Comment la France a perdu sa souveraineté et indépendance énergétique

vendredi 17 mars 2023, par Karel Vereycken

En France, sous la présidence du député M. Raphaël Schellenberger, une commission d’enquête parlementaire cherche actuellement à établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France.

Dans ce cadre de ce travail, la Commission a auditionné le 8 février 2023 M. Hervé Machenaux, Membre de l’Académie des technologies, ancien directeur exécutif chargé de la production et de l’ingénierie, directeur de la branche Asie-Pacifique d’EDF (2010-2015).

Son récit, disponible sur le site de l’Assemblée nationale, que la presse dominante a pris soin de ne pas divulguer, permet au simple citoyen de comprendre les enjeux et surtout les causes qui nous ont conduit au désastre actuel.

M. le président Raphaël Schellenberger. Chers collègues, la commission d’enquête chargée d’établir les raisons de la perte de souveraineté et d’indépendance énergétique de la France a le plaisir d’accueillir Monsieur Hervé Machenaud, membre de l’Académie des technologies, ancien directeur exécutif d’EDF chargée de la production et de l’ingénierie, de 2010 à 2015, ancien directeur de la branche Asie-Pacifique. Monsieur Machenaud, nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation, qui vous a pourtant été présentée tardivement. Votre audition nous permettra de compléter les informations déjà recueillies par notre commission.

En effet, l’international est un sujet qui apparaît central dans la stratégie d’EDF de ces dernières décennies, comme d’ailleurs dans tout groupe de dimension mondiale. Cette notion recouvre au moins deux dimensions, la prise de participation et l’acquisition de parts de marché à l’étranger. Votre expérience dans ce domaine intéresse les membres de notre commission, notamment à l’égard des marchés asiatiques, Chine, Japon et Inde.

D’autre part, les responsabilités que vous avez exercées au sein d’EDF en tant que directeur exécutif s’inscrivent dans une période particulière, 2010-2015, qui a vu de nombreuses péripéties : Areva, la construction des réacteurs pressurisés européens (EPR), les technologies nucléaires alternatives – réacteurs à neutrons rapides (RNR) et petits réacteurs modulaires (SMR).

Vous avez exercé vos fonctions sous l’autorité de Monsieur Henri Proglio, que notre commission a déjà eu l’honneur d’auditionner.

Vous connaissez les règles puisque vous avez été auditionné il y a neuf ans par la commission d’enquête, alors présidée par Monsieur François Brottes, sur les coûts de la filière nucléaire.

L’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires impose aux personnes auditionnées par une commission d’enquête de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite donc à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. Hervé Machenaud prête serment.)

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie.

Hervé Machenaud.

M. Hervé Machenaud, membre de l’Académie des technologies, ancien directeur exécutif chargé de la production et de l’ingénierie, directeur de la branche Asie-Pacifique d’EDF (2010-2015).

Je vous suis très reconnaissant de prendre le temps de m’auditionner sur un sujet dont j’ai été partie prenante sur l’ensemble du processus depuis le début des années 1980. La souveraineté implique d’être en mesure de choisir et de décider les politiques. Or, à date, la plupart des politiques sont guidées par la Commission européenne. La France a connu l’indépendance énergétique dans le domaine de l’électricité jusqu’en 2000. En effet, l’électricité était pratiquement 100 % française. La construction des centrales nucléaires s’est appuyée presque uniquement sur des fournisseurs français et a été entièrement financée par la France. Si l’on exclut l’uranium, qui représente une très faible proportion des coûts de la production d’électricité nucléaire, et qui est très abondant et très diversifié, l’indépendance d’électricité était assurée, car elle reposait à plus de 95 % sur le nucléaire et l’hydraulique.

J’identifie trois causes à notre perte actuelle de souveraineté et d’indépendance énergétique, parmi lesquelles la perte de la maîtrise industrielle, entraînée par le désalignement stratégique de la filière nucléaire française qui s’est exportée et qui a conduit à son éclatement lors de la décision de construction d’un EPR.

Le succès économique et industriel de l’organisation précédente résulte d’une organisation industrielle unique au monde. En effet, jusqu’à une période récente, aux États-Unis, en Allemagne, en Suède, et au Japon, les sociétés commerciales construisent des réacteurs clé en main pour les exploitants. Il s’agit d’un modèle d’échec contrairement au modèle utilisé par EDF dans lequel l’exploitant est également concepteur et constructeur de ses réacteurs nucléaires. Ce modèle permet une politique de responsabilité vis-à-vis de la sûreté, car l’exploitant discute avec les autorités de sûreté les conditions à remplir, tandis que dans le système clé en main, c’est le fournisseur qui discute avec les autorités de sûreté et l’exploitant est le tiers payant.

Ainsi, le parc nucléaire français en exploitation a coûté deux fois moins cher que le parc nucléaire allemand au kilowattheure installé et trois fois moins cher que le parc japonais et le parc anglais. Il ne s’agit pas d’un effet de série. En effet, les Allemands ont construit des Konvois dans tout le pays, mais chaque réacteur était attribué à un exploitant différent, entraînant un référentiel de sûreté différent ainsi que des coûts de construction et d’exploitation deux fois plus importants.

Par ailleurs, cette différence de modèle a des conséquences sur la responsabilité de sûreté. Dans le parc EDF, un problème d’exploitation ou d’équipement, aussi simple soit-il, est aussitôt remonté à l’ingénierie qui a assuré la conception et aux fournisseurs. Ainsi, les remèdes sont immédiatement intégrés dans les réacteurs en construction et dans tous les réacteurs en exploitation. Le parc se standardise progressivement ; les six modèles différents du parc d’EDF actuel s’inscrivent tous sur le même référentiel de sûreté et sont exploités indifféremment par les exploitants. Ce processus de standardisation permet également une amélioration constante de la sûreté, car lors de chaque décennale – autorisation d’exploitation tous les dix ans – un examen de la sûreté est mené et le référentiel est constamment mis à jour avec l’autorité de sûreté. D’ailleurs, la quatrième décennale, la plus importante, représente un saut important en matière de sûreté et explique la durée des arrêts actuels.

Aux États-Unis, le référentiel de sûreté qui s’applique est le référentiel d’origine. Ainsi, la situation de sûreté de la centrale doit être équivalente à la situation originelle. En France, c’est l’exploitant qui est responsable de la sûreté tandis que dans les autres pays, Westinghouse, General Electric, Mitsubishi, Toshiba, ABB …, étaient les constructeurs. Pendant des années, nous avons essayé de coopérer avec les exploitants japonais, sans aucun succès, car ils ne connaissent pas leur matériel. D’ailleurs, tous les accidents qui se sont produits dans le domaine nucléaire ont eu lieu chez des exploitants qui avaient reçu des centrales clé en main. La plupart de ces fournisseurs ont fait faillite et se sont rachetés entre eux. Il ne reste que Westinghouse, soutenu par le département de l’énergie (DOE).

Je tiens à souligner qu’EDF ne produit rien, c’est un architecte qui anime 1 500 fournisseurs, tels que Framatome pour les chaudières et Alstom pour les turbines. Ce modèle a été contesté par Framatome, dont l’objectif, dès les années 1970, a été de devenir un constructeur clé en main. Cette volonté n’était pas problématique tant qu’EDF était le principal client de Framatome, car nous construisions entre quatre et six tranches par an, mais quand le centre de gravité s’est déplacé vers l’export, Framatome a tenté de prendre ses marques.

Cependant, EDF restait le propriétaire de la propriété intellectuelle des réacteurs et le transfert de connaissances a donc eu lieu par l’intermédiaire de Sofinel (société française d’ingénierie électronucléaire et d’assistance à l’exportation), société commune dont EDF possédait la majorité pour la construction des centrales de Koeberg, d’Ulchin en Corée et de Daya-Bay, même si cette dernière est un cas un peu différent. Cette organisation industrielle et cette capacité à construire de façon économique ont permis à la France de remporter tous les appels d’offres de l’époque, à l’exception de ceux du monde soviétique.

À Daya-Bay, les Chinois ont demandé à EDF de les accompagner et de prendre la responsabilité technique de la conduite du projet à leurs côtés, Framatome étant un fournisseur de l’îlot nucléaire. À ce moment-là, General Electric Angleterre était le fournisseur de l’îlot conventionnel.

Je tiens à préciser qu’un industriel n’a pas besoin de savoir produire un produit, mais de maîtriser l’outil de production. Par exemple, le savoir-faire de Michelin est la construction d’usines de fabrication de pneus, qui sont présentes dans le monde entier. L’ingénierie commune est basée à Clermont-Ferrand et diffuse à toutes les usines cette maîtrise industrielle.

Selon moi, la production d’électricité nucléaire est une industrie et il est important de maîtriser l’outil de production et de l’améliorer en permanence. Ainsi, après avoir acquis grâce à Westinghouse le savoir-faire de la construction des centrales nucléaires, le processus industriel d’amélioration constante de la nature du réacteur a été mis en place, palier après palier. La première centrale construite a été Fessenheim. De CP0, nous sommes passés à N4 que je considère comme l’un des meilleurs réacteurs du monde aujourd’hui.

Tombe alors l’injonction de développer un réacteur franco-allemand. L’étude du N4+, ou REP 2000, est interrompue pour discuter avec Siemens, constructeur des centrales nucléaires allemandes sur un modèle clé en main. Les exploitants allemands EDF se mettent d’accord pour passer des contrats à Siemens et Framatome. Siemens et EDF discutent de la centrale tandis que Siemens s’adresse à Framatome concernant la chaudière, car Framatome a toujours été responsable de cette ingénierie et de cette construction.

Ce jour-là commence une discussion entre une autorité de sûreté allemande dont la tutelle est un ministre de l’environnement écologiste, qui a dit explicitement vouloir tuer le nucléaire, et l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN). Cette situation entraîne une surestimation des besoins de sûreté ainsi qu’une asymétrie : en effet, EDF est un service public avec une vision d’intérêt général constante tandis que Siemens, très grande entreprise, a d’autres objectifs.

Je travaillais au centre national d’ingénierie nucléaire (CNIN), qui était responsable du basic design de l’EPR. Le responsable de la négociation, directeur des études du CNIN, rentrait trois fois par semaine en nous assurant que les discussions avançaient, mais nous avons surtout accepté les solutions de Siemens qui n’étaient pas nécessairement plus mauvaises que les nôtres. En conséquence, Siemens fabrique les équipements et l’EPR est devenu un réacteur dont les solutions et équipements sont presque uniquement de facture allemande, y compris le contrôle commande, un élément clé. J’ignore pourquoi le Chancelier Helmut Kohl a demandé au Président François Mitterrand de réaliser un réacteur commun, mais il est certain que la filiale nucléaire de Siemens était en faillite.

Une fois le basic design de l’EPR achevé, un accord a été passé entre Framatome et KWU (Kraftwerk Union) pour constituer une société commune, NPI (Nuclear Power International). Dans cette joint venture, Framatome devient propriétaire du savoir-faire de l’EPR et change brusquement de politique : l’entreprise n’a plus besoin d’EDF et décide de construire des centrales clé en main dans le monde entier.

Les trente-quatre projets menés ont contribué à la faillite d’Areva, qui a investi pendant des années dans des projets qui n’ont jamais vu le jour sur le mode du clé en main excluant EDF. Il convient de signaler que, quand les Chinois ont demandé l’aide d’EDF, Areva a fait tout son possible pour qu’EDF soit le moins impliquée possible dans le projet.

La deuxième cause de la perte de souveraineté et d’indépendance est la politisation progressive et constante de l’industrie. L’influence politique s’est avérée de plus en plus prégnante dans les décisions industrielles, de même que l’influence politique de l’écologie antinucléaire, qui a investi l’appareil d’État à tous les niveaux.

Il est miraculeux d’avoir réussi à maintenir un parc nucléaire avec une telle efficacité dans un contexte politique qui se détériore depuis quarante ans. À l’époque de la construction du parc, le gouvernement donnait à EDF des missions et EDF définissait les moyens pour les remplir. Or, aujourd’hui, les injonctions formulées n’ont ni continuité ni cohérence. Compte tenu des actions menées en matière de dérégulation, EDF n’a plus la responsabilité du service public et il est paradoxal que le ministre de l’environnement demande au président d’EDF de prendre ses responsabilités, puisqu’en matière de droit, EDF n’a plus la responsabilité d’assurer la production nécessaire pour la consommation française.

Contrairement à d’autres, je me montre extrêmement positif sur le rôle qu’a réussi à tenir l’ASN dans un tel contexte politique. En effet, garder la tête froide et maintenir un niveau d’exigence raisonnable en étant soumis en permanence à la pression des médias et du lobby antinucléaire était extrêmement difficile et l’ASN y est parvenue uniquement avec une très grande rigueur qui a peut-être conduit à un accroissement des contraintes d’exploitation.

La politisation de l’industrie a entraîné l’arrêt des constructions et des centrales en activité, telles que Creys-Malville et Fessenheim. En l’absence de construction, les industriels se sont disséminés et, aujourd’hui, nous avons toutes les peines du monde à trouver les compétences nécessaires.

La perte d’indépendance énergétique est également liée à notre dépendance, pour ne pas dire notre soumission à l’Allemagne et à la Commission européenne qui est son outil. Aujourd’hui, toutes les décisions, quel que soit le domaine, sont prises pour ne pas déplaire à Bruxelles. Je ne suis pas complotiste et je pense que l’Europe est à construire, mais il convient de s’interroger sur quelles bases.

M. Joschka Fischer, ancien vice-chancelier et ministre des affaires étrangères d’Allemagne a dit publiquement : « Les gouvernants actuels [de l’Allemagne] voient de plus en plus l’Europe comme une simple fonction de la politique de défense des intérêts allemands. Il y a là un risque qui n’est pas mince pour l’Europe, mais aussi avant tout pour l’Allemagne. » Cet état de fait est illustré par les problèmes liés à la taxonomie et à la fabrication de l’hydrogène. L’Allemagne préfère produire du CO2 qu’utiliser le nucléaire et elle impose cette stratégie à l’ensemble de l’Europe par l’intermédiaire de la Commission européenne. Je pourrais citer de nombreuses analyses. Ainsi, l’École de guerre économique a publié un document, « J’attaque ! Comment l’Allemagne tente d’affaiblir la France dans le domaine de l’énergie » en mai 2001.

La réaction de la France est surprenante et mérite explication. Pourquoi se soumet-elle à de telles injonctions ? Tout d’abord, l’Allemagne garantit la dette de la France. C’est sans doute une bonne raison, mais ce n’est pas ainsi que l’on va construire l’Europe. Le philosophe Pierre Manent s’interroge : « J’aimerais comprendre d’où vient cette fascination amoureuse des élites françaises pour l’Allemagne. » Il ne peut être soupçonné d’antieuropéanisme, pas plus que Jürgen Habermas, qui s’exprime de façon similaire : l’Allemagne est retombée dans son syndrome historique de domination. Elle se sert de l’Europe pour servir ses intérêts et la France sacrifie les siens au bénéfice d’une certaine idée de l’Europe, particulièrement dans le domaine des énergies renouvelables.

Je tiens à souligner qu’en France, les énergies renouvelables sont inutiles tant qu’on a un parc décarboné, car elles ne complètent pas un parc. Le parc existe parce qu’il est composé d’énergies pilotables. L’électricité n’est pas stockable et nous avons besoin d’un parc entièrement pilotable pour couvrir les pics de consommation. C’est vrai partout, sauf dans les pays où il pourrait y avoir des vents fixes ou du soleil en permanence. En Europe, les parcs de pointe sont composés d’énergies pilotables. En France, le parc qui couvre la totalité du besoin est nucléaire et hydraulique et contient un peu de gaz. En Allemagne, le parc pilotable est constitué d’un peu de nucléaire, de charbon et de gaz et s’élève à environ 90 gigawatts. L’Allemagne a ajouté à ce parc 130 gigawatts de renouvelable. Ainsi, les énergies renouvelables ne complètent pas la production, elles s’y substituent. Quand le vent souffle, les centrales sont arrêtées. Quand il s’agit de centrales à charbon, cette démarche est favorable au climat, mais si ce sont des centrales nucléaires, elle est catastrophique pour l’économie et pour le climat. Ainsi, la construction de renouvelable est totalement absurde en France. En outre, la France compte 25 gigawatts d’éolien et 61 gigawatts de nucléaire, pour 250 gigawatts d’éolien en Europe.

Le 8 décembre 2022, on enregistre une pointe de consommation dans toute l’Europe et il n’y a pas un souffle d’air. EDF achète de l’électricité en Allemagne, fabriquée avec du charbon et du lignite, à 580 euros le mégawattheure. Le 20 décembre, le vent se met à souffler et EDF est obligée de réduire ses centrales au minimum et de vendre l’électricité à des valeurs nulles ou négatives. Ainsi, à l’heure actuelle, l’ajout d’un gigawatt d’éolien en France est contraire au bon sens.

En parallèle, la Commission européenne nous demande de payer 500 millions d’euros de pénalités, car nous n’avons pas atteint les quotas en énergies renouvelables. En effet, comme l’Allemagne, la Commission européenne refuse de tenir compte des moyens bas carbone tels que l’énergie nucléaire. En outre, l’ensemble de l’Europe doit atteindre un objectif de 40 % d’énergies renouvelables. L’augmentation des énergies renouvelables en France entraîne une hausse de CO2 à un coût prohibitif.

Il existe un autre biais mental qui est le volume d’électricité. On affirme qu’en 2035, nous ne disposerons pas du volume d’électricité nécessaire faute de réacteurs. Cependant, il convient de garder à l’esprit que le volume, c’est-à-dire les térawattheures, n’existe pas puisque l’électricité ne peut être stockée. Si nous rencontrons des difficultés telles qu’en décembre 2022, nous devrons trouver des solutions et l’éolien n’en fait pas partie. Nous avons besoin de gigawatts de capacité de production et non de térawattheures. Il existe des volumes d’eau, de gaz et d’uranium, mais pas de volumes d’électricité ou de vent. Parler du volume d’électricité nécessaire en 2035 est donc indéfendable.

Par ailleurs, pourquoi ne parviendrions-nous pas à construire des réacteurs ? Il suffit de le vouloir. En 1970, nous avons décidé de construire un programme nucléaire et en 1977, la première centrale était en service. Pendant vingt ans, quatre centrales par an ont été construites en moyenne. Ainsi, si dans trente ans nous n’avons pas construit de nouveaux réacteurs, c’est uniquement parce que nous ne l’aurons pas voulu.

Je suis d’ailleurs très impressionné par le vote au Sénat. Je ne vais pas contester la représentativité nationale, mais le Sénat a voté par trois cents voix contre treize la loi sur l’accélération des énergies renouvelables, l’argument principal étant le retard de la France dans le développement des énergies renouvelables intermittentes. Comment expliquer un tel aveuglement ?

La France n’est pas en retard. Elle est l’un des trois pays les plus décarbonés d’Europe aujourd’hui. Je crois qu’il faut s’intéresser à qui profite le crime. Ainsi, le chiffre d’affaires de l’éolien jusqu’en 2018, est constitué à 56 % par des entreprises étrangères, dont les deux tiers sont allemands. En outre, la quasi-totalité du matériel vient d’Allemagne ou des États-Unis. Deux tiers du chiffre d’affaires réalisé en France part à l’étranger. Enfin, les revenus des promoteurs de l’éolien représentent entre 30 et 40 % du chiffre d’affaires. Compte tenu des conséquences sur la vie quotidienne en France, on peut s’interroger sur ces chiffres.

La politique européenne s’impose également à la France via la dérégulation. L’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (ARENH) a été créé pour faire accepter à l’Europe le maintien en France des tarifs régulés de vente d’électricité. La commission Champsaur a décidé de garder des tarifs régulés afin de maintenir la rente nucléaire. Un sacrifice était nécessaire, car une telle démarche était contraire à la réglementation et l’ARENH a été proposé. À sa sortie, la Direction de la concurrence française a exprimé ses doutes concernant la concurrence de production, de même que la Direction de la concurrence européenne.

Pendant presque dix ans, les prix de marché étaient inférieurs à l’ARENH. Ainsi, le calcul du tarif réglementé de vente d’électricité (TRVE), proposé par la Commission de régulation de l’énergie (CRE), représentait 70 % d’ARENH et 30 % des prix de marché. Les fournisseurs alternatifs achètent une partie sur le marché et une partie d’ARENH, en fonction des cours et EDF a perdu un million de clients par an pendant la période où le prix de marché était inférieur ou équivalent au prix de l’ARENH. D’ailleurs, Total et Engie ont dénoncé leur contrat ARENH quand les cours sont tombés suffisamment bas.

En septembre 2021, les prix du gaz, donc les prix spot, augmentent brutalement et l’ARENH est très demandé. Or, il se trouve que le calcul de la CRE prévoit une diminution de la part d’ARENH dans le calcul du TRV si la demande d’ARENH augmente. Aujourd’hui, si l’on en croit la CRE, en février 2022, le prix de l’électricité aurait dû augmenter de 35 % et le 1er février 2023 de 100 %, alors qu’EDF produit aujourd’hui la quasi-totalité de ce que la France consomme à un prix constant depuis 30 ans, car le coût de production d’EDF, qui s’appuie sur le nucléaire et l’hydraulique, est peu affecté. Ainsi, la quasi-totalité de la consommation française pourrait être produite à 70 euros le mégawattheure, mais on demande à la population de la payer 230 ou 280 euros à cause du bouclier tarifaire. Qui plus est, si j’en crois certaines analyses, le bouclier tarifaire s’élèvera à une centaine de milliards d’euros, un montant qui pourrait couvrir le grand carénage ainsi que la construction d’une dizaine d’EPR. Où est cet argent ?

Aujourd’hui, EDF et les consommateurs perdent de l’argent. Une partie entre chez les fournisseurs alternatifs, mais on constate aujourd’hui que ces fournisseurs alternatifs rendent les consommateurs qu’ils ont pris à EDF, obligée de les reprendre. EDF a déjà vendu toute l’électricité dont elle disposait et doit en acheter sur les marchés pour les nouveaux arrivants. La situation devient absurde au motif qu’il s’agit du marché de l’électricité. Avant la dérégulation, les importations et les exportations d’électricité existaient déjà, avec un équilibre entre les différents pays en fonction de leurs besoins.

J’ai quatre recommandations à formuler.

Premièrement, il est important de poursuivre l’exploitation des centrales existantes le plus longtemps possible et de construire le plus grand nombre de réacteurs possible.

Aujourd’hui, le grand carénage est l’opération de maintenance nucléaire la plus lourde qui ait jamais été réalisée, car on tente de rapprocher les structures des réacteurs de génération trois, qui tiennent compte des accidents graves de conception. Cette quatrième décennale est trois fois plus lourde en travaux que les précédentes, mais son coût, 1 000 euros par kilowatt installé, représente le cinquième du prix d’un nouveau réacteur, même standardisé, et il est nettement inférieur au coût de construction des centrales à charbon et à gaz. Il s’agit de l’investissement le plus rentable qu’on puisse imaginer.

Il est peu vraisemblable que la même quantité de travaux soit nécessaire pour passer de cinquante à soixante ans, mais quoi qu’il en soit, la limite doit être économique. Quand l’investissement pour une mise à niveau de sûreté sera supérieur au prix d’un nouveau réacteur, l’exploitation des centrales existantes sera interrompue à moins que la limite physique de la résistance de la cuve entre en jeu. Or, il est de notoriété publique que nos cuves sont meilleures que les cuves américaines, car elles ont été réalisées ultérieurement. Une grande partie du parc américain est à soixante ans et un nombre non négligeable de centrales s’inscrit aujourd’hui dans un processus d’autorisation pour aller à quatre-vingts ans. On envisage même une prolongation à cent ans.

Une limitation à cinquante ans en France est tout simplement un gâchis colossal. Il ne s’agit pas d’un choix aléatoire et une analyse de sûreté et d’économie doit être menée. Ainsi, la durée de vie du parc existant doit être prolongée et nous devons construire le plus rapidement possible de nouveaux réacteurs pour arriver en 2050 à 100 gigawatts de nucléaire. En outre, nous devrons poursuivre après cette date qui marque le démantèlement des premiers réacteurs.

Deuxièmement, je préconise la suppression de l’ARENH, qui est extrêmement simple, selon des analyses juridiques. Si la France décide de supprimer les TRVE, l’ARENH tombe le jour même et ce sera à la Commission européenne de prouver qu’EDF abuse de sa position dominante. Mais ce cas n’a pas de raison d’être, car les TRV sont quatre fois au niveau où ils étaient.

La troisième mesure est la suppression des subventions aux énergies renouvelables. Dans un marché soi-disant compétitif de production d’électricité, il n’existe aucune raison de subventionner des énergies avec une garantie d’achat et une garantie d’accès au réseau, car une telle démarche est disqualifiante.

Enfin, il est nécessaire de redonner à EDF sa dimension d’entreprise de service public intégrée qui est la condition de la gestion d’un service public. Pour adapter constamment la production à la consommation, cette consommation doit pouvoir être prévue à court, moyen et long terme et il faut pouvoir mettre en place et optimiser les moyens de production pour répondre à cette consommation. Un seul acteur doit avoir la capacité et la responsabilité de gérer l’ensemble : nucléaire, gaz et hydraulique.

M. le président Raphaël Schellenberger. Je vous remercie. Je vais revenir plus spécifiquement sur les responsabilités qui ont été les vôtres. Dans le cadre de nos travaux, nous nous sommes peu penchés sur la stratégie de développement à l’international d’EDF. Vous avez occupé un certain nombre de responsabilités à ce niveau et vous connaissez les critiques formulées par certains observateurs sur la question de l’acquisition progressive de parts de marché et d’outils de production à l’étranger. Vous avez été largement impliqué, notamment sur le volet Asie. Quelle est votre vision sur le sujet ?

M. Hervé Machenaud. Depuis les années 1990, EDF a lancé de grands programmes, tels que l’achat d’une distribution au Brésil. Je n’ai pas du tout été impliqué, mais selon moi, le métier d’EDF est la production industrielle d’électricité et EDF doit pouvoir vendre son produit. Je ne pense pas que la distribution à l’international soit son métier, parce-que ce n’est pas le métier des autres de vendre l’électricité d’EDF en France. Il est difficile de porter un jugement sur l’achat de l’électricien anglais. La question est la suivante : la vocation d’EDF est-elle de réaliser l’ensemble de son métier dans un autre pays ? Si les contraintes sont suffisamment claires, pourquoi pas. L’aventure nucléaire américaine est toutefois beaucoup plus discutable et n’a pas eu autant de succès qu’il avait été escompté.

La situation est différente en Asie, car nous n’y avons jamais investi sauf dans l’EPR de Taishan. Nous avons fait notre métier d’industriel et nous avons construit des centrales. Ainsi, à Daya-Bay, nous n’avons pas investi et nous avons été payés pour le faire de façon très correcte.

Quand la Chine s’est développée à partir des années 1980, EDF était son modèle et guide en matière de développement de l’électricité. Nous avons contribué dans les domaines hydraulique et thermique, car la Chine effectuait des essais, en particulier un essai à Laibin, centrale à charbon dont le fournisseur était Alstom et pour laquelle les Chinois voulaient tester un built-operate-transfer (BOT). Il s’agit de confier la construction à une structure qui exploite la centrale pendant un certain temps, puis la remet au propriétaire.

En Chine, EDF a accompagné le développement du système électrique assez largement dans tous les domaines, production, transport et distribution, mais sous la forme de conseils et moyennant paiement, à quelques exceptions près : la centrale de Laibin, un groupe de centrales thermiques des années 1990 dans le Shandong, une centrale à charbon ultra-supercritique dont j’ai oublié le nom et l’EPR de Taishan.

La Chine souhaitait développer son programme sur le modèle français. Alors que le programme nucléaire avait été interrompu, Hu Jintao, lors de son arrivée au pouvoir en 2003, décide de le relancer et tous les nucléaristes de Chine viennent en France. En septembre, ils décident de développer leur programme sur la base du N4. À l’opposition d’Areva s’ajoute une intervention américaine de la part de Dick Cheney qui accuse la Chine d’avoir tout donné aux Français. La Chine décide de lancer un appel d’offres début 2004, organise la duplication et déploie un très grand nombre de réacteurs du type français. D’ailleurs la majorité des réacteurs en exploitation sont sur ce modèle. Après de nombreuses péripéties, l’appel d’offres est attribué aux Américains début décembre 2006.

L’appel d’offres prévoyait la construction de quatre réacteurs, deux construits par la Compagnie nucléaire nationale chinoise (CNNC) et deux construits par la China General Nuclear Power Corporation (CGN), qui obtient du gouvernement l’élargissement de l’appel d’offres vers un troisième acteur nucléaire très volontaire qui vient de commencer son activité. Ainsi, trois semaines plus tard, EDF et Areva reçoivent une lettre de CGN leur proposant respectivement d’investir dans la construction de l’EPR et de fournir l’îlot nucléaire.

Il était impossible de refuser. Le Président Chirac avait insisté pour qu’un EPR soit développé en Chine et il était énormément investi. Naturellement, EDF et Areva ont répondu favorablement. Par ailleurs, les investissements de ce type en Chine ont été extrêmement rentables. Ainsi, dans la centrale du Shandong, le taux de rentabilité interne (TRI) est supérieur à 17 % tandis qu’il est de l’ordre de 15 % pour Laibin. Pour Taishan, je ne sais pas encore, cela prendra du temps.

Deux autres très beaux projets ont été mis en place en Asie dont un projet de barrage au Laos à Nam Theun, un cas assez unique dans l’histoire des barrages, car il a été construit à trois mois près dans les délais et au dollar près dans le devis. Qui plus est, il s’avère aujourd’hui extrêmement rentable pour EDF. Le cycle combiné à gaz de Fumi au Vietnam est aussi une très belle opération.

Ainsi, tout dépend du métier. Quand les opérations concernent le métier industriel d’EDF et sont menées dans le cadre de partenariats qui fonctionnent, elles sont rentables.

M. le président Raphaël Schellenberger. En France, il a largement été question des difficultés de l’EPR de Flamanville. Pouvez-vous identifier les difficultés des EPR vendus, notamment en Chine, puisque c’est un secteur que vous connaissez bien ?

M. Hervé Machenaud. L’EPR n’a pas été facile à construire. Les Chinois l’ont déployé plus rapidement et pour un coût moindre, mais la construction a tout de même demandé beaucoup plus de temps et d’argent qu’initialement prévu. En effet, il s’agit d’un réacteur extrêmement compliqué qui contient de nombreuses solutions allemandes. Par ailleurs, les dimensions du projet ont été revues à la hausse à la dernière minute dans l’espoir de réduire le coût de production.

Il existe une différence essentielle entre la Chine et la France. Au moment où la Chine a engagé le déploiement de l’EPR, elle construisait dix réacteurs par an et le tissu industriel était donc parfaitement mobilisable. Ainsi, aucun problème de soudure n’a été rencontré à Taishan, alors qu’en France, une énorme partie des problèmes était liée au soudage, à la métallurgie du couvercle, du fond de cuve ou encore des traversées d’enceintes et des soutiens du pont roulant. Ces difficultés ont entraîné des retards considérables du fait d’une perte d’expertise industrielle. L’industrie ne se mobilise pas pour remettre en place une capacité dans le cadre de la construction d’un seul réacteur, d’autant plus que le nucléaire coûte très cher en matière d’organisation, de qualité et de sûreté. Ce sont des investissements considérables. La faillite de la filière ainsi que la coupure de dix ans dans la construction expliquent les difficultés de la France.

M. le président Raphaël Schellenberger. Nous avons reçu quelques alertes au-delà de la complexité de l’EPR et des difficultés à la mise en œuvre industrielle du programme propre à la France concernant l’inadéquation de la puissance de l’EPR par rapport au marché mondial du besoin de centrales de production d’électricité. Quel est votre regard sur ce sujet dans le monde, compte tenu des enjeux de décarbonation ?

M. Hervé Machenaud. En 2011, j’ai lancé l’étude de l’EPR 2, qui correspond au retour dans la filière industrielle d’EDF. Il s’agit d’utiliser toutes les expériences industrielles pour réaliser un nouveau modèle. J’avais demandé que les dimensions optimales d’un réacteur soient déterminées, car il me semblait qu’une augmentation constante de la taille n’était pas nécessairement optimale. On m’a rapporté que, compte tenu des coûts d’ensemble liés au site, plus le réacteur est grand, plus le kilowattheure produit est bon marché. Il s’agit d’une réponse théorique, dans la limite de la capacité industrielle à fabriquer.

Nous exportions des produits connus, que nous avions fait fonctionner et que nous avions construits à des coûts très compétitifs. C’est pour cette raison que nous avons gagné. Aujourd’hui, il est difficile de vendre l’EPR, car nous n’avons pas encore réussi à le faire fonctionner. Par ailleurs, à quel prix peut-on imaginer le vendre aujourd’hui ? Les Russes vendent leurs réacteurs, car ils connaissent le coût de leur construction, comme nous l’avons fait en Afrique du Sud, en Corée et en Chine. Il est difficile de tenter de vendre quelque chose que nous n’avons pas. Si nous mettons à nouveau en place un programme nucléaire standardisé, nous ferons des économies et nous pourrons recommencer à vendre des réacteurs. À date, la vente d’EPR me paraît assez illusoire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Merci pour ces éléments. Ma première question vise à comprendre les réflexions qui ont permis d’arriver au grand carénage. Dès 2010, Monsieur Roussely évoque le besoin de lancer un ensemble de travaux qui intégrera les nouvelles normes post-Fukushima dans un rapport qu’il remet au Président de la République de l’époque et à ses ministres.

Pouvez nous éclairer sur la temporalité de la fin des années 2000 à 2014 qui permet de décider du grand carénage ? En effet, on peut s’interroger, sans en avoir tous les éléments, sur la durée nécessaire à la prise de décision et au lancement des investissements. Correspondait-elle aux procédures ? Jugez-vous que la décision a été différée ou qu’elle aurait pu être plus rapide ? La réflexion et le calendrier auraient-ils pu être menés différemment et impacter de manière moins significative la gestion du parc et sa maintenance depuis ces dernières années ?

M. Hervé Machenaud. Je n’étais pas responsable de ces aspects dans les années 2000, car j’étais en Chine. À mon arrivée, le grand carénage avait été décidé. À l’époque, on sait que la décennale de quarante ans approche, mais que l’investissement correspondant, aussi important soit-il, sera toujours rentable.

Par ailleurs, dans le cadre des négociations, les autorités de sûreté étaient prêtes à répondre et souhaitaient à la fois mener une analyse générique du passage de l’ensemble des centrales au-delà de quarante ans et une analyse individuelle pour chacune des centrales, en fonction de leur situation.

Je tiens à rappeler que l’idée d’étendre la durée de vie des centrales au-delà de quarante ans n’est pas très ancienne dans l’esprit du monde politique. À l’époque, il ne devait donc pas être simple d’évoquer ouvertement ces aspects pour l’ASN. Quoi qu’il en soit, l’instruction du dossier générique a pris beaucoup de temps et a été suivie d’une analyse centrale par centrale.

Le grand carénage correspond à la quatrième décennale. Elle visait à s’approcher au maximum du niveau des réacteurs de génération 3, avec l’ajout des mesures post-Fukushima, qui sont considérables. L’ensemble représente moins de 1 000 euros par kilowattheure installé.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous identifiez une forme de perte de compétences et de maîtrise globale de la filière industrielle. Selon vous, quand commencent cette perte de compétences et ce déclin relatif ?

M. Hervé Machenaud. La perte de compétences est directement liée à l’arrêt des constructions, car les industriels se sont progressivement démobilisés et les soudeurs sont partis. Le déclin commence à la fin des années 1990, lors de la mise en service de la centrale de Civaux. Le programme est interrompu par la suite et il est nécessaire de maintenir les fournisseurs à la force du poignet pour les arrêts de tranche des centrales. Je me souviens que la situation était difficile, car le travail était conséquent et que les fournisseurs pour le réaliser étaient de moins en moins nombreux.

À l’époque, les Chinois construisaient des centrales à charbon ultra supercritiques, dont le rendement et les conditions de rejet étaient meilleurs qu’en Europe, pour un cinquième du prix que nous avions évalué pour construire la même centrale en Pologne. En effet, la Chine construisait deux centrales par semaine et, à l’heure actuelle, elle s’apprête à construire dix ou quinze réacteurs par an et il sera compliqué de rivaliser avec leurs prix. Le même raisonnement s’applique aux panneaux solaires, car il s’agit d’un problème industriel. Rien n’est indépendant de la réalité industrielle. La valeur d’un EPR n’est pas la même si l’on en construit trois par an ou un tous les trente ans.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’imagine que vous vous inquiétez de cette perte de compétences à votre arrivée à la direction du parc nucléaire. Partagez-vous ces inquiétudes avec vos responsables de la direction d’EDF ? Sont-elles relayées auprès du gouvernement ?

M. Hervé Machenaud. Je m’en inquiète et je fais part de mes préoccupations à la direction d’EDF qui les transmet au gouvernement, mais dans les années 2010-2012, ce n’est pas la peine d’évoquer le domaine nucléaire, puisqu’il est prévu de fermer les centrales.

Grâce à l’engagement du président Proglio, les dotations pour la maintenance des centrales ont considérablement augmenté à cette période. Le processus est interne et externe. En effet, EDF ne forme pas les soudeurs qui travaillent pour Ponticelli. Il y a une époque durant laquelle EDF avait des écoles de formation, puis, à la fin des années 1990, il a été décidé de recruter uniquement des BAC+2 parce que le monde avait changé. Or, il ne s’agit pas d’une évolution sur laquelle il est facile de revenir.

La formation du personnel de l’exécution est un sujet majeur, extrêmement difficile à résoudre. Aujourd’hui encore, il est très compliqué de trouver des personnes qui souhaitent travailler dans le domaine nucléaire. En effet, il n’est pas simple de mobiliser les jeunes alors que les entreprises elles-mêmes ne sont plus mobilisées et mobilisatrices et qu’il est question de la fin du nucléaire.

M. Antoine Armand, rapporteur. Selon vous, la situation est déjà préoccupante en 2010 quand vous prenez vos responsabilités.

M. Hervé Machenaud. Oui.

M. Antoine Armand, rapporteur. J’ai du mal à comprendre pourquoi, dans une intervention écrite pour les Annales des Mines – Réalités industrielles du 3 août 2012, vous vantez une filière en capacité de maintenir son savoir-faire et ses capacités industrielles. Vous dites que c’est une filière en ordre de bataille pour affronter tout à fait correctement les défis et vous vantez le fait qu’EDF recrute actuellement plus de 2 000 jeunes chaque année pour conduire et maintenir ses réacteurs.

Dans un certain nombre de déclarations, vous assurez que la filière se porte bien. J’imagine que l’aspect marketing entre en ligne de compte, mais j’ai du mal à comprendre pourquoi une entreprise qui sait qu’elle doit entretenir son actif, même si les nouvelles constructions sont interrompues, ne met pas tout en œuvre pour entretenir ses actifs et maîtriser sa filière et ses compétences en interne ou avec des sous-traitants de qualité. Si elle n’est pas en mesure de le faire, pourquoi ne s’en ouvre-t-elle pas de manière extrêmement directe ?

M. Hervé Machenaud. À la période que vous évoquez, nous avions justement décidé de recruter massivement à EDF. Nous avons renversé complètement le processus de réduction des années précédentes en augmentant considérablement les effectifs et mes déclarations visent à mettre en lumière cet effort réalisé pour redonner à la filière son dynamisme. Cependant, l’industrie n’était plus en ordre de marche et nous avions des problèmes de soudage. C’est une réalité. J’étais persuadé que nous disposions des moyens pour remettre la filière en marche. À la suite d’un certain nombre d’incidents, j’ai réalisé que nous étions tombés encore plus bas que je ne le pensais et qu’il existait des problèmes de fabrication absolument inimaginables dans une organisation nucléaire de qualité.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous dîtes qu’il était question de fermer les centrales à cette époque, mais de 2005, date de décision de construction d’un nouvel EPR, à 2010, personne ne parle de sortir du nucléaire. Est-ce durant les années 2000 qu’il y a un manque de suivi qui entraîne une perte progressive de compétences ? Est-ce pendant cette décennie qu’il convient de chercher le début du délitement, alors même qu’aucune annonce de sortie du nucléaire n’est formulée par les pouvoirs politiques ou par EDF, qui envisage même une nouvelle génération de réacteurs, incarnée par un EPR sur le sol français ?

M. Hervé Machenaud. J’ai peut-être fait un amalgame de dates, mais le programme s’est arrêté en 1998 et les entreprises principales qui le construisaient depuis les années 1979 n’ont pas conservé leurs compétences et leurs effectifs. Elles se sont maintenues uniquement autour des centrales existantes pour en assurer la maintenance.

Il est vrai qu’il n’était pas encore question d’arrêter les centrales, mais la succession des ministres de l’industrie et de l’énergie, même à l’époque de Jacques Chirac, n’était pas favorable au nucléaire. Creys-Malville a fermé et l’atmosphère n’est pas à la relance du nucléaire. Un EPR est lancé en 2007 afin de répondre au déploiement de la centrale d’Olkiluoto. Il ne pouvait pas y avoir que des centrales clé en main EPR construites par Areva.

Cependant, nous n’avons pas mobilisé l’industrie de façon vraiment significative. À mon arrivée en 2010, je tente de consolider les efforts qui ont été réalisés pour relancer un projet. Toutes les entreprises agissaient au mieux au vu des engagements qu’elles étaient capables de prendre.

M. Antoine Armand, rapporteur. Vous affirmez donc qu’EDF ne porte pas la responsabilité en matière de gestion d’entreprises dans le délitement des compétences et que la responsabilité repose sur les décisions des pouvoirs publics en matière de nucléaire et sur l’atmosphère que ces décisions ont fait peser sur l’industrie.

M. Hervé Machenaud. Non, tel n’est pas mon propos. EDF est une entreprise publique dont la loyauté à l’égard du public, du gouvernement et de l’État est et a toujours été sans faille. Creys-Malville a été démantelé, car on l’a demandé à EDF, qui n’a fait qu’appliquer les instructions gouvernementales. Avec 150 000 personnes, EDF est élément de la société civile. La proportion de personnes à EDF qui doutent du nucléaire aujourd’hui est considérable et cet ensemble est difficile à maintenir. Bien sûr, l’entreprise porte peut-être la responsabilité de ne pas être entrée en résistance.

M. Antoine Armand, rapporteur. Le Cercle d’études réalités écologiques et mix énergétiques (Cérémé) parle du rapport du réseau de transport d’électricité (RTE) « Futur énergétique 2050 » et, concernant les différents scénarios évoqués, estime que RTE retient des hypothèses « très discutables » sur les moyens permettant de faire face aux points de consommation. J’imagine que vous parlez plutôt des scénarios à très forte quantité d’énergies renouvelables et de la palette d’options présentées par RTE, telles que la capacité installée en matière d’énergies renouvelables, mais aussi les batteries, les capacités de stockage ou les interconnexions. Quelles sont les hypothèses qui vous paraissent les plus pertinentes et les plus fragiles ?

M. Hervé Machenaud. J’évoquerai peu les scénarii à majorité renouvelable. Le RTE a envisagé six scénarii du RTE dont trois dans lesquels le nucléaire a pratiquement disparu et trois dans lesquels le nucléaire augmente. Ainsi, le scénario N03 prévoit 50 % de nucléaire. Il se trouve que RTE lui-même reconnaît que ce scénario assure le mieux la sécurité d’approvisionnement et entraîne le moins d’investissements. Ainsi, nous avons peu étudié les autres et nous avons demandé à RTE pourquoi la démarche n’avait pas été approfondie. Nous avons monté un scénario avec 80 % de nucléaire, qui assure davantage la sécurité d’approvisionnement et qui entraîne au moins 20 % d’économies par rapport au scénario N03 de RTE.

Le scénario RTE a ses limites, car il s’appuie sur une consommation de 645 térawattheures en 2050 et que nous pensons que nous aurons besoin de beaucoup d’électricité si nous voulons électrifier et décarboner davantage. L’Académie des sciences et l’Académie des technologies partagent notre point de vue ou l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) prévoit plutôt une consommation de 900 térawattheures.

La deuxième faiblesse du scénario RTE est son focus sur les térawattheures et non les gigawatts. Or, pour une pointe de 785 térawattheures en 2050, nous avons besoin d’importer environ 31 gigawatts à la pointe et la limite des interconnexions en France s’établit à 15 gigawatts. Ces 31 ou 39 gigawatts sont réputés par RTE verts et disponibles. J’ignore qui pourra nous fournir de l’électricité verte disponible et économique, même en 2050. Seule la France en sera capable, une fois qu’elle disposera de son parc nucléaire de 100 gigawatts.

M. le président Raphaël Schellenberger. Merci beaucoup, monsieur Machenaud, pour votre disponibilité à l’égard de notre commission d’enquête. Vos propos apportent un nouvel éclairage à nos travaux.

Je donne rendez-vous aux membres de notre commission d’enquête et à ceux qui suivent nos travaux demain pour la poursuite des auditions. Bonne soirée.