Annulation de la dette en 1953 : le secret du miracle économique allemand

vendredi 25 juillet 2014, par Karel Vereycken

En 1953, l’Allemagne avait obtenu, avec le consentement de ses créanciers, une réduction de sa dette de 62,6 %.
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Pour Jacques Attali, pas de doute. Le système financier actuel, artificiellement maintenu en vie grâce à des bulles purement spéculatives, éclatera au plus tard en 2015 : « Il n’y aura alors plus d’autres solutions que de payer la note ; en clair, de rembourser les dettes ou de les annuler ».

Pour Attali et les banques, toujours pas de doute, il faudra rembourser plutôt qu’annuler, c’est-à-dire faire en sorte que les populations, au détriment de leur vie présente et future, règlent l’ardoise que leur laissent les spéculateurs :

En mettant à contribution les détenteurs finaux des créances, c’est-à-dire les épargnants, qui verront leur épargne spoliée, non par l’inflation, mais par une ponction sur leurs comptes, comme cela fut le cas à Chypre (ce que permettent explicitement les accords récents sur l’Union Bancaire, dits de ’’bail in’’, même si c’est encore peu connu)…

Pour Solidarité & Progrès, dans le cadre d’un retour à un véritable système de crédit qui se situe à l’opposé du monétarisme actuel (pour Attali tout crédit est un impôt futur...), c’est l’option d’une annulation totale ou partielle de la dette qui s’impose.

« Pratique courante de régimes totalitaires ! Impensable pour un État moderne et civilisé », me diriez-vous ?

La conférence de Londres de 1953

Faux, je vous réponds. Car le 27 février 1953, à l’issue de la conférence organisée à Londres à cet effet, la République fédérale allemande a obtenu, avec le consentement de 21 de ses créanciers (dont les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Italie, la Suisse, la Belgique, etc.), une réduction de sa dette « d’une ampleur rare en Europe au XXe siècle » de 62,6 %.

Partant d’un montant total initial de 38,8 milliards, les dettes d’avant et d’après-guerre de l’Allemagne ont été ramenées à moins de 14,5 milliards de Deutschemark.

Aujourd’hui, lorsqu’on connait les conséquences mortifères des conditionnalités imposées par la Troïka (FMI, BCE, Commission européenne) aux pays membres de la zone euro à qui elle vient à la rescousse, le ton de « l’accord sur les dettes extérieurs allemandes » de 1953 est tellement loin de la philosophie financière actuelle qu’il y a de quoi être surpris :

Désireux d’écarter tout obstacle aux relations économiques normales entre la République fédérale d’Allemagne et les autres pays, et de contribuer ainsi au développement d’une communauté prospère de nations (…)

L’économie physique d’abord

Pour s’assurer que l’économie physique de l’Allemagne puisse réellement être relancée, les créanciers font alors des concessions majeures aux autorités et aux entreprises allemandes endettées qui vont bien au-delà d’une simple réduction de dette. Contrairement aux plans d’aide de la zone euro pour la Grèce ou le Portugal aujourd’hui, on part du principe que l’Allemagne doit être en condition de rembourser une partie de sa dette tout en préservant un niveau de croissance élevé et en améliorant en permanence le niveau de vie de la population.

Eric Toussaint, du Comité pour l’annulation de la dette du Tiers monde (CADTM) précise qu’avec l’accord de 1953, les créanciers acceptent :

  1. Que l’Allemagne puisse suspendre les paiements pour en renégocier les conditions si survient un changement substantiel limitant la disponibilité des ressources ;
  2. Que l’Allemagne puisse rembourser dans sa monnaie nationale, le deutschemark, l’essentiel de la dette qui lui est réclamée. A la marge, elle rembourse en devises fortes (dollars, francs suisses, livres sterling…) ;
  3. Que l’Allemagne puisse réduire ses importations alors qu’au début des années 1950 le pays a encore une balance commerciale négative (la valeur des importations dépassant celle des exportations). Pour combler les manques, elle peut produire elle-même des biens qu’elle faisait auparavant venir de l’étranger. En permettant à l’Allemagne de substituer à ses importations des biens de sa propre production, les créanciers acceptent donc de réduire leurs propres exportations vers ce pays. Or, 41 % des importations allemandes venaient de Grande-Bretagne, de France et des États-Unis pour la période 1950-51. Si on ajoute à ce chiffre la part des importations en provenance des autres pays créanciers participant à la conférence (Belgique, Hollande, Suède et Suisse), le chiffre total s’élève même à 66% ;
  4. Que l’Allemagne puisse vendre ses produits à l’étranger et stimuler ses exportations afin de dégager une balance commerciale positive ;
  5. Que la capacité de paiement de l’Allemagne, de ses débiteurs privés et publics, ne soit pas réduite à la simple capacité de réaliser régulièrement les paiements en marks allemands sans conséquences inflationnistes, mais que l’on tienne compte 1) de la future capacité productive de l’Allemagne avec une considération particulière pour la capacité productive de biens exportables et la capacité de substitution d’importations ; 2) de la possibilité de la vente des marchandises allemandes à l’étranger ; 3) des conditions de commerce futures probables ; 4) des mesures fiscales et économiques internes qui seraient nécessaires pour assurer un surplus pour les exportations.
  6. Qu’en cas de litige avec les créanciers, en général, les tribunaux allemands soient compétents. Il est dit explicitement que, dans certains cas, « les tribunaux allemands pourront refuser d’exécuter […] la décision d’un tribunal étranger ou d’une instance arbitrale. » C’est le cas lorsque « l’exécution de la décision serait contraire à l’ordre public » (p. 12 de l’Accord de Londres) ;
  7. Que le service de la dette soit fixé en fonction de la capacité de paiement de l’économie allemande, en tenant compte de l’avancée de la reconstruction du pays et des revenus d’exportation. Ainsi, la relation entre service de la dette et revenus d’exportations ne doit pas dépasser 5 %. Cela veut dire que l’Allemagne ne doit pas consacrer plus d’un vingtième de ses revenus d’exportation au paiement de sa dette. Dans la pratique, l’Allemagne ne consacrera jamais plus de 4,2 % de ses revenus d’exportation au paiement de la dette (ce montant est atteint en 1959). De toute façon, dans la mesure où une grande partie des dettes allemandes était remboursée en deutschemarks, la banque centrale allemande pouvait émettre de la monnaie, en d’autres mots monétiser la dette ;
  8. Qu’à titre exceptionnel on applique une réduction drastique des taux d’intérêts qui oscillent entre 0 et 5 % ;

A cela il faut ajouter les dons en dollars des États-Unis : 1,17 milliard de dollars dans le cadre du Plan Marshall entre le 3 avril 1948 et le 30 juin 1952 (soit environ 10 milliards de dollars aujourd’hui) auxquels s’ajoutent au moins 200 millions de dollars (environ de 2 milliards de dollars d’aujourd’hui) entre 1954 et 1961, principalement via l’agence internationale de développement des États-Unis (USAID).

Voilà en grande partie le secret du « miracle économique » de l’Allemagne de l’après-guerre, miracle auquel tous les pays du monde, si le besoin se manifeste, doivent avoir droit.

Conclusion

Pour nous, cette histoire :

  • Démontre que les grandes banques et les créanciers ne manquent ni de savoir, ni de compétence, pour résoudre la « crise de la dette » qui plonge nos sociétés dans la misère, le chaos et la guerre ;
  • Révèle que tout choix économique est un choix politique. En 1953, il s’agissait, dans le cadre de la « Guerre froide » de construire une Europe et une Allemagne fortes pour contrer l’influence de l’URSS. Le choix des puissances créancières fut alors avant tout un choix géopolitique ;
  • Fait craindre qu’aujourd’hui les puissances créancières ne soient pas devant « une crise » dont elles ignorent la solution, mais qu’elles aient fait un autre choix, tellement horrible qu’elles en dissimulent les véritables objectifs : celui de détruire et de dépeupler les pays ciblés, par les politiques d’austérité draconienne du FMI, de la Troïka ou par des rafles organisés par les « fonds vautours » agissant comme des pirates au service de « sa Majesté ».

« La seule espérance qui reste », écrivait Jean Jaurès à la veille de la Première guerre mondiale, « c’est précisément l’immensité même de la catastrophe dont le monde est menacé. Elle est si horrible qu’on hésite encore à croire que les plus fous ou les plus scélérats osent la déchaîner. »