L’enjeu des 90 jours de négociations entre les États-Unis et la Chine en vue d’obtenir un accord commercial dépasse de loin les relations entre ces deux pays. L’instabilité et la fébrilité des marchés financiers en témoignent ; car, tandis que ces derniers affectionnent habituellement les climats de compétition et de conflits, ils sentent bien qu’en montant l’une contre l’autre les deux principales puissances économiques du monde, on joue un jeu très dangereux dont personne ne sortira vainqueur.
Le 1er décembre, le jour-même de la rencontre à Buenos Aires entre Donald Trump et Xi Jinping – dont tout indique qu’elle fut très positive –, la directrice financière et numéro deux de Huawei, Meng Wanzhou, a été arrêtée à Vancouver par la justice canadienne, à la demande du Département de la Justice américain (DOJ), en application de sa loi extraterritoriale. On l’accuse d’être liée à un projet visant à manipuler le système bancaire pour contourner les sanctions américaines contre l’Iran. Rien ne permet aujourd’hui de prouver qu’elle soit coupable des faits qui lui sont imputés. On ne sait pas, non plus, qui aux États-Unis est à l’origine de cette arrestation que la Chine considère comme proche d’un acte de guerre. Par contre, le nombre de pays contestant aujourd’hui le bon droit des États-Unis à imposer leurs lois à l’ensemble de la planète devient légion, à commencer en Europe !
Quelques jours plus tard, la justice chinoise a fait arrêter un ancien diplomate canadien, Michael Kovrig, qui travaille au International Crisis Group, une officine de George Soros. Un deuxième canadien a été depuis arrêté : Michael Spavor, un entrepreneur en lien avec la Corée du Nord, soupçonné de mener des « activités menaçant la sécurité nationale ». Les spéculations vont bon train sur le fait qu’il s’agirait de mesures de représailles de la part de la Chine, suite à l’affaire Huawei. Quoi qu’il en soit, les responsables chinois ont fait savoir qu’ils ne se laisseront pas intimider par de telles provocations. Le Global Times, quotidien chinois semi-officiel, met en garde contre le « nouveau maccarthysme » apparaissant aux États-Unis, et pointe du doigt le fait que « certains milieux d’affaires ont même arrêté un plan à long terme pour freiner l’ascension de la Chine dans les nouvelles technologies ».
Le 11 décembre, lors de son interview avec Reuters, Trump a exprimé sa volonté d’intervenir pour favoriser la libération de Meng Wanzhou, afin de permettre le bon déroulement des négociations, sans craindre de contredire les membres de l’administration qui assurent depuis des jours que l’exécutif ne s’immisce aucunement dans la justice américaine.
Le président américain s’est montré optimiste sur les négociations commerciales, rapportant que la Chine a déjà commencé à acheter des « quantités incroyables » de soja américain. « Nous aurons probablement une nouvelle rencontre (…), peut-être réunissant des personnes de haut niveau des deux parties. Si cela est nécessaire, j’aurai une nouvelle entrevue avec le président Xi, que j’aime beaucoup et avec qui je m’entends très bien ».
Mentalité du jeu à somme nulle
Le 13 décembre à Washington, devant la Heritage Foundation, le secrétaire américain à la Sécurité nationale John Bolton a présenté la nouvelle politique de l’administration Trump pour l’Afrique, dans un discours très agressif contre la Chine et la Russie et où il a très peu été question des intérêts des Africains eux-mêmes. Et si Bolton a affirmé que le président Trump l’avait approuvé la veille, ce discours relève avant tout d’une allégeance sans restriction à la géopolitique britannique, dont le but est d’empêcher à tout prix une coopération entre les États-Unis, la Chine et la Russie, y compris en Afrique.
« De grandes puissances concurrentes, notamment la Chine et la Russie, accroissent rapidement leur influence politique et financière en Afrique, a-t-il déclaré. Elles ciblent délibérément et agressivement leurs investissements dans la région pour obtenir un avantage concurrentiel sur les États-Unis ». Bolton s’en est pris ensuite à l’Initiative de la Ceinture et la Route (ICR) — les Nouvelles Routes de la soie —, qui apporte dans de nombreux pays africains des routes, des voies ferrées et des écoles : « Ces investissements sont entachés de corruption et ne répondent pas aux mêmes normes environnementales ou éthiques que les programmes de développement américains ». Le culot à son comble !
Et de résumer le problème ainsi : « En un mot, les pratiques prédatrices de la Chine et de la Russie freinent la croissance économique en Afrique [sic] ; elles menacent l’indépendance financière des nations africaines ; elles entravent les possibilités d’investissements des États-Unis ; elles interfèrent avec les opérations militaires américaines ; et elles représentent une menace significative pour les intérêts des États-Unis en matière de sécurité nationale ».
La Chine a immédiatement répondu, par la voix du porte-parole du ministère des Affaires étrangères Lu Kang : « Il est intéressant de voir, à travers les propos de certaines personnalités américaines, que les États-Unis, au-delà de leurs propres intérêts et besoins, sont plus préoccupés par la Chine et la Russie que par l’Afrique elle-même (…). Cependant, la coopération devrait se faire dans le respect de la volonté et des besoins de l’Afrique, sans aucune contrainte politique et sans ingérence dans les affaires intérieures ».
L’héritage anti-impérialiste de Franklin Roosevelt
Le cas de John Bolton est symptomatique d’une élite américaine qui raisonne dans les termes d’un jeu à somme nulle. Cette mentalité impérialiste, qui exclue la création humaine et réduit l’économie à une compétition où chacun cherche à « rafler la mise » au détriment de l’autre, n’est pourtant pas inscrite dans les gènes américains, contrairement à l’idée communément admise. L’histoire de la vraie Amérique, depuis Alexander Hamilton à John F. Kennedy, en passant par Lincoln et Franklin Roosevelt, en est la démonstration. Lors de son célèbre discours de 1943 à Casablanca, par exemple, le président Roosevelt avait conspué la bêtise des impérialistes : « Ils ont volé à ce continent des milliards, parce qu’ils sont trop bornés pour se rendre compte que leurs milliards ne sont que quelques petits sous, comparés aux possibilités latentes. Et la réalisation de ces possibilités doit aller de pair avec l’amélioration des conditions de vie de la population ».
Rappelons également que deux années plus tôt, lors de ses discussions avec Winston Churchill, Roosevelt avait prévenu le Premier ministre britannique que les méthodes du XVIIIe siècle ne pourraient plus prévaloir après la guerre, méthodes qui recommandent « une politique consistant à prendre les matières premières d’un pays colonisé, mais qui ne rend rien en échange au peuple dudit pays ». Les méthodes du XXe siècle supposaient, selon le président américain, l’industrialisation de ces pays, l’accroissement de leur niveau de vie, l’éducation, etc.
Le véritable enjeu des relations sino-américaines touche directement à cette question soulevée par Roosevelt face à Churchill : les États-Unis vont-ils rester embourbés dans cette matrice impérialiste, ou bien parviendront-ils à s’en extirper et à contribuer à créer un nouvel ordre mondial de coopération et de développement ?
Les dirigeants chinois sont très conscients de cela. Lors d’un symposium à Beijing, le ministre des Affaires étrangères Wang Yi a déclaré que « la leçon la plus importante que nous avons apprise à travers les hauts et les bas des relations entre la Chine et les États-Unis depuis 40 ans, c’est que la coopération apporte toujours des résultats gagnant-gagnant tandis que le conflit finit toujours par des pertes des deux côtés ».
« Une coopération entre la Chine et les États-Unis bénéficierait aux deux pays et au monde, a-t-il ajouté. En revanche, aucun ne sortira vainqueur d’un affrontement, et le monde en souffrira. Les États-Unis devraient se débarrasser de la mentalité du jeu à somme nulle, considérer positivement le développement de la Chine et étendre les domaines et les perspectives de bénéfices mutuels ».
Pour approfondir, lire le texte de Jacques Cheminade :
Roosevelt, ou comment gagner la bataille contre Wall Street et l’impérialisme britannique