Dans un long article fort bien documenté intitulé Wahhabite connection : comment l’Arabie saoudite a déstabilisé le monde en exportant son islam radical depuis 40 ans et publié le 4 novembre 2014 sur le site Atlantico, David Rigoulet-Roze, chercheur rattaché à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et chercheur associé à l’Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE) ainsi qu’au MEDEA (Bruxelles), livre son analyse sur les origines de l’Etat islamique (EI).
Sans partager l’ensemble du point de vue de l’auteur, nous publions ici cet article qui, en rappelant un contexte et un arrière-plan historique qui fait cruellement défaut dans la plupart de nos grands médias, apporte incontestablement un plus au débat. Au lecteur patient de s’enrichir avec ce texte et de forger sa propre opinion.
[sommaire]
Wahhabite connection :
comment l’Arabie saoudite a déstabilisé le monde en exportant son islam radical depuis 40 ans
Atlantico : L’Arabie saoudite est un allié de longue date des puissances occidentales, et joue en principe un rôle de "pivot" au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Pourtant, le pays est aussi le berceau du wahhabisme, l’islam influençant la plupart des mouvements djihadistes. Quelle est la nature du lien que le Royaume des Saoud entretient avec ces différents mouvements ?
David Rigoulet-Roze : L’Arabie saoudite apparaît en effet comme un allié de longue date des Occidentaux en général et des Etats-Unis en particulier. L’expression de cette alliance tient d’ailleurs dans ce qui est passé à la postérité comme le de « Pacte du Quincy » [1]
Le deal sous-tendant cette alliance pouvait se résumer de la manière suivante : le monopole américain sur le pétrole saoudien en contrepartie de la sécurité militaire assurée par les États-Unis. Il faut comprendre que se profile alors la Guerre froide et qu’il n’est pas question de permettre à l’Union soviétique de prendre pied dans la région qui contient les plus grandes réserves pétrolières avérées de la planète. A cet égard, les déclarations des responsables américains sont instructives dans la constante qu’elles révèlent par-delà les Administrations américaines. Comme le déclara en juin 1948, le secrétaire américain à la Défense de l’époque, John Forrestall :
L’Arabie doit désormais être considérée comme incluse dans la zone de défense de l’hémisphère occidental.
Avec le début de la Guerre froide, le nouveau président démocrate Harry Truman (1945-1952) se voulut plus explicite encore dans une lettre adressée à Ibn Saoud en date du 31 octobre 1950 :
Aucune menace contre votre royaume ne pourra survenir sans constituer un sujet de préoccupation immédiate pour les Etats-Unis.
Le changement d’Administration américaine avec le président républicain Dwight David Eisenhower (1952-1961) ne fit que confirmer ce grand deal. La « doctrine Ike » reposait plus que jamais sur l’idée cardinale selon laquelle on ne met pas en difficulté les alliés pétroliers du « Monde libre », ce qui revenait à leur assurer une sorte de garantie d’immunité, sinon d’impunité. C’est selon. Ces assurances américaines seront par la suite renouvelées par le président démocrate John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) dans une lettre adressée à son successeur le roi Faysal, en date du 25 octobre 1963 :
Les États-Unis apportent leur soutien inconditionnel au maintien de l’intégrité territoriale de l’Arabie saoudite.
La base de cette alliance stratégique était encore résumée en ces termes à la fin des années 70 par Marshall Wylie, un diplomate américain :
Nous avons besoin de leur pétrole et eux de notre protection.
Cette alliance stratégique fut formalisée en ces termes par le président démocrate Jimmy Carter (1977-1981) dans son discours sur l’Etat de l’Union du 23 janvier 1980 :
Toute tentative, de la part de n’importe quelle puissance étrangère, de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des Etats-Unis d’Amérique. Et cette attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire.
Contrer le nationalisme arabe
On ne pouvait être plus clair. Le fait est qu’à l’époque, les Américains ne se préoccupaient pas véritablement du fait que le royaume saoudien n’était pas précisément un modèle de régime démocratique. Et ce, d’autant moins que les États-Unis allaient largement utiliser à leur profit les deux qualités essentielles faisant de ce royaume un partenaire stratégique indispensable, deux qualités qui se combinaient alors opportunément : la première résidait dans le fait que ce régime ultra-conservateur sur le plan politique et religieux était apparu en mesure de faire obstacle à la vague montante, dans les années 50-60, du « nationalisme arabe » à caractère républicain.
Lequel s’exprima sous une forme résolument anti-colonialiste d’abord - notamment avec le panarabisme « socialisant » de Gamal Abdel Nasser en Egypte -, puis anti-impérialiste ensuite, ce qui ouvrait une « fenêtre d’opportunité » inespérée au développement de l’influence soviétique dans la région [2] ; la seconde résidait dans le fait que le royaume d’Arabie saoudite - ce « royaume des sables » transformé par les grâces de la géologie en caricature de « Pays de l’Or noir », faisant de lui la « banque du pétrole », puisqu’il était, et est toujours quoiqu’on en dise parfois, doté des plus grandes « réserves prouvées » aisément accessibles de la planète [3] ce qui lui confère le statu de swing-producer (« producteur-pivot ») de l’OPEP -, disposait des moyens financiers idoines pour ce faire, les fameux « pétro-dollars ».
Wahhabisme et salafisme
Ces derniers allaient lui permettre de financer sa politique « réactionnaire » au premier sens du terme, en favorisant hors du royaume - lequel se trouve être historiquement le « berceau » du wahhabisme [4] - le développement d’une idéologie islamiste rétrograde dont le salafisme [5] constitue en quelque sorte le produit d’exportation.
De fait, il s’agit pour Riyad d’étendre l’influence saoudienne au-delà même du monde arabe selon le principe du daawa wal irchad (« prosélytisme et propagation de la foi », d’obédience exclusivement wahhabite, cela va sans dire). Cette forme d’islamo-salafisme peut prendre une expression particulièrement virulente lorsque les circonstances historico-politique lui offrent l’opportunité de se projeter à l’extérieur du Dar al islam (« Monde de l’islam ») dans le Dar al Harb (« Monde de la guerre ») à travers une logique spécifiquement djihadiste. A cet égard, le djihad anti-soviétique en Afghanistan au début des années 80 est emblématique d’une dynamique qui, en pleine Guerre froide, converge alors avec les intérêts américains.
Le président américain Ronald Reagan qualifiera d’ailleurs les moudjahidines (« combattants de la foi ») de « combattants de la liberté » ceux qui allaient mener le djihad en Afghanistan largement financé par les « pétro-dollars » saoudiens.
Le prix du baril, une arme stratégique
Au début des années 80, les recettes saoudiennes passèrent de quelque 65 milliards de dollars à près de 135 milliards en 1981 [6]. Riyad offrait quasi-gratuitement des billets d’avion à ceux qui - comme un certain Oussama Ben Laden - manifestaient la velléité d’aller combattre l’Armée rouge en Afghanistan, cette dernière s’épuisant durant près d’une décennie avant d’entamer un piteux retrait en 1988. On retrouve encore l’Arabie saoudite lorsqu’elle convient avec les États-Unis de faire délibérément plonger, en août 1986, les cours du brut en ouvrant les vannes pour affaiblir l’Union soviétique, certes gros producteur d’hydrocarbures, mais simultanément gros consommateur, ce qui signifie que ses ressources étaient fortement dépendantes de ses ventes de produits énergétiques.
Or, en l’espace de six mois, le prix du brut passa de 28 dollars le baril à seulement 9 dollars pour stagner ensuite autour de 15 dollars [7]]. Les prix de vente baissant brutalement, Moscou avait comme alternative soit de diminuer les achats effectués à l’étranger (notamment en termes d’équipement industriel) afin de rétablir une balance fortement déficitaire, soit de prélever sur la consommation interne de pétrole pour accroître les ventes en volume afin de préserver ses parts de marché. Dans les deux cas, l’économie soviétique ne pouvait être que pénalisée. Ce qu’elle fut effectivement.
Cela contribua largement à accélérer l’effondrement du système soviétique en tant que tel, tout simplement parce que Moscou n’avait plus les moyens de ses ambitions [8].
La Oummah
Ce contexte géopolitique favorable permettait dans le même temps à l’Arabie saoudite de poursuivre la diffusion d’une forme de sunnisme radical - l’islamo-salafisme - au niveau de la Oummah (« Communauté musulmane ») au sein de laquelle il constituait plutôt l’exception que la règle.
Le problème posé par les attendus spécifiques de la politique saoudienne n’apparaîtra que par la suite, en différé si l’on peut dire. C’est ce que les Anglo-saxons appellent le blowback (« effet retour »). D’une certaine manière, le solde d’une certaine « naïveté », sinon d’une certaine « indulgence » américaine interviendra avec les attentats du 11 septembre 2001, perpétrés par l’organisation d’Al-Qaïda fondée par Oussama Ben Laden : cette organisation islamo-terroriste apparaît en quelque sorte comme le sous-produit « monstrueux » de cette forme de sunnisme extrémiste promu par l’Arabie saoudite dès la fondation du royaume en 1932 grâce à la corne d’abondance des « pétro-dollars ».
A quelle hauteur l’Arabie saoudite a-t-elle contribué à financer le développement du wahhabisme ? Quels moyens ont été employés et quel était alors le but recherché ? Sa créature lui a-t-elle échappé ou faut-il y voir une certaine forme de duplicité ?
La promotion de l’obédience wahhabite par le régime saoudien est consubstantielle à l’identité du royaume. L’Arabie saoudite a, de fait, toujours préféré plutôt mettre l’accent sur l’unité de la Oummah musulmane subsumée par al-Hakamiyya, une « souveraineté » fondée directement par le Coran, et promouvoir une forme inédite de « panislamisme » induite par la garde saoudienne des « lieux saints » que sont La Mecque (Makkah Al-Mukkaramah, littéralement la « ville sainte » en arabe), et Médine (Al-Madinah Al-Munawarah, littéralement en arabe la « ville illuminée »), également connue sous l’appellation de Al-Madinah al-Nabi (« la ville du Prophète »), même si ce monopole n’est pas toujours du goût de tous les croyants qu’ils soient sunnites ou chiites d’ailleurs. Dès 1956, le prince et futur roi Fayçal déclarait que « l’islam [dans sa variable wahhabite exclusive évidemment, NDA] devait être au centre de la politique étrangère du royaume ».
Cette stratégie recoupait également des intérêts plus triviaux. N’entendant pas vraiment partager avec les autres pays arabes le pactole pétrolier fourni par les plus grands gisements du Moyen-Orient, la dynastie saoudienne a ainsi récusé l’idéologie de l’unité arabe défendue par Gamal Abdel Nasser, et proclamé en revanche de manière ostensible le projet islamique d’unité de tous les musulmans, une entreprise démesurée qui, comme le souligne Yves Lacoste, a l’avantage procrastinant de ne pouvoir se réaliser dans l’immédiat.
Le sommet islamique de 1962
Le fait est qu’à l’origine, c’est bien directement pour contrer les tendances vues de Riyad comme dangereusement « révolutionnaires » de la Ligue Arabe pétrie de cet « arabisme unitaire » qui effrayait tant les Saoudiens, que le prince Fayçal avait organisé, en mai 1962, un « sommet islamique » à La Mecque. Lequel se présentait comme une réponse au « nationalisme arabe » et, pour ce faire, cherchait à étendre l’influence saoudienne au-delà précisément du « monde arabe », selon le principe susmentionné du daawa wal irchad (« prosélytisme et propagation de la foi »).
Ligue du monde islamique (LIM)
Dans le prolongement direct de cette conférence, Fayçal allait patronner fin 1962 - soit au plus fort de la rivalité qui l’opposait alors au « nationaliste » égyptien, le président Gamal Badel Nasser (1956-1970), lequel appelait ouvertement au renversement de la monarchie saoudienne en déclarant que « Les Arabes devraient commencer par libérer Riyad avant de libérer Jérusalem » - la fondation d’une « Ligue du monde islamique » ou « Ligue islamique mondiale » (Al Rabita al-Islamiya al-‘Alamiya). Elle est plus connue aujourd’hui sous l’acronyme LIM, dont la Charte se trouva adoptée le 15 décembre 1962 et le siège établi à La Mecque.
Sur fond de danger « nassériste », considéré dans sa double modalité socialiste et laïque, la LIM avait vocation à lutter contre toute forme de velléité à caractère « révolutionnaire ». Elle trouva son complément dans l’« Organisation de la Conférence islamique », instance politique composée des chefs d’Etats et de leurs représentants, créée à Rabat en septembre 1969 et dont le siège se trouve également à Djeddah, en Arabie Saoudite.
ARAMCO
Par-delà les apparences, la plus importante des deux n’est pas forcément celle que l’on croit. La LIM a statut d’ONG, mais elle est bien plus que cela. Financée dès l’origine par l’ARAMCO (Arabian-American Oil Company) - la compagnie pétrolière initialement américano-saoudienne - ou des institutions financières islamiques comme la Faysal Finances ou la banque al-Baraka [9], elle s’est d’emblée officiellement voulue une organisation religieuse chargée de propager le message de l’islam via une assistance matérielle et culturelle aux autres pays musulmans.
Mais, en raison de la très forte implication saoudienne, l’islam qu’elle promeut est naturellement un islam très largement d’obédience wahhabite, ce qui en a fait un instrument discret mais très efficace, sinon redoutable, de la diplomatie « religieuse » saoudienne.
Tout en apportant une aide matérielle importante - grâce à la manne des « pétro-dollars » [10] - la LIM affiche sa vocation, sinon son ambition, « spirituelle » face aux minorités musulmanes établies hors du monde islamique, laquelle se traduit notamment par la formation des imams, le financement des mosquées, ou l’édition de milliers d’exemplaires du Coran.
Mais l’activité de la LIM a également une dimension plus spécifiquement « théologico-politique », voire « politique » tout court : ainsi de la demande faite dans les années 70 à la France d’accorder l’indépendance à Djibouti, indépendance devenue effective en 1977 ; ou de la dénonciation virulente de l’invasion soviétique en Afghanistan suivi de l’appui circonstancié aux moudjahidines afghans ; ou encore du soutien aux Musulmans bosniaques contre les Serbes et les Croates en ex-Yougloslavie entre 1993 et 1995 ; voire du soutien à la résistance des moudjahidines tchétchènes stigmatisés par Moscou comme « wahhabites » - est-ce un hasard - depuis le lancement en 1994 de la première guerre de Tchétchénie par le pouvoir russe post-soviétique jusqu’à ses prolongements caucasiens actuels. Cet activisme prosélyte a, depuis longtemps, fait l’objet d’accusations récurrentes, de la part de nombreux pays, de soutien financier à des groupes islamistes liés à des organisations terroristes [11]
La LIM s’en est évidemment toujours vigoureusement défendu allant jusqu’à condamner catégoriquement le terrorisme en juin 1993, mais sans véritablement convaincre [12].
En effet, l’argument traditionnel des Saoudiens, consistant à expliquer qu’ils n’ont aucun contrôle sur les « financements privés » des fidèles, apparaît difficilement recevable du fait de la symbiose existante entre le pouvoir saoudien et les instances de la Ligue dont tous les principaux dirigeants sont saoudiens. Les statuts de la LIM stipulent d’ailleurs que son secrétaire général doit être de « nationalité saoudienne ».
Longtemps, les dirigeants saoudiens ont fait la sourde oreille aux requêtes émanant des pays occidentaux mais également arabes de cesser de financer nombre de mouvements islamistes bénéficiant de la manne de la LIM.
Après les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, mais peut-être surtout après la vague d’attentats terroristes qui ont touché le royaume saoudien dans les années 2003-2004, Riyad a un temps adopté une attitude moins complaisante, à défaut d’accepter de revoir totalement sa « politique islamique » qu’elle estime être consubstantielle de son identité étatique.
World Assembly of Muslim Youth (WAMY)
Et c’est probablement là une grande partie du problème. On en prend la mesure avec l’activisme de l’« Assemblée mondiale de la jeunesse musulmane » également connue sous l’acronyme WAMY (World Assembly of Muslim Youth), créée à Djeddah en 1972 avec l’objectif explicite d’éduquer la jeunesse selon les préceptes de l’« islam authentique », c’est-à-dire du rigorisme wahhabite, cela va sans dire pour le régime saoudien.
Outre le fait qu’elle doit être objectivement considérée comme un organe de propagande wahhabite, la WAMY est soupçonnée, tout comme d’autres ONG saoudiennes dépendant de l’association des organisations caritatives musulmanes, de favoriser le transit de fonds destinés à la lutte armée ou au terrorisme sous couvert d’aide humanitaire.
Sa littérature prosélyte a été accusée de comprendre des documents incitant à l’impérialisme islamique, à la haine au voire au djihad armé [13].
Quels mouvements ont pu se développer dans ce sillage ? L’Arabie saoudite n’est-elle finalement pas la principale coupable, ou du moins la principale complice, du terrorisme islamique ?
Il y a une sorte de schizophrénie de la part de l’Arabie saoudite quant à la question de l’islamisme radical, qui tient pour partie au dualisme intrinsèque du salafisme qu’il promeut idéologiquement, comme a pu le souligner Gilles Kepel [14].
Il existe en effet une forme de « salafisme cheikhiste » et une forme de « salafisme djihadiste » qui constituent en quelque sorte les deux faces d’un même janus salafiste. Le « salafisme cheikhiste » impliquant le respect de l’autorité traditionnelle du cheikh ne pose a priori pas de problème en interne. Le fait est que les salafistes qui sont par principe « légitimistes » sur le plan politique, ont toujours manifesté la plus grande réticence à développer un « parler politique », quand ils ne sont pas résolument opposés à s’inscrire dans une logique « électorale » en ce qu’elle est susceptible de favoriser la fitna (« division », « conflit », « sédition »), une caractéristique qui les distingue précisément de l’islamisme plus spécifiquement politique de la confrérie des Frères musulmans (Jamiat al-Ikhwan al-muslimin, littéralement Association des Frères musulmans).
Les salafistes sont néanmoins volontiers disposés à s’engager pour mener le djihad dans le Dar el Harb (« Monde la guerre »), en contrepoint de leur refus « légitimiste » de contester les pouvoirs en place au sein du Dar el islam (« Monde de l’islam »), ce qui ne peut que convenir à des régimes ultra-conservateurs comme les pétro-monarchies du CCG en général, et l’Arabie saoudite en particulier.
Oussama Ben Laden
Le problème pour ces régimes surgit lorsque ce « salafisme djihadiste » d’exportation mute sous la forme interne d’un djihado-terrorisme, comme ce fut le cas avec le retour des « Arabes afghans » dans leur pays d’origine, dont un certain Oussama Ben Laden.
Après le retrait de l’Armée rouge en 1989, Oussama Ben Laden était rentré en Arabie saoudite où il avait vécu en direct le traumatisme de l’arrivée des troupes américaines sur le horm [15] et avait commencé à critiquer sévèrement la « maison royale » qu’il accusa ouvertement de « décadence occidentale », du fait de son alliance taghout (« impie ») avec les Etats-Unis. A l’occasion d’un long entretien accordé en 2001 au grand reporter Robert Fisk, Oussama Ben Laden s’était fait plus précis encore à propos de la dynastie Al Saoud :
Le régime a démarré sous la bannière de l’application de la charia [la loi islamique], et, sous cette bannière, tout le peuple d’Arabie saoudite est venu aider la famille saoudienne à prendre le pouvoir. Mais Abdelaziz [Ibn Saoud] n’a pas appliqué la charia ; le pays a été créé pour sa famille. Puis, après la découverte du pétrole, le régime saoudien a trouvé un nouvel appui - l’argent - pour enrichir le peuple, lui offrir les services et la vie qu’il voulait et le contenter.
Pour Ben Laden, l’année 1990 fut, sans mauvais jeu de mots, à marquer d’une « pierre noire » :
Quand les troupes américaines ont pénétré dans le pays des deux lieux saints, les Oulémas [« docteurs de la foi » musulmane] et les étudiants de la charia ont protesté vigoureusement dans tout le pays contre l’intervention des soldats américains. Le régime saoudien, en commettant la grave erreur d’inviter les troupes américaines, a révélé sa duperie. Il a apporté son soutien à des nations qui combattent les musulmans. Ils [les Saoudiens] ont aidé les communistes yéménites contre les Yéménites musulmans du sud - la famille Bin Laden est originaire du Yémen - et ils aident le régime d’Arafat à combattre le Hamas. Après avoir insulté et emprisonné les Oulémas, le régime saoudien a perdu sa légitimité.
Ben Laden estimait qu’une grande trahison s’était produite : « Le peuple saoudien se souvient maintenant de ce que lui ont dit les Oulémas, et il s’aperçoit que l’Amérique est la principale cause de ses problèmes. L’homme de la rue sait que son pays est le plus gros producteur de pétrole au monde, et pourtant il subit des impôts et ne bénéficie que de mauvais services. Le peuple comprend maintenant les discours des Oulémas dans les mosquées - selon lesquels notre pays est devenu une colonie américaine. Il agit avec détermination pour chasser les Américains d’Arabie saoudite […] Les Saoudiens savent maintenant que leur véritable ennemi est l’Amérique » [16]. Le vers était dans le fruit.
C’est ce qui aurait poussé Riyad à passer un deal avec Oussama Ben Laden, à la faveur d’une rencontre organisée en 1991 entre le chef d’Al-Qaïda et le prince Turki Al-Fayçal [17] lorsque ce dernier était encore l’omnipotent chef du GID (services secrets saoudiens) : en contrepartie d’une somme de quelque 200 millions de dollars destinée à financer le djihad, il aurait été demandé et obtenu de Ben Laden, alors autorisé à quitter l’Arabie saoudite, de ne pas importer ce même djihad au sein du royaume saoudien, laissant en revanche une entière liberté d’action au fils prodigue pour aller semer la tempête aux quatre coins du monde [18].
Ce deal a toujours fait l’objet des plus vifs démentis de la part du principal intéressé saoudien mais il poursuit encore la réputation sulfureuse du Prince Turki al-Fayçal. Si pacte il y eut il devint bel et bien caduque avec la vague d’attentats des années 2003-2004 imputés à Al-Qaïda.
Etat islamique (EI) et Daesh
La menace sur le royaume n’a pas disparu depuis et elle connaît un regain de vigueur inédit avec l’apparition de l’« Etat islamique » officiellement établi le 29 juin 2014 [19], lequel a largement pris le relais d’une Al-Qaïda pour partie supplantée par sa redoutable concurrente djihadiste. On retrouve la même schizophrénie que précédemment si l’on considère que, dans un premier temps, l’EILL (« Etat islamique en Irak et au Levant ») devenu depuis l’« Etat islamique », a probablement bénéficié d’une certaine complaisance de la part des pétro-monarchies en général, voire de l’Arabie saoudite en particulier via la politique planifiée par le prince Bandar devenu chef d’Al Mukhabarat Al A’amah ou General Intelligence Directorate (GID) selon l’acronyme anglo-saxon, c’est-à-dire les services de renseignements du royaume, le 19 juillet 2012 jusqu’à son retrait sur décision royale le 15 avril 2014. L’EIIL, en effet, représentait un potentiel de déstabilisation avéré contre le régime alaouite - une secte dérivée du chiisme - du président Bachar al-Assad en Syrie et du gouvernement chiite pro-iranien de l’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki en Irak.
C’est certainement ce qui fait que cette organisation djihado-terroriste ait pu faire l’objet de financements de la part de certains « généreux donateurs privés » du Golfe ainsi que l’on qualifie souvent les initiateurs de ces fonds, afin éviter d’avoir à mettre éventuellement en cause les Etats en tant que tels.
Monstre de Frankenstein
Mais cette complaisance fautive initiale risque d’avoir un coût, car aujourd’hui l’« Etat islamique » est devenu une sorte de créature de Frankenstein qui proclame ouvertement son ambition d’expansion territoriale sur une large échelle du Proche et du Moyen-Orient arabo-musulman et de renverser les régimes stigmatisés comme « corrompus » de ces pétro-monarchies.
La pression se fait d’ores et déjà sentir sur les frontières régionales. La menace n’épargne plus le royaume d’Arabie saoudite, pourtant siège des « deux lieux saints » que sont La Mecque et Médine, puisque l’« Etat islamique » par la voix d’un responsable de l’organisation, un certain Abou Tourab Al Mugaddasi, est allé rien moins que jusqu’à prôner la destruction de la Kaaba (« la Pierre noire ») [20] de la Mecque et de « tuer ceux qui adorent la pierre ».
Les iconoclastes
Et ce au motif que la vénération de cette « Pierre noire » qui faisait l’objet d’un culte pré-islamique renverrait au péché du Shirk (« associationnisme »), c’est-à-dire à une séquelle du polythéisme :
Si Allah le veut, nous allons tuer ceux qui adorent des pierres à la Mecque et détruire la Kaaba. Les gens vont à la Mecque pour toucher les pierres, pas pour Allah [21].
Cette logique stricto sensu iconoclaste a de fait déjà été mise en pratique dans les territoires soumis à leur emprise de l’« État islamique ». Ainsi ce dernier avait-t-il ordonné la destruction, le 24 juillet 2014, la tombe du prophète Jonas, un vaste complexe dans l’Est de Mossoul qui s’élève sur le lieu d’une ancienne église et d’un ancien château, considéré comme l’endroit où fut enterré Younous (Jonas), un prophète juif révéré également par les chrétiens. L’endroit était administré par un ordre soufi auquel les salafistes s’opposent souvent violemment.
Il avait déjà fait l’objet d’un attentat en 2010, mais n’avait été que légèrement endommagé. Le site de Jonas, situé sur une hauteur, fut longtemps appelé Tall al-Tawba, la « colline du repentir ». Le même jour, un autre lieu de culte (la mosquée de l’imam Aoun Bin Al-Hassan) avait également été détruit alors que le mausolée du prophète Daniel se trouvait bombardé.
Détruire les lieux de culte
Les mausolées sont considérés comme une déviance de l’islam, en particulier ceux des Chiites, à propos desquels l’article 10 de la même charte interdit désormais toute manifestation publique - les cérémonies de l’Achoura, notamment -, au prétexte qu’elles sont contraires à l’islam [22].
A cet égard, il n’est pas anodin de rappeler que parmi les croyances contre lesquelles le wahhabisme lutte farouchement, il y a notamment ce qui relève du tawassoul, une forme d’invocation qui consiste à solliciter l’intercession d’un prophète ou des saints (awlias) pour se rapprocher davantage de Dieu. C’est ce qui conduit les Wahhabites à vouloir détruire tout lieu de culte qui pourrait éventuellement amener les croyants à adopter des pratiques relavant du péché du shirk susmentionné, et donc du polythéisme.
La première destruction importante de sites s’était déroulée en 1806 lorsque les Wahhabites avaient occupé Médine une première fois. Ils avaient alors saccagé le Baqi’, ce cimetière qui contenait les restes des figures principales de l’Islam des origines. Plus tard, après avoir de nouveau pris le contrôle des villes saintes, les Wahhabites avaient détruit, en avril 1925, les tombes des compagnons du prophète et dispersé leurs restes pour éviter toute forme de vénération jugée contraire à l’islam authentique. Ils n’étaient pas allés jusqu’à le faire pour celle du prophète lui-même.
Un plan visant à déplacer la tombe du Prophète située dans la mosquée de Médine, le deuxième lieu saint de l’islam, et à transporter son corps dans un cimetière voisin serait pourtant envisagé aujourd’hui [23].
C’est du moins ce que préconiserait un rapport de 61 pages qui circule entre les mains des responsables en charge du lieu saint. La mosquée du Prophète, Masjid Al-Nabawi, à Médine, qui renferme la tombe de Mohammed, attire chaque année des millions de visiteurs musulmans. Le corps du Prophète, selon le document, pourrait être déplacé dans le cimetière voisin d’al-Baqi, et placé dans une tombe anonyme, pour éviter tout recueillement jugé inconvenant. Plusieurs membres de la famille de Muhammad reposent déjà dans ce cimetière.
En 1924 déjà, toutes les inscriptions des tombes avaient été retirées, pour que les pèlerins ne sachent pas où ils sont enterrés, et qu’ils ne prient pas sur leurs tombes. Le père du Prophète y avait été déplacé dans les années 70. Le document recommanderait aussi de retirer le « Dôme vert », surplombant la tombe et les chambres qui l’entourent. Ces dernières, utilisées par les femmes et les filles du Prophète, devraient aussi être détruites, pour les mêmes raisons. Ces pièces attenantes sont pourtant particulièrement vénérées par les chiites en raison de leur lien particulier avec Fatima, la plus jeune des filles de Mohammed et épouse du calife Ali.
Les mausolées étant, pour cette raison, considérés comme une déviance de l’islam, en particulier ceux des Chiites, c’est sans doute ce qui sous-tend l’édiction de l’article 10 de la « charte » de l’« Etat islamique » diffusée fin juin 2014, laquelle interdit désormais toute manifestation publique - les cérémonies de l’Achoura, notamment -, au prétexte qu’elles seraient contraires à l’islam [24].
Ce type de règlement ne dépare donc pas tellement avec la doctrine du fondateur de l’actuelle obédience saoudienne, à savoir Ibn Abdal Wahhab, lequel était marqué par une forme dangereuse d’intransigeance « purificatoire ». Selon lui, tout ce qui n’est pas explicitement autorisé (halal) sur le plan religieux devait être, dans le doute, résolument interdit (haram). Dès lors, la musique allait être strictement bannie comme elle l’est par l’« Etat islamique » dans les territoires qu’il contrôle.
Le Kitab Al Tawhîd [25] (le « Livre de l’Unification ») du théologien Ibn Abdal Wahhab constitue en l’espèce la base de la doctrine qui fait toujours aujourd’hui office de religion d’Etat en Arabie saoudite. Le Kitab, écrit vers 1840, va jusqu’à déconseiller aux mosquées de s’orner de minarets au motif que ces derniers risquent d’apparaître comme des éléments décoratifs inutiles risquant de distraire les croyants [26].
Cela pouvait également renvoyer au fait que les minarets étaient inconnus au temps du Prophète et que leur érection aurait alors renvoyé à une forme de bida (« innovation »).
Ibn Abdal Wahhab était intimement persuadé d’avoir été investi d’une mission, celle de purifier l’islam de ses dérives « hérétiques », sinon « idolâtres ». Voilà pourquoi le Wahhabisme serait en mesure de prôner pour la première fois dans l’histoire de l’islam le djihad contre d’autres musulmans, en les dénonçant comme « hérétiques », voire « adorateurs d’idoles » (Mushrikun en arabe, stricto sensu « associant », nom donné aux païens dans le Coran [27]).
Le terme formé à partir de shirk (« association »), désigne l’attitude de ceux qui donnent des « associés » à Allah, voire plus grave encore, qui adorent des divinités ? ce qui explique qu’il finisse par désigner le « polythéisme » en général.
Il s’estimait en droit de prendre des fatwas [28] (« décrets religieux ») takfiristes, c’est-à-dire jetant l’anathème et prônant l’excommunication (en référence au mot arabe takfîr, littéralement « anathème », « excommunication » qu’on retrouve aujourd’hui dans la terminologie djihadiste d’une organisation comme l’« Etat islamique », c’est-à-dire pouvant aller jusqu’à condamner d’autres musulmans à mort - au premier rang desquels les Chiites - , en stigmatisant comme Kouffar [pluriel de kafir signifiant « infidèle »] tous ceux qui refuseraient de s’aligner sur cette doctrine qui a, d’une certaine façon, servi de fondement à l’actuelle idéologie takfiriste très en vogue chez la plupart des djihadistes contemporains.
Pourquoi le pays reste-t-il alors invariablement un allié des Etats-Unis ? Les avantages sont-ils vraiment supérieurs aux inconvénients qui apparaissent pourtant considérables pour ces derniers ? La diminution de la dépendance américaine par rapport au pétrole saoudien, et le rapprochement avec l’Iran peuvent-ils changer la donne ?
L’Arabie saoudite demeure officiellement un allié stratégique des Etats-Unis, même si les attentats du 11 septembre perpétrés par une vingtaine d’« islamikazes », dont 15 d’origine saoudienne, ont sans doute constitué un tournant dans cette relation finalement ambivalente. Le syndrome d’une saudi-connection plane toujours comme une « ombre portée » sur cette relation. Les 28 pages non-déclassifiées du « Rapport final de la commission nationale sur les attaques terroristes contre les États-Unis » publié le 22 juillet 2004 [29] le prouvent également.
Mais le « pacte du Quincy », qui avait scellé une alliance de 50 ans qui arrivait à échéance en 2005, aurait été reconduit de nouveau pour cinquante ans, même si on ignore si les clauses sont identiques. Le fait est que, depuis le 11 septembre, c’est l’extrémisme sunnite qui est devenu l’ennemi fondamental pour les Etats-Unis, qu’il prenne le nom d’Al-Qaïda ou d’« Etat islamique ».
Or, il n’est pas anodin de relever la supposée gaffe commise par l’actuel VIP (vice-président) américain Joe Biden au forum de John Kennedy Jr de l’université de Harvard, dans l’Etat du Massachusetts, à l’occasion de sa conférence sur « La politique des Etats-Unis au Moyen-Orient ».
Lors de son allocution du 3 octobre 2014, Joe Biden a stigmatisé des « alliés arabes et musulmans pour leur implication directe avec les terroristes en Syrie, y compris les militants d’Al-Qaïda ».
Il a souligné :
Notre plus gros problème était dans nos alliés dans la région. Les Turcs sont de grands amis, ainsi que les Saoudiens et les résidents des Emirats Arabes Unis et autres. Mais leur seul intérêt était de renverser le président syrien Bachar al-Assad et pour cela ils ont mené une guerre par procuration entre les Sunnites et les Chiites et ils ont fourni des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes à tous ceux qui acceptent de lutter contre al-Assad.
Et de poursuivre : « Mais les gens qui ont reçu ces sommes et ses armes étaient des militants du Front al-Nosra et d’Al-Qaïda sans compter d’autres éléments extrémistes venant d’autres régions du monde. Pensez-vous que j’exagère ? Regardez le résultat » [avec l’émergence de l’« Etat islamique » qu’il faut désormais combattre, NDA]. « Sauf que maintenant, nos alliés ont pris conscience de leur erreur et ont accepté de se joindre à la coalition antiterroriste dirigée par Washington » a tout de même ajouté le vice-président américain.
En concluant : « Contre toute attente, chacun d’entre eux a compris ce qui se passait ». Le verbatim avait provoqué un tollé dans les capitales des pays concernés et il avait dû s’excuser. Deux jours après l’avoir fait auprès des Émirats arabes unis et de la Turquie le lendemain de sa prestation, le vice-président s’était senti obligé d’ appeler, le 7 octobre suivant, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Saud al-Fayçal, pour s’excuser de sa gaffe diplomatique suggérant que l’Arabie saoudite ainsi que d’autres « alliés » avaient financé et armé des djihadistes en Syrie.
Ce n’était pas la première fois qu’une personnalité de premier plan stigmatisait les relations problématiques du royaume saoudien avec l’extrémisme musulman. Le site Wikileaks avait ainsi divulgué un message de Hillary Clinton, classé document secret, en date du 28 décembre 2009, et selon lequel :
« Les donateurs d’Arabie Saoudite constituent la source la plus significative du financement du terrorisme sunnite à travers le monde dont les Talibans en Afghanistan et Lashkar-e-Taiba (LeT) au Pakistan. Elle qualifiait même l’Arabie Saoudite de « cash machine du terrorisme » [30].
C’est dire.
Évolution possible de la politique américaine
Ce type de déclaration pourrait traduire une évolution sans doute progressive mais profonde de la politique américaine vis-à-vis de Riyad, précisément pour cette raison. Cela tient peut-être en partie au fait que les Etats-Unis ont moins besoin du pétrole saoudien que ce n’était le cas auparavant.
L’AIE (Agence internationale de l’énergie) a officiellement déclaré, en octobre 2014, les Etats-Unis comme étant désormais le plus grand producteur de pétrole brut et de gaz naturel, détrônant ainsi l’Arabie saoudite, leader historique. Ce passage de témoin au sommet de la hiérarchie des producteurs d’hydrocarbures liquides serait en réalité effectif depuis avril dernier, mois au cours duquel les Etats-Unis ont produit 11,58 millions de barils par jour (mbj) contre 11,31 mbj pour l’Arabie saoudite, selon les dernières données révisées de l’AIE.
En mai, juin, juillet, août et septembre, les Etats-Unis ont produit respectivement 11,57 mbj, 11,85 mbj, 11,71 mbj, 11,78 mbj et 11,97 mbj. L’Arabie saoudite a, quant à elle, produit ces mêmes mois, 11,44 mbj, 11,499 mbj, 11,75 mbj, 11,44 mbj et 11,47 mbj. Ce boom de l’énergie américain est dû à l’exploitation du gaz de schiste, qui a provoqué une véritable révolution économique dans des États comme le Texas et le Dakota du Nord.
C’est dans cette configuration inédite qu’il convient de s’interroger sur l’actuelle politique pétrolière menée par l’Arabie saoudite. Riyad a en effet décidé d’assumer l’idée d’un baisse des cours du brut en ouvrant délibérément les vannes en septembre ce qui revient a augmenter sa production, en même temps qu’il a réduit les prix pratiqués vis-à-vis de ses clients en Asie.
Les Saoudiens ont ostensiblement déclaré qu’ils pouvaient envisager un cours du pétrole à 90 dollars le baril, et même à 80 dollars le baril pour les deux prochaines années, voire un prix du baril oscillant entre 50 dollars et 60 dollars pour ses clients asiatiques et nord-américains. L’objectif non-déclaré serait de pénaliser économiquement les deux gros producteurs que sont la Russie d’une part, et l’Iran d’autre part, pour cause de soutien indéfectible aux régimes chiites ou assimilés de de Bachar al-Assad en Syrie et du gouvernement de Bagdad avec en arrière-plan la crise sur le nucléaire iranien [31].
Mais derrière ce jeu baisser, existe peut-être aussi le mobile caché pour Riyad d’hypothéquer la potentielle indépendance énergétique des Etats-Unis susceptible d’intervenir avant 2030 en devenant même exportateur net de brut, selon la même AIE.
Une éventualité qui inquiète au plus haut point Riyad dont le moyen de pression pétrolier serait alors considérablement dévalué stratégiquement parlant. Le prince milliardaire Walid bin Talal, dans une déclaration en date du 28 juillet 2014, considère de fait que l’exploitation de ces hydrocarbures non-conventionnels « constituait une menace pour l’économie saoudienne » et justifierait une plus grande diversification interne.
La rentabilité des gaz et pétrole de schistes exploité aux Etats-Unis implique, en effet, un cours oscillant autour de 70 dollars. Le jeu en vaudrait la chandelle pour Riyad même si le même prince Walid bin Talal estime que cette politique risque d’être catastrophique pour le royaume [32].
Comme le souligne le chercheur Bruno Tertrais de la FRS (Fondation de la Recherche Stratégique) :
Un cycle stratégique d’une décennie s’est conclu fin 2011, avec la mort d’Oussama ben Laden et le retrait des dernières forces américaines d’Irak. Quelques mois plus tard, les Etats-Unis ont annoncé qu’ils allaient ‘rééquilibrer’ leur stratégie vers l’Asie. Derrière ces événements géopolitiques très médiatisés, une autre évolution majeure, moins visible, est en cours : la réduction rapide de la dépendance énergétique des Etats-Unis vis-à-vis de l’étranger. Pris ensemble, ces trois événements annoncent une ère stratégique nouvelle.
Les Etats-Unis continueront sans doute « d’être engagés fortement dans la sécurité de la région [du Golfe]. Mais ils le seront sans doute plus librement que cela n’a été le cas durant les quatre dernières décennies » [33].
C’est ce qui est à l’œuvre aujourd’hui avec le « ré-engagement » américain dans une nouvelle guerre en Irak - la troisième en l’espace de trois décennies - cette fois contre l’« Etat islamique ». Mais cette nouvelle intervention militaire se fait selon des modalités très différentes des deux premières, c’est-à-dire sans envoyer un corps expéditionnaire de plusieurs centaines de G.I.’s sur le théâtre d’opérations, même si la question de la nécessité ou non d’engager un certain nombre de soldats au sol demeure posée, nonobstant le No Boots on the Ground [pas d’engagement terrestre] qui constitue le viatique du président Barack Obama.