L’Oncle Sam et le Mandarin
Par le général Henri Paris
Editions Nuvis
(Octobre 2013)
405 pages.
Au moment où les Anglo-américains font tout pour entraîner l’Europe dans une guerre avec la Russie, cherchant presqu’ouvertement, tantôt en Europe, tantôt dans le Pacifique ou au Moyen-Orient, le prétexte pour une nouvelle conflagration mondiale, le livre publié en octobre 2013 par le général Henri Paris (cr) prend une importance particulière.
Le général Henri Paris démontre que le déclin relatif de la puissance américaine et, au contraire, les progrès fulgurants de la Chine, conduisent désormais ces puissances à un affrontement, selon lui, « inévitable ».
Cette guerre à venir entre une puissance « déclinante », même si elle est encore aux premières loges, et une puissante montante aurait lieu à un moment où les progrès techniques dans les équipements militaires tendent à rouvrir la boîte de Pandore de l’utilisation de l’arme nucléaire, de façon limitée dans un théâtre de guerre donné, ou lors d’une guerre intercontinentale.
Pour Henri Paris, aucun doute : l’ennemi désigné par les États-Unis est la Chine. L’enjeu de cette bataille est la prédominance sur l’Asie-Pacifique et sur ses ressources naturelles. Clairement, la politique de « pivot asiatique » annoncée par Barack Obama au début de 2012, qui redéploie 60 % des moyens militaires américains vers le Pacifique, confirme les craintes du général Paris. Nous avions déjà dénoncé dans ces pages la doctrine de l’AirSeaBattle américaine élaborée par Andrew Marshall, concepteur de la Révolution dans les affaires militaires, ayant pour but d’encercler la Chine et de créer potentiellement les conditions d’une attaque préventive américaine contre elle..
Ambitions et faiblesses
Concluant à un « antagonisme » irrémédiable entre ces deux puissances, Henri Paris examine leurs ambitions et faiblesses qui les poussent à la guerre ou pourraient les faire trébucher.
Côté américain, un des puissants facteurs de déclin est la crise de 2008. Or, cette crise ni « fortuite ni temporelle » mais « systémique », il l’attribue « à l’adhésion totale et entière des États-Unis au libéralisme économique ». Le général s’en prend d’ailleurs aux « dirigeants, aussi bien américains qu’européens », qui préfèrent « danser sur un volcan plutôt que de changer de système » et va jusqu’à demander « à quand une démarcation institutionnelle entre banque de dépôt, vouée à l’économie réelle, et banque d’affaires, tournée vers la spéculation ? » comme le Glass-Steagall Act de Roosevelt. Car, s’il n’y a pas un changement de système, si l’Amérique n’abandonne pas ses velléités d’empire financier, ces crises vont se muer en guerre.
Côté chinois, il salue, tout en critiquant parfois les moyens utilisés, le volontarisme qui a conduit la Chine, depuis le lancement des quatre grandes modernisations par Deng Xiaoping en 1978 – agriculture, industrie, science et technologie et défense – à devenir la deuxième puissance mondiale. « En 2011, la production industrielle chinoise (…) emploie quelque 27 % de la population active, soit près de 270 millions de travailleurs sur 937 millions d’actifs. Elle concourt à raison de 47 % du PIB. C’est elle qui est à l’origine de l’excédent commercial dont peut s’enorgueillir la nation. »
Il relève toutefois l’envers de la médaille pouvant provoquer l’implosion du pays. Acquis de façon chaotique, ces progrès ont abouti à des disparités extrêmes : 5 millions de Chinois détiennent 65 % de la richesse du pays, la classe moyenne compte 150 millions d’individus gagnant 30 000 $ chacun, mais il y a aussi 200 millions de chômeurs vivant au seuil de la pauvreté (365 $/an), 128 millions de ruraux et d’ouvriers vivant en dessous de ce seuil, et des jacqueries mobilisant à travers le pays près 200 millions d’individus qui pillent à droite et à gauche. Pour faire face à ce « talon d’Achille », la Chine mobilise y compris Confucius, appelé à la rescousse pour rétablir l’harmonie et la beauté au sein de la société chinoise.
La bataille pour l’Asie-Pacifique
Dans le Pacifique, la Chine ne cherche pas la guerre, mais à asseoir son statut de grande puissance et assurer ses approvisionnements pétroliers. Or 80 % de ces approvisionnements traversent, par voie maritime, un arc de cercle s’étendant depuis les îles Kouriles, voisines du Japon, au nord, jusqu’aux îles Andaman (Myanmar), à celles de la Sonde (Indonésie, Malaisie) et à la Nouvelle-Guinée, au sud.
La situation la plus sensible est celle du détroit de Malacca, étroit couloir maritime séparant l’île de Sumatra de la péninsule malaisienne, par où transitent 75 % des hydrocarbures destinés à la Chine. Or, en sa partie la plus étroite, il ne fait que 2,8 km de large ! Inutile de dire qu’en cas de conflit il peut être miné très facilement, difficultés qui se posent aussi cependant dans tous les autres points de passage sur cet arc de cercle.
Pour assurer ses approvisionnements, la Chine a passé des accords avec des pays de la région et avec les riverains. Elle s’est même constitué un « collier de perles » des endroits où elle installe des ports aménagés en bases pour ses flottes commerciale et militaire, allant de Gwadar au Pakistan, jusqu’à Colombo et Hambantota au Sri Lanka, Chittagong au Bangladesh, Sittwe au Myanmar et la base de Sanya, dans l’île chinoise de Hainan.
L’affrontement a déjà lieu entre les deux puissances pour le contrôle de ces zones, ainsi que d’îles à l’appartenance contestée dans les mers de Chine méridionale et orientale. En sous-main, les États-Unis alimentent l’opposition au Myanmar, les islamistes au Pakistan et ailleurs contre la Chine.
Une guerre, y compris nucléaire, est-elle possible ?
Mais la partie la plus originale de l’ouvrage, et la plus terrifiante, est celle où Henri Paris examine quel type de guerre peut avoir lieu entre ces deux ennemis. Il n’exclut aucune hypothèse : « Entre deux colosses internationaux possédant la maîtrise de l’atome militaire, la confrontation pouvant aller jusqu’à un échange nucléaire est dans le domaine des hypothèses envisageables. »
Car les progrès techniques relancent désormais le débat sur la possibilité de gagner une guerre nucléaire globale, et sur l’utilisation des armes nucléaires comme armes à but localisé, dites « de théâtre ». Le pouvoir de protection des boucliers antimissiles est de plus en plus grand. Un pays qui engagerait une première frappe nucléaire pourrait sortir plus ou moins indemne de la riposte nucléaire de son adversaire. « L’élément prédominant nouveau est, cependant, l’apparition du cyberespace et de la cyberguerre. » C’est elle qui, en détruisant les systèmes informatiques qui guident les missiles avant qu’ils ne frappent, pourra rendre « étanches » ces boucliers antimissiles. L’ouvrage cite d’ailleurs quantité d’attaques réussies de ce type, dont celle ayant détruit un satellite militaire russe Geo-IK-2 en février 2011, dénoncé par les Russes comme une « intrusion électromagnétique d’un pays étranger ».
D’autres domaines bougent aussi : « Vers 2035, les Américains maîtriseront totalement la technologie de la miniaturisation à volonté des charges nucléaires, rendant plausible l’utilisation d’une artillerie nucléaire de champ de bataille. » Par ailleurs, « la précision de la frappe, même à des portées intercontinentales, approche [déjà] de quelques dizaines de mètres. »
Or, si à tous les niveaux, les Américains ont une large supériorité sur la Chine, celle-ci progresse très rapidement, se rapprochant de la Russie et talonnant les États-Unis. En termes de puissance navale, la supériorité américaine est écrasante, les sous-marin nucléaires lance engins chinois étant de première et de deuxième génération, ils sont très brouillant et donc facilement identifiables. Mais la Chine se défend bien au niveau de ses missiles nucléaires intercontinentaux sol-sol. En 2013, elle compte une soixantaine de missiles, équipés de quelque 240 ogives nucléaires indépendamment guidées, d’une portée de 8000 à 13 000 km. Les Chinois disposent aussi d’un missile anti-navire qui inquiète particulièrement les Américains, portant une charge conventionnelle, mais pouvant aussi être nucléaire. Il inquiète les Américains dans le cadre justement de l’AirSeaBattle ; du fait aussi qu’il laisse une signature nucléaire, même lorsque il armé d’une tête conventionnelle.
Surtout, la Chine dispose d’une capacité spatiale de premier plan. Ses premières fusées Longue Marche et ses satellites Dong Fang Hong 1 ont été lancés en 1970, et on estime aujourd’hui que les Chinois « sont entrés dans la cour spatiale des grands ». En 2012, une centaine de lancements a été effectuée, mettant en orbite des satellites à vocation civile et militaire. Deux programmes principaux sont poursuivis : les vols habités (Shenzhou) et l’alunissage (Chang’e). En 2010, des manœuvres de rendez-vous spatiaux ont été opérées entre le satellite Shihjian-06F et son successeur Shihjian-12, pouvant présager la mise en place d’armes spatiales visant l’interception de satellites.
Préfigurant une capacité antimissile, en 2007, la Chine a détruit par collision un de ses satellites, hors service. En 2010 elle a mené à bien un test sur un missile antimissile HQ-9 et en 2013, elle a intercepté un missile balistique à mi-course.
Enfin, et c’est très significatif, les Chinois, habitués du boulier, excellent dans la cyberguerre, seul domaine clé où ils ne subissent aucun retard par rapport à leurs concurrents ! Or,selon le Général Paris, les apports de la cyberguerre sont si importants qu’ils peuvent relativiser les manques dans les autres domaines.
Une guerre dans quels délais ?
Si une guerre doit avoir lieu, quand et dans quels délais interviendra-t-elle ? « Cette agression, si agression il y a, proviendrait du côté américain dans les années 2010 ou 2020 », note Henri Paris, pour qui l’avance des États-Unis sur la Chine sera encore très importante dans ces années-là, lui entrouvrant une fenêtre de tir favorable. Car les années 2030 connaîtront une montée en puissance des Chinois, leur permettant d’être en meilleure position face aux Américains, même si eux-aussi auront avancé.
Face à ces scénarios du pire, Henri Paris souligne qu’aujourd’hui aucune technique ne permet d’assurer un bouclier totalement étanche et qu’ainsi, le « risque de représailles considérables, s’assimilant à un désastre suicidaire, est bien réel. Les États-Unis survivraient à l’échange nucléaire, mais dans quel état en sortiraient-ils ? » « L’hypothèse d’une guerre nucléaire intercontinentale sino-américaine est invraisemblable, à moins que les deux camps ne se lancent dans un aventurisme digne d’un joueur de poker », possibilité qu’il n’écarte pas totalement pour autant.
Henri Paris n’exclut pas non plus que la présence d’un bouclier antimissile couvrant tout un pays, et de « théâtre », facilite l’éclosion de guerres limitées, même avec l’utilisation « d’armes nucléaires de faible puissance ». Cela ne reste pour l’instant qu’un cas d’école.
Un scénario inéluctable ?
Si l’heure est grave, ce scénario est-il pour autant incontournable ? Si on laisse agir à leur guise les cercles impériaux anglo-américains et leurs maîtres à penser à Wall Street et à la City de Londres, nous serons certainement entraînés dans ce scénario.
La clé est à chercher dans les courants de réflexion de chaque pays qui ne sont pas « antagonistes ». Le grand philosophe allemand Leibniz a démontré en son temps que le confucianisme, en tant que théologie naturelle, pouvait dialoguer d’égal à égal avec la théologie chrétienne, constituant la base de la paix entre la Russie et l’Europe chrétiennes d’une part, et la Chine de l’autre.
Plus près de nous, on peut citer l’influence des pères fondateurs des États-Unis et de leurs héritiers dans la jeune République américaine et après (John Quincy Adams, Lincoln, Franklin Roosevelt), qui ont toujours œuvré pour la paix par le développement en Eurasie. Sun Yat-sen, qui éclaire encore de ses lumières la modernisation entreprise par la Chine, a été nourri à cette école américaine. Matthew et Henry Carey, les conseillers économiques de Lincoln, ont ouvert la voie au progrès industriel en Russie et dans le Japon de l’ère Meiji, tout comme Roosevelt s’est opposé à la City de Londres et à Wall Street en s’efforçant d’intégrer la Russie de Staline dans une alliance pour le développement.
Enfin, il y a la question qui clôt cet ouvrage, crucial pour nous : quel rôle pour l’Europe ? Henri Paris fait d’abord le tour des systèmes antimissiles prometteurs développés par des coopérations européennes, tels Aster (Thalès, Alenia), ou le projet Exoguard d’Astrium resté au stade de projet faute de financement, puis fustige l’UE pour ne pas avoir porté le projet d’un bouclier antimissile pour l’Europe. En ce qui nous concerne, il n’y a non seulement rien à attendre de l’UE, mais c’est là que se trouve la tête de pont de la stratégie anglo-américaine de guerre, dans une Europe désormais totalement divisée entre un groupe de pays fortement influencés par l’alliance franco-allemande et la reconstruction d’après-guerre, et les pays de la « nouvelle Europe », jouets faciles de la stratégie américaine contre la Russie
.
D’autre part, notre propre déclin nous vient justement de l’adoption, à partir de l’Acte unique (1986), puis du traité de l’UEM (1989), de ce libéralisme-même que l’auteur dénonce aux États-Unis. Ces traités ont fait de l’Europe un espace supranational de dérégulation financière, inspiré du Big Bang de Thatcher à Londres qui a provoqué notre désindustrialisation ; un espace contrôlé par une Banque centrale européenne (BCE) indépendante des pouvoirs publics, avec un euro accordé à des pays hétérogènes, véritable permis donné aux banques pour créer des bulles d’endettement à travers le continent ; une Europe sous la domination des politiques ultralibérales de la Commission de Bruxelles.
Cette crise stratégique, économique et sociale en Europe, nous donne l’occasion de nous remettre à l’ouvrage. La France, mémoire vivante de la volonté gaullienne de paix de l’Atlantique à l’Oural, doit retrouver sa pleine souveraineté, sa liberté de parole et d’action. S’il y a bien quelque chose qui pourrait gripper la machine de guerre, c’est l’annonce par notre pays que face une OTAN anglo-américaine déterminée à provoquer la guerre, il reprend sa liberté. Et si cette déclaration était suivie par l’annonce que la France donne une suite positive à la proposition de « nouvelle Route de la soie » de la Chine, politique qui pourrait faire l’objet d’un accord franco-allemand préalable, l’impact serait alors maximal.