans des laboratoires aménagés par le gouvernement guatémaltèque. « Pour ma part, en plus des examens bactériologiques courants, raconte d’Hérelle, je donnais des cours à l’Ecole de médecine, à l’Ecole normale supérieure et à l’Ecole d’agriculture… ». Pour cet ancien élève qui s’ennuyait à l’école et qui n’a acquis ses connaissances qu’en lisant des revues savantes lors des soirées d’hiver au Canada ou pendant ses voyages, c’est pour le moins osé. En tout cas le gringo franco-canadien chimiste ne passe pas inaperçu.

De 1907 à 1911, il est nommé officiellement bactériologiste au service du gouvernement mexicain. Après quelques tentatives infructueuses sur la commercialisation de whisky de banane, il fait face à la maladie du vomito negro. En effet, il est appelé auprès d’un malade atteint d’une forte fièvre et y voit la menace d’épidémie. Il isole l’agent infectieux de l’entérite des sauterelles. Soutenu par le gouvernement, il impose des mesures d’hygiène radicales pour éradiquer les moustiques et éviter la propagation de la fièvre jaune.

J’allais même jusqu’à incendier deux cases dont les habitants avaient manifesté de la mauvaise volonté, raconte-t-il. Une mesure pour donner l’exemple ! Je n’eus pas à recommencer, tous se mirent avec zèle à rechercher la moindre trace d’eau pouvant servir aux moustiques.

D’Hérelle n’est ni mycologue, ni microbiologiste, ni même chimiste, mais son esprit d’aventurier le rend téméraire. Appelé à la rescousse, cet autodidacte sauve la production de café en détruisant le parasite qui s’attaque aux arbustes. En effet, un champignon sévit dans le sud du pays alors que les plantations du nord sont épargnées. Or, après une forte éruption survenue quelque temps auparavant dans le sud du pays, Félix constate que le volcan Santa Maria a répandu ses cendres sur toute la région, rendant la terre acide et favorable à la prolifération de champignons. Il suggère l’épandage de chaux, une substance alcaline, pour abaisser l’acidité du sol. Le succès est confirmé et il produit son premier article savant dans la Société mycologique de France.

Trois sauterelles dans une boîte d’allumettes

En 1911, de retour à Paris, Emile Roux l’invite à travailler comme « assistant libre » sur l’action inhibante des levures sur les staphylocoques. Pendant son bref séjour à l’Institut Pasteur, il fait expédier les stérilisateurs, fermentateurs et presses promis au gouvernement mexicain, puis repart avec sa famille au Yucatan pour se lancer dans la distillation de jus d’agave. Cette fois, le désastre n’est pas commercial, mais il est dû à la voracité d’une nuée de sauterelles qui s’abattent par millions sur les plantations d’agaves et dévorent tout sur leur passage.

Il récupère trois sauterelles mortes qu’il glisse dans une boîte d’allumettes. De retour à Paris, en les étudiant dans son laboratoire, il constate que les intestins des insectes contiennent un liquide noirâtre : les locustes sont mortes des suites d’une diarrhée. « Il y a donc des individus malades dans cette nuée d’insectes » pense-t-il. Après examen au microscope, il voit que les bactéries y pullulent. Il les cultive et donne à des insectes vivants des herbes aspergées de cette culture bactériologique. Il garde en témoin des sauterelles qui reçoivent une herbe saine. Le lendemain, les sauterelles contaminées sont agonisantes tandis que dans la cage témoin les insectes se portent bien.

Il baptise la bactérie découverte coccobacillus acridorium. Je « marche sur les pas de Pasteur », se dit-il, en emportant à l’Institut Pasteur de Paris des éprouvettes contenant sa découverte.

A la fin de l’été 1910, une migration massive de sauterelles atteint les rives de la Manche et tout le nord de la France. Ressortant les tubes à essai et boîtes de Pétri, Félix isole la bactérie qui provoque la dysenterie chez les sauterelles. Emile Roux écrit une note sur les travaux d’Hérelle, suivie d’une conférence intitulée Sur une épizootie de nature bactérienne, sévissant sur les sauterelles du Mexique.

Grâce à cette reconnaissance, les Argentins lui ouvrent leurs laboratoires et Félix traverse à nouveau l’Atlantique. En 1914, il signe même un article dans le magazine français La Science et la Vie, « La lutte contre les sauterelles », dans lequel il expose sa découverte : pulvériser un bouillon de culture de coccobacilles sur les terrains ensemencés de larves de sauterelles… une méthode d’extermination qui s’avère efficace. Mais il s’attire les foudres des savants locaux qui veulent chasser le gringo non diplômé hors de leur laboratoire.

Il remet sa démission et s’embarque sur le premier paquebot pour rejoindre le service des sérums à l’Institut Pasteur de Paris : « Mon départ d’Argentine ne calma pas le débat, une violente campagne de presse s’éleva contre le personnel de la ‘defensa agricola’. Le directeur dut démissionner », relate Félix d’Hérelle.

Cette découverte sur la contribution d’une bactérie dans une bataille contre un insecte ravageur, a inspiré d’autres microbiologistes de l’Institut Pasteur comme Serge Metalnikov (1870-1946) dans sa lutte contre les parasites du vers à soie ou contre les lépidoptères comme la pyrale du maïs et la spongieuse dite Gypsy Moth. Cette méthode fut abandonnée en 1940 jusqu’à son retour en 1980 face aux dommages collatéraux des substances parasitaires issues de la chimie.

En 1942, Félix d’Hérelle écrit dans son autobiographie :

En supposant que l’on épande du DDT sur des champs de cannes à sucre ou d’orangers pour se débarrasser des insectes nuisibles, qu’arrivera-t-il ? On les tue, bien sûr, mais en même temps, on tuera les coccinelles. Et alors les pucerons ou les cochenilles, qui auront été épargnés, pulluleront et anéantiront les plantes si on ne s’empresse pas d’importer des coccinelles. En un mot, quand on touche à un équilibre biologique, il n’y a pas à considérer l’effet brut, immédiat ; quand un équilibre biologique est en jeu, il ne faut agir qu’avec la plus extrême prudence.

Aujourd’hui l’approche ciblée est privilégiée en cancérologie pour les mêmes raisons.

Un marginal sans diplôme

L’Allemagne déclare la guerre à la France le 3 août 1914. Les champs de bataille sont de redoutables incubateurs de microbes et virus. On en connaît mal la structure et la nature, et le monde n’est encore qu’au début de la vaccination. Hormis le vaccin de la variole appliqué sur les humains, ce sont surtout les animaux que l’on vaccine, contre le rouget du porc, le choléra des poules, le charbon du mouton ou la péripneumonie des bœufs. Avec la montée des épidémies dues au contexte de guerre, les citoyens affolés se précipitent en masse sur les lieux de vaccination contre la variole ou la typhoïde. Félix d’Hérelle, son épouse et ses deux filles se mobilisent à plein temps : « Certains jours, il m’arriva de vacciner plus de 4000 personnes avec l’aide de deux infirmières ; l’une stérilisait les lancettes, l’autre les chargeait. » Avec son équipe, il réussit à produire près de 12 millions de doses de vaccin contre la typhoïde.

Félix D’Hérelle, sa femme et ses deux filles.

Une dysenterie à forte mortalité sévit dans les tranchées, provoquée par des entérobactéries de la redoutable famille des Shigellas (découverte par Kiyoshi Shiga, 15 ans plus tôt). Félix se rend dans un hôpital militaire, identifie la bactérie et fait une curieuse découverte après avoir filtré les déjections extraites des latrines. Certains tubes à essai montrent des taches dans lesquelles ne grouille aucune bactérie. C’est surprenant !

Mais notre chimiste se souvient que sur les sauterelles d’Argentine, il avait observé un phénomène semblable. Les bactéries n’ont quand même pas pu se volatiliser subitement. « Je révisais mélancoliquement mes cahiers d’expériences, je n’arrivais à rien », et ce n’est pourtant certainement pas une curiosité de laboratoire, raisonne-t-il.

Une énigme qu’il résout après bien des nuits blanches. Il constate que les taches surgissent sur des prélèvements effectués sur des malades en voie de guérison. Inlassablement, il reprend ses expériences pour voir au bout de quelques jours les bacilles dysentériques dissous « comme du sucre dans de l’eau » et laisser un liquide limpide.

J’avais cru que le générateur de taches vierges, provenant de l’intestin des sauterelles ou de celui des dysentériques, était associé à la maladie ; ne serait-ce donc pas, au contraire, un instrument de leur guérison ?

Il y a donc de « mystérieuses entités qui détruisent les bactéries, elles agissent comme si elles les rendaient malades ! » convient-il en cherchant comment les baptiser : « Phagein – manger en grec – et bacteria. On dira bactériophage ! »

Il ne dévoile sa découverte à Emile Roux que deux ans plus tard, qui la communique à l’Académie des sciences le 3 septembre 2017 et publie ses résultats sur un organisme vivant filtrable et transférable qui détruit les bactéries.

Pourtant la découverte passe pratiquement inaperçue et ne suscite aucune réaction. La guerre occupe le devant de la scène. Pire, ce marginal sans diplôme reste suspect : « Pendant plusieurs années, je fus considéré par les uns comme un visionnaire ; par les autres comme un farceur. »

Mais il est obstiné, il ratisse les régions à forte densité de dysentériques en quête de malades en convalescence, pour apporter la preuve que les bactériophages sont les artisans de cette guérison. Il recherche aussi les bactériophages qui s’attaquent au bacille du choléra, notamment chez les poules, et parvient à les isoler. Dès lors, suivant la stratégie qu’il s’est fixée, il entreprend de faire des cultures de bactériophages et met fin à l’épizootie de choléra.

L’ennemi invisible

En 1921, il publie Le bactériophage et son comportement.

A l’été 1919, d’Hérelle est affecté à l’hôpital Necker et veille à la convalescence d’une centaine d’enfants dysentériques. Il dispose de cultures de bactériophages qu’il propose d’utiliser au sein de l’établissement. Il n’hésite d’ailleurs pas à « déguster ses bactériophages » devant le personnel et les patients de l’hôpital. Le lendemain, de retour sur les lieux et en parfaite santé, il se présente avec un récipient où, dans un liquide limpide, pullulent « les microbes de microbes ». Une vingtaine de personnes, dont des internes, goûtent au liquide et, surpris, ne lui trouvent aucun goût. Il traite ensuite les malades avec succès. [1]

En 1920, intéressé, Alexandre Yersin l’invite à le rejoindre à Nha Trang, mais d’Hérelle, affairé à sa découverte, repousse ce déplacement de semaine en semaine : « J’ai trop peur qu’un cholérique entre en convalescence durant mon absence que je veux rester sur les lieux pour saisir l’occasion qu’elle présentera », répond-il à Albert Calmette, nouveau sous-directeur de l’Institut Pasteur à Paris. Ayant entrepris l’étude de la peste bovine, il se rend en Cochinchine avec ses fioles de bactériophages et parvient à juguler l’épidémie qui y sévit.

Aussitôt, sa découverte intéresse d’autres chercheurs à l’international qui, malheureusement, additionnent à la culture de bactériophage, les uns du fluorure de sodium, les autres, un antisérum, qui anéantissent ou affaiblissent les cultures et rendent les bactériophages inopérants. Ceci va jeter le discrédit sur la découverte et alimenter la rumeur contre Félix qui, sans se décourager, va hardiment de l’avant. « Rira bien qui rira le dernier. Ces bactériologistes discutaient à perte de vue tout en émettant les opinions les plus étranges et les plus contradictoires. » C’est entendu, il les affrontera publiquement comme l’a fait Louis Pasteur avant lui. De toute façon, « la masse a horreur de la nouveauté ».

Le baroudeur et la science

La controverse qui secoue les laboratoires pastoriens a fait le tour du monde. Il quitte Paris pour la Hollande en 1921, puis pour les Etats-Unis en 1928, où il entre à l’Université de Yale en tant que professeur en bactériologie. Des romans fictions sont écrits sur le baroudeur de la science, notamment dans le Reader’s Digest. Une fiction scientifique le dépeint comme le personnage principal nommé Martin Arrowsmith. Un roman qui obtient le prix littéraire Pulitzer et le prix Nobel de littérature en 1930, va servir de trame à un film porté à l’écran par John Ford la même année, avec quatre nominations aux Oscars. On y mentionne que d’Hérelle, de l’Institut Pasteur, est le découvreur du bactériophage, au détriment de Frederick William Twort (1877-1950), un bactériologiste anglais qui a tenté de s’approprier la découverte.

A la demande des autorités de plusieurs pays, Félix quitte l’Amérique, tout d’abord pour l’Egypte, afin d’y empêcher la propagation de maladies comme la peste, le choléra, la variole, la fièvre jaune : « J’ai vu des misères au cours de mes pérégrinations, je n’en ai jamais vu d’aussi lamentables. »

Faisant face au mysticisme de pèlerins qui font courir la rumeur qu’« il mutile les morts », il ne doit sa survie qu’à une intervention de l’armée. Du Caire, il fait route vers Bombay où sévit une épidémie de peste propagée par les rats. Il découvre que certains d’entre eux développent une immunité et guérissent de la peste, ce qui indique la présence de bactériophages.

De retour en Egypte, il guérit un matelot de la peste grâce aux bactériophages cultivés en Inde. Il passe huit jours à Paris auprès de sa famille et, à la demande des autorités coloniales anglaises, vogue vers l’Inde où sévit une épidémie de choléra. En 1931, ayant contracté la maladie, il avale ses ampoules de bactériophage : « C’est ainsi que, le premier, j’ai utilisé le traitement du choléra par les bactériophages. »

Il crée des escouades de chercheurs de terrain et pour trouver les moyens de semer dans l’environnement les cultures de bactériophages préparées en laboratoire, il en fait déverser aussi dans les puits. La mortalité dans les hôpitaux tombe à 2 %, les malades y sont traités en associant un traitement aux bactériophages et des injections massives d’eau salée pour remédier à la déshydratation.

Flairant la bonne affaire, certaines entreprises pharmaceutiques produisent des bactériophages vendus en pharmacie. Mais ce n’est pas si simple ! Méfiant, d’Hérelle se procure quelques boîtes pour constater que le contenu est soit trop faible ou pire… inexistant. Des mensonges plein les flacons.

Chercheur et entrepreneur

De retour de ses voyages, Félix crée son propre laboratoire au 75, rue Olivier de Serres à Paris, où il pousse ses recherches sur la résistance de certaines bactéries et la possibilité d’adaptation aux bactériophages : « La bactérie attaquée est susceptible de résistance aux bactériophages : la maladie passe alors à l’état chronique, il se forme une symbiose (…) ce qui entraîne parfois des mutations. » En effet, face à l’adversité, les bactéries et les virus mutent pour se renforcer. Rien n’est simple avec le vivant.

De 1934 à 1936, à l’appel de son ami George Eliava (ils se sont connus à l’Institut Pasteur en 1921), il crée à Tbilissi un institut de recherche en bactériologie qui existe toujours. En 1991, l’institut comptait la plus grande collection de bactériophages de la planète (près de 6000 types).

En 1936, d’Hérelle fonde à Paris le laboratoire de production de bactériophages pour les traitements thérapeutiques et en 1938, il édite Le Phénomène de la guérison des maladies infectieuses.

Après une vie de voyages dans une quarantaine de pays, en 1940, la famille d’Hérelle est recluse à Vichy par les autorités françaises pour cause de nationalité canadienne (de plus, Félix s’est rangé dans le camp de De Gaulle), puis placée en résidence surveillée par les Allemands en 1942, jusqu’à la fin de la guerre. Le laboratoire parisien placé sous la direction du gendre de Félix, Théodore Mazure, est réquisitionné pour fournir des sérums et des vaccins. Après le conflit, le laboratoire a été racheté par L’Oréal puis fusionné à Sanofi en 1999.

Félix d’Hérelle meurt en 1949 et tombe dans l’oubli. Son petit-fils Claude-Hubert Mazure ressuscite sa mémoire en fouillant les archives françaises et canadiennes, dans les années 1990.

Quand le bactériophage prend de la valeur

C’est aussi en 1940, grâce à l’invention du microscope électronique, que des chercheurs allemands ont réussi à tirer les premières photos du bactériophage. L’image est floue, mais, soumise au microscope, elle montre des formes qui tentent de s’agripper à une bactérie Escherichia coli. En 1947, l’Institut Pasteur commémore le trentième anniversaire de sa première publication sur les bactériophages.

Plusieurs années plus tard, une image grossie 14 000 fois grâce au microscope électronique à balayage affirme définitivement l’existence des bactériophages.

En 1970, le généticien anglais Frederick Sanger séquence le bactériophage PhiX174. C’est la première fois que l’on connaît l’entièreté d’un code ADN.

On sait aujourd’hui que la lyse (destruction d’éléments organiques par des agents physiques, chimiques ou biologiques) des bactéries par les bactériophages, qu’a observée Félix d’Hérelle dans ses boîtes de Pétri, est un phénomène essentiel dans la plupart des écosystèmes. Elle serait responsable de la mort de 10 à 50 % des bactéries, et pour les amoureux de la mer, c’est elle qui conduit à la libération de sulfure de diméthyle, à l’origine de l’odeur de l’air marin.

Les bactériophages ont désormais leur place dans le classement des virus : l’ordre des Caudovirales, après avoir été évincés par l’antibiothérapie (pénicilline), dont on ne peut nier les bienfaits mais qui, malgré tout, reste plus rentable pour l’industrie pharmaceutique : on peut facilement la produire en masse et la vendre au poids. Or, pour s’attaquer à une bactérie, il faut souvent utiliser non seulement un cocktail d’organismes vivants, mais aussi les adapter à chaque infection. Il est donc impossible de produire des bactériophages en masse pour les commercialiser, les traitements sont plus individualisés.

C’est aussi un hôte naturel de notre microbiote :

Le bactériophage, parasite des bactéries, est un hôte normal des intestins. Il n’existe pas dans l’intestin dès la naissance, il fait son apparition entre le quatrième et le douzième jour ; le nourrisson est ‘contaminé’ par le bactériophage qui existe partout, de la même manière qu’il est contaminé par les microbes de la flore intestinale banale. Trois conférences de Félix d’Hérelle, Université de Montréal, 1930.

Aujourd’hui, 1,4 million de personnes dans le monde souffrent de maladies nosocomiales. Des bactéries ultra-résistantes aux antibiotiques entraînent la mort de plus de 700 000 personnes par an, selon un rapport de l’OMS de 2017. On reconnaît aussi l’utilité des bactériophages dans les élevages ou en agriculture, les plantes étant également attaquées par des bactéries. La phagothérapie peut donc être, sans aucun doute, une arme complémentaire aux antibiotiques. La collection de bactériophage française a failli être vendue à l’Amérique. L’Institut Pasteur s’y est refusé. Ouf !

Cet article a été publié initialement le 10 septembre 2023 sur le site Tous centenaires et bien portants

Bibliographie :

  • Félix d’Hérelle, trop rebelle pour le Nobel, Raymond Lemieux, Editions multimonde, 2017 ;
  • Autobiographie de Félix d’Hérelle, les pérégrinations d’un bactériologiste, Alain Dublanchet, Editions Médicales internationales, 2017 ;
  • Le bactériophage : son rôle dans l’immunité, Félix D’hérelle, Masson et Cie, 1921 ;
  • Félix d’Hérelle, découvreur de bactériophages, https://www.pasteur.fr/fr

[1Une petite précision ici : à cette époque, aucun instrument d’optique n’est assez puissant pour distinguer les bactériophages.