Lorsque le sage pointe vers un nouvel ordre mondial, l’imbécile ne voit que le bitcoin

jeudi 5 mai 2022

Chronique stratégique du 5 mai 2022 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

La semaine dernière, la République centrafricaine (RCA) a décidé d’accepter toutes les cryptomonnaies (dont le bitcoin) comme monnaies officielles du pays. Après le Salvador en Amérique centrale, c’est le deuxième pays à franchir le cap, soulignent les fondamentalistes. Pour le FMI et les tenants de « l’ordre mondial basé sur les règles » (les leurs), c’est insupportable ; et certains y voient « l’ombre de la Russie » et d’autres troublions comme la Chine. En réalité, les enjeux sont ailleurs.

La décision de la RCA

Le 28 avril, le parlement de la RCA a voté à l’unanimité un projet de loi autorisant l’utilisation des cryptomonnaies, y compris le bitcoin mais pas seulement, et ceux qui utilisent, dans le commerce en ligne, les « contrats intelligents... par la technologie blockchain » et « toutes les transactions électroniques ». C’est ainsi que le deuxième plus pauvre pays du monde, plongé depuis dix ans dans une guerre civile, est devenu le deuxième pays à adopter les monnaies numériques, après le Salvador, qui les a légalisées en septembre 2021.

Obed Namsio, chef de cabinet du président Faustin-Archange Touadera, a qualifié cette démarche de « pas décisif vers l’ouverture de nouvelles opportunités pour notre pays », rapporte Reuters. Martin Ziguele, ancien Premier ministre centrafricain, aujourd’hui député de l’opposition, s’est plaint que le projet de loi ait été approuvé « par proclamation » et a signifié que certains législateurs ont l’intention de le contester devant la Cour constitutionnelle. « cette loi est une manière de sortir du franc CFA par un moyen qui vide de sa substance la monnaie commune », a déclaré Ziguele.

Début de la fin pour le Franc CFA

De fait, par cette décision, la RCA, qui a politiquement rompu avec les Français, fait un pas vers l’émancipation du franc CFA – qui était à l’origine, rappelons-le, le franc des colonies françaises, et qui est resté, une fois rattaché à l’euro, sous la gestion de la banque centrale européenne et de la Banque de France.

La BBC cite l’économiste centre-africain Yann Daworo, qui estime que le Franc CFA n’est pas utilisé « au profit de l’Afrique ». Dans plusieurs pays, des voix s’élèvent de plus en plus pour demander l’abandon de cette monnaie, car certains considèrent le Franc CFA comme une relique de l’ère coloniale, permettant à la France de continuer à exercer un contrôle économique. Selon lui, la légalisation du bitcoin va faciliter la vie : « Les hommes d’affaires n’auront plus à se promener avec des valises de francs CFA qu’il faudra convertir en dollars ou en toute autre monnaie pour faire des achats à l’étranger », a-t-il expliqué à la BBC.

La BBC cite alors l’informaticien Sydney Tickaya, pour qui l’adoption de la crypto-monnaie est « prématurée » et « irresponsable », car « l’accès à Internet est encore sous-développé dans le pays alors que le bitcoin dépend entièrement d’Internet ».

Comme le rappelle l’hebdomadaire Marianne, la décision peut paraître surréaliste étant donné que la Centrafrique est en effet très peu électrifiée : « Parmi 5 millions de Centrafricains, 15 % seulement ont accès à l’électricité, pour une capacité de 30 mégawatts heure. À titre de comparaison, le Sénégal a une capacité de 650 MW, la France de 500 térawatts heure. Par ailleurs, seul 4 % de la population a accès à internet. Deux paramètres pourtant essentiels pour pouvoir user du bitcoin ».

Un monde en grand chamboulement

Avant d’aller plus loin, il est important d’éclairer le sujet des cryptomonnaies et de dissiper la confusion qui règne. En effet, plusieurs fonctionnalités s’entremêlent. Or, ce qui fonde un système financier fonctionnel demeure :

  1. Un Etat capable de faire valoir son autorité ;
  2. Une banque nationale sous contrôle démocratique ;
  3. Un système de crédit public capable d’investir à long terme ;
  4. Une monnaie nationale reconnue par ses partenaires dans le monde
  5. Un système de paiement, éventuellement digital.

Le problème, c’est que l’intention initiale de Bretton Woods a été trahie et que le système dollar/euro s’est transformé en outil avant tout politique au service d’une oligarchie anglo-euro-américaine malthusienne et « mangeuse d’hommes »

L’application arbitraire de législations et de sanctions américaines, au nom de l’extraterritorialité, y compris contre les alliés des Etats-Unis, n’a été que le hors-d’œuvre de cette dérive. Etre un pays ennemi des Etats-Unis, c’est déjà très risqué, ironisait Kissinger, mais être leur ami, c’est carrément mortel. Avec la confiscation des avoirs de la Banque centrale afghane, et aujourd’hui ceux de l’Etat russe, l’Administration Biden a peut-être fait la manœuvre de trop sonnant l’abandon du dollar comme monnaie de réserve à l’échelle mondiale.

Pour y faire face, et échapper à la férule des sanctions, la Russie et la Chine travaillent depuis longtemps sur la mise en place de « monnaies digitales de banques centrales », afin de permettre aux Etats d’échanger entre eux, notamment pour régler les achats de carburants et de matières premières dans leurs propres devises.

C’est assez différent pour la RCA et le Salvador, qui vivent également grâce à l’argent que renvoient chez eux leurs ressortissants à l’étranger, et qui espèrent, en plus d’un système de paiement numérique chez eux, d’en faire une monnaie pour échanger avec l’étranger.

Comme le précise Thierry Vircoulon dans Marianne  :

L’une des pistes possibles de cette adoption soudaine du bitcoin comme monnaie légale pourrait être une volonté de contourner les sanctions internationales prises contre la Russie depuis le début de la guerre.

« La Centrafrique est un pays exportateur de ressources naturelles, libellées et facturées en dollars, ce qui fait que lorsqu’elle veut payer un autre pays, elle le fait en dollars, souligne pour sa part Grégory Vanel. Or, depuis les sanctions internationales adoptées contre la Russie et son exclusion du système interbancaire Swift, ce n’est plus possible si elle veut commercer avec la Russie ». La solution serait d’utiliser une monnaie « neutre », qui échappe au contrôle des institutions monétaires internationales, dont la Banque centrale. « Le bitcoin est une monnaie qui n’est pas censurable, neutre géopolitiquement », estime de son côté Philippe Herlin.

La Russie entre dans la danse ?

Fin mars, la Russie avait d’ailleurs émis l’idée que des pays puissent payer son gaz en bitcoins. Provocation ou clin d’œil, le président de la République centrafricaine Faustin-Archange Touadéra a déclaré sur son compte twitter quelques heures après la publication de la loi du 27 avril : « #Bitcoin is universal money. »

Si ce n’est pas officiel, nombreux en Russie voient d’un bon œil la perspective de contourner les sanctions grâce aux cryptomonnaies. Lors d’une conférence de presse enregistrée le 24 mars, Pavel Zavalny, le président de la commission de l’énergie de la Douma russe a déclaré que lorsqu’il s’agit de pays « amis » tels que la Chine ou la Turquie, la Russie est prête à faire preuve de plus de souplesse en ce qui concerne les options de paiement. Zavalny a précisé que la devise nationale de l’acheteur — ainsi que le bitcoin — étaient considérés comme des moyens alternatifs de payer les exportations énergétiques de la Russie. « Nous proposons à la Chine depuis longtemps de passer à des règlements en monnaie nationale pour les roubles et les yuans », a déclaré Zavalny dans des commentaires traduits. « Avec la Turquie, ce sera la livre turc et le rouble. (...) Vous pouvez également échanger des bitcoins », a-t-il ajouté.

Déjà en 2018, Serguei Glaziev, ministre russe chargé de l’intégration et de la macroéconomie de l’Union économique eurasiatique (UEEA), avait évoqué les avantages potentiels des cryptomonnaies, notamment dans une stratégie de sécurisation de certains actifs.

La décision de la RCA, un pays qui s’est fortement rapproché de la Russie, n’est donc qu’une expression parmi d’autres d’une dynamique plus vaste, celle d’une mutation complète du système financier et donc de l’ordre et du paradigme qu’il comporte.

De nombreux experts pensent que la dynamique actuelle pourrait aider les petits pays comme la RCA à réduire leur dépendance au dollar américain dans le commerce mondial. Ransu Salovaara, PDG de la plateforme de cryptomonnaie Likvidi, souligne que le dollar est la monnaie pétrolière mondiale depuis les années 1950.

La dépendance au pétrole est un problème majeur aujourd’hui, à cause de l’Ukraine et de l’interdiction bancaire SWIFT, donc les crypto-monnaies mondiales et imparables comme le bitcoin peuvent vraiment briller, explique-t-il.

S’il est évident qu’aucune cryptomonnaie (privée, et à l’état brut), ne pourrait remplacer l’ensemble des fonctions élémentaires d’un système financier international digne de ce nom, il est parfaitement compréhensible que certains acteurs privés ou étatiques, en vue consolider leur propre pouvoir (comme au Salvador), ou par désespoir (comme en Centrafrique), tenteront d’aller vers les cryptomonnaies pour échapper à leur bourreau.

Nouveau système de crédit public

« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître », écrivait le théoricien marxiste Antonio Gramsci.

Toutefois, il ne faut pas se tromper : si l’utilisation des monnaies numériques permet aux pays de s’émanciper potentiellement vis-à-vis du système monétaire dominant, elle n’est pas automatiquement bonne en soi. Car la valeur d’une monnaie ne vient que de l’utilisation que l’on en fait et de l’activité productive dans ce qu’elle permet d’engendrer dans l’économie réelle.

De son côté, la Chine, qui interdit toute utilisation privée de cryptomonnaie sur son territoire, a lancé début 2022 le e-yuan, une « monnaie digitale de banque centrale » chinoise. Ce yuan numérique devrait notamment faciliter les paiements transfrontaliers dans le cadre de l’Initiative de la Ceinture et la Route (ICR, ou les Nouvelles Routes de la soie). Ainsi, compte tenu de l’importance croissante de l’ICR – en terme du nombre de pays impliqués (plus de 130) et des volumes financiers engagés — l’acceptation et l’utilisation du e-yuan devrait renforcer l’émergence d’un système commercial et financier parallèle au système USD, permettant à de plus en plus de pays de contourner le système bancaire mondial et les sanctions américaines.

De fait, l’ensemble du système financier mondial est en train de basculer. La question est de savoir si ce sera vers le chaos ou vers un nouvel ordre économique plus juste. Comme l’affirme l’Institut Schiller international, ce problème restera insoluble dans le contexte d’un affrontement géopolitique mondial croissant, comme l’ont bien compris les intérêts financiers de Londres et de Wall Street, qui font tout pour alimenter les conflits. C’est pourquoi il faut créer de toute urgence une nouvelle architecture mondiale de sécurité et de développement entre les nations, basée sur un système de crédit public, tel que le demande l’Institut Schiller dans cet appel que nous vous invitons, cher lecteur, à signer et à faire circuler.

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