Emmanuel Todd

La défaite de l’occident, un coup de pied salutaire

lundi 13 octobre 2025

Par Christine Bierre
Rédactrice-en-chef de Nouvelle Solidarité

Cet article a d’abord été publié dans le numéro de Nouvelle Solidarité d’avril 2024.

Comment ne pas immédiatement penser au livre d’Emmanuel Todd, quant on voit Emmanuel Macron se transformer en faucon, après avoir été il y a deux ans colombe, au point même de défier la Russie y compris avec nos armes nucléaires ! Quand on voit aussi, la légèreté avec laquelle il avait annoncé, comme le rapporte Le Monde du 21 février, « un verre de whisky à la main », tard le soir, et devant un cercle restreint à l’Elysée, que « de toutes façons, dans l’année qui vient, je vais devoir envoyer des mecs à Odessa. »

Pour Todd, en effet, les Etats occidentaux, en premier lieu le Royaume-uni et les Etats-Unis, ayant abandonné toutes les références religieuses, morales et politiques qui ont fondé leurs nations, sont dans un vide existentiel qui les conduit à devenir nihilistes, et à vouloir exprimer leur volonté de puissance, par la violence et par la guerre.

Le propre de cet état psychologique est le déni de réalité. Or, sur quoi est fondée la volonté de puissance d’un Emmanuel Macron, qui se dit prêt à affronter la première puissance nucléaire du monde, la Russie ? La triste réalité est qu’il n’y a qu’une seule usine d’armement en France qui lui permettrait de tripler ses livraisons d’obus de 155 mm promis à l’Ukraine, de 30 000 en 2023 à 90 000 en 2024. Or, cette entreprise, Les Forges de Tarbes, est actuellement à l’arrêt, incapable de faire face en l’état, aux cadences exigées par cette commande ! Autre dure réalité pour la France, si elle peut se targuer d’avoir une armée complète, allant des armements conventionnels jusqu’au nucléaire, sa taille est, comme on le dit souvent, « bonsaï ». Le graphique sur cette page montre le poids qu’elle fait par rapport à l’armée russe !

Defense : tableau comparatif France/ Russie

C’est de ces dures réalités et de leurs causes que traite, de façon poignante, l’ouvrage d’Emmanuel Todd. De façon poignante, car on n’est pas là devant un énième ouvrage de géopolitique qui analyse les faits objectifs, extérieurs à nous-mêmes, qui se traduisent par des victoires ou des défaites. Emmanuel Todd fait appel à toutes les ressources de la démographie, la sociologie, l’anthropologie et de l’histoire – un bel exemple de l’approche de l’Ecole des Annales qui l’a formée et dont l’un des fondateurs fut le remarquable Marc Bloch – pour rentrer dans le plus profond de nos âmes et nous conduire psychologiquement, par tous les méandres de notre déchéance occidentale. C’est de nous dont il est question !

Passionnant aussi, car l’auteur nous emmène dans sa recherche tel un spéléologue éclairant de sa lampe les cavités souterraines de notre être occidental !

Les surprises de la guerre d’Ukraine

Cette quête de la vérité démarre, comme toute recherche fructueuse, en étudiant ces phénomènes qui se produisent qui contredisent totalement les idées préconçues que nous avions sur ces questions. Dans la guerre d’Ukraine il en dénombre dix, dont il traite dans l’introduction de son ouvrage.

Parmi ces dix surprises, la deuxième concerne les deux adversaires que cette guerre met en présence, les Etats-Unis et la Russie, alors que depuis plus d’une décennie, la Chine était désignée par l’Amérique comme son ennemi principal.

La troisième surprise concerne la résistance militaire de l’Ukraine, alors qu’elle était considérée, à travers le monde, comme un « état failli », corrompu, dépeuplé et champion du monde de la Gestation pour autrui (GPA) à bon marché. « Qui aurait pu croire qu’elle trouverait dans la guerre une raison de vivre, une justification de sa propre existence ».

La quatrième surprise a été la résistance économique de la Russie, alors qu’on nous avait annoncé que les sanctions, et en particulier l’exclusion des banques russes du système d’échanges interbancaires Swift, « allaient mettre le pays à genoux ».

La lecture de l’ouvrage de David Teurtrie, « Russie. Le retour de la puissance » paru quelques mois avant la guerre, montrant comment la Russie s’était préparée à être autonome dans les domaines informatique et bancaire, « nous aurait épargné cette foi ridicule en notre toute-puissance financière ». Todd note aussi une nette amélioration du niveau et de l’espérance de vie en Russie, ainsi qu’une mise à profit des « sanctions » pour développer son agriculture - devenant l’un des premiers exportateurs de céréales au monde - et son industrie. La Russie forme aujourd’hui 30 % des ingénieurs de plus que les États-Unis.

Cinquième surprise : l’effondrement de toute volonté de souveraineté européenne. « l’UE a très vite abandonné toute velléité de défendre ses propres intérêts, se coupant de son partenaire énergétique et commercial russe », acceptant « sans broncher le sabotage des gazoducs Nord Stream ». Et alors qu’à peine il y a vingt ans, la France, la Russie et l’Allemagne, disaient NON à la deuxième guerre d’Irak, « l’axe Londres-Varsovie-Kiev, piloté par Washington, s’est substitué à l’axe Paris-Berlin ». Un chapitre consacré à l’Europe, accuse la NSA de faire chanter ces dirigeants européens, après avoir espionné leurs comptes dans les paradis fiscaux américains.

Sixième surprise, pour Todd, mais pas pour nous à Solidarité & Progrès, « le surgissement du Royaume-Uni en roquet antirusse [...] au point de faire passer les néoconservateurs américains pour des militaristes tièdes ».

La huitième surprise, et « la plus surprenante », est venue des États-Unis. Dès juin 2023, des rapports dont la source était le Pentagone, ont fuité révélant que « l’industrie militaire américaine (…) était incapable d’assurer l’approvisionnement en obus – ou en n’importe quoi d’ailleurs - son protégé ukrainien ». Comment la Russie dont le PIB d’avant guerre, additionné à celui de la Biélorussie, était évalué à 3.3 % du PIB des principales économies alliées aux Etats-Unis : Canada, Europe, Japon, Corée, peut-elle produire plus d’armes que ce groupe de nations ? Cette question, dit Todd, « pose problème à la science reine de L’Occident, l’économie politique dont le caractère – osons le mot - bidon est ainsi révélé au monde ».

Neuvième surprise et pas des moindres, l’ignorance où était l’Occident de son propre « isolement » sur la scène internationale . « Ils s’attendaient, sincèrement, bêtement, à ce que la planète entière partage leur indignation face à la Russie. Ils ont déchanté. (…) Jour après jour, la dynamique de la guerre a fait croître l’hostilité à l’Occident dans le monde en développement, parce que celui-ci souffre des sanctions ».

Et dixième surprise, Todd, qui en 1976 avait prédit la chute de l’URSS, prédit aujourd’hui la défaite de l’Occident . « Aucune crise russe ne menace l’Occident » dit il, décrivant une Russie, qui, avec son immense territoire de 17 million de km et une population décroissante, est « bien incapable de prendre le contrôle de la planète », ce qu’elle « ne désire nullement ».

Pour Todd, « c’est bien une crise occidentale et plus spécifiquement américaine, terminale, qui met en péril l’équilibre de la planète. Ses vagues les plus périphériques sont allées buter sur un môle de résistance russe, sur un État-nation classique et conservateur ».

Combat à mort entre l’état nation souverain et l’Etat post-impérial globalisé

Emmanuel Todd revient sur l’impacte de la chute du mur, à la fois sur l’évolution de la Russie et des Etats-Unis, pour situer l’opposition centrale entre ces deux puissances : l’adhésion par la Russie à sa souveraineté nationale et à un monde constitué d’Etats-nations, et l’abandon par les Etats-Unis de cette perspective en faveur d’un monde totalement globalisé, sous leur emprise, que Todd identifie à un « Etat post-impérial ».

Si la Russie avait risqué la « désintégration » après la chute de l’URSS, elle s’est vite reprise à partir de l’arrivée de Poutine au pouvoir en 1997. La dérive américaine s’est aggravée lors de la chute de l’URSS dont les causes, avance Todd, n’ont pas été bien comprises. « L’illusion a été de croire que la chute du mur découlait d’une victoire américaine . Or, au moment où elle s’est produite, les Etats-Unis étaient déjà en déclin depuis 25 ans ».

Cependant, précise-t-il, la chute du mur a remis l’histoire en mouvement.

« Elle a créé un vide qui a aspiré le système occidental et principalement américain (…) Un double mouvement s’est déclenché : une vague d’expansion de l’Amérique vers l’extérieur, alors même que dans l’intérieur des Etats-Unis se produisait un accroissement de la pauvreté et de la mortalité. »

La thèse centrale du livre, est le constat que la cause profonde de la défaite de de l’Occident, et notamment de sa partie anglo-américaine, est son abandon du Protestantisme et de toutes les valeurs religieuses, morales et politiques qui en découlaient et qui avaient fondé leurs sociétés. Non pas que Todd prône le retour de la religion à toutes ses pratiques en ce XXIe siècle. Mais il décrit les terribles conséquences de l’effondrement de tout un système des valeurs qui était le socle unissant une société.

Sociologue, Todd adopte comme point de départ la thèse de Max Weber, et la retourne. Si le protestantisme est à l’origine de la montée de l’Occident et de son essor économique, comme le dit Weber, en raison de l’alphabétisation promue par Luther pour que tous les fidèles puissent lire par eux-mêmes la bible, la fin du protestantisme est aujourd’hui, symétriquement, la cause de la défaite de l’Occident. Cette montée du protestantisme fut à double tranchant : d’un côté des hommes éduqués capables de contribuer au développement technologique et économique de leurs pays. De l’autre, leur croyance dans la prédestination – avec des élus et des damnés – s’est traduit par l’acceptation de l’inégalité entre les hommes, ce qui explique le racisme qui l’on trouve aussi dans leurs sociétés, la haine des juifs en Allemagne et des noirs aux États-Unis en étant deux exemples.

« Le christianisme a été la matrice religieuse originelle de toutes nos croyances collectives ultérieures : partout en Europe, la nation ou la classe ; en France spécifiquement, le radical socialisme, le socialisme, le communisme, le gaullisme ; en Grande Bretagne, le travaillisme et le conservatisme ; en Allemagne, la social-démocratie et le nazisme et, à l’évidence, la démocratie chrétienne. En Amérique, la religion protestante a structuré la vie sociale en interaction avec le sentiment racial.

« Cet affaissement de la pratique et de l’encadrement religieux a mené à un premier état, zombie, de la sécularisation, dans lequel l’essentiel des mœurs et des valeurs de la religion disparue subsistent (notamment l’aptitude à l’action collective). L’État zombie d’une religion n’est cependant qu’une première phase (...). C’est alors qu’apparaissent les croyances de substitution, généralement des idéologies politiques fortes qui structurent les individus, comme le faisait la religion. (...) L’Etat-nation souvent férocement nationaliste, est typique de cet état zombie de la religion.

« L’état zombie n’est pas la fin du voyage. Les mœurs et les valeurs héritées du religieux s’étiolent ou explosent, et disparaissent enfin ; et alors, mais alors seulement, apparaît ce que nous sommes en train de vivre, le vide religieux absolu, avec des individus privés de toute croyance collective de substitution. Un état zéro de la religion. C’est à ce moment-là que l’Etat-nation se désintègre et que la globalisation triomphe, dans des sociétés atomisées où l’on ne peut même plus concevoir que l’État puisse agir efficacement. »

Or, « les croyances collectives structurent les individus (…) Cette société à l’œuvre à l’intérieur même de l’individu, c’est ce qu’en psychanalyse on appelle le ‘surmoi’ (…) Mais, dans l’esprit de Freud et de bien d’autres, le sur-moi est aussi un idéal du moi, qui permet à l’individu de s’élever au-dessus de ses désirs immédiats, pour être mieux et plus que lui-même ».

« L’état religieux zéro traduit un vide et, tendanciellement, une déficience du surmoi. Il définit du rien, du néant, mais pour un être humain qui malgré tout ne cesse pas d’exister et continue d’éprouver l’angoisse de la finitude humaine. Ce rien, ce néant, va donc quand même produire quelque chose, une réaction dans toutes les directions : certaines admirables, d’autres stupides, d’autres abjectes ».

« Rien d’étonnant donc, comme nous n’allons pas tarder à le découvrir, si le monde anglo-américain, que caractérise un protestantisme zéro (...), est actuellement le théâtre de plus patentes manifestations du nihilisme (…) Le nihilisme, tel que je l’entends, comporte deux dimensions fondamentales. La plus visible est la dimension physique : une pulsion de destruction des choses et des hommes, notion parfois très utile quand on étudie la guerre. La seconde dimension est conceptuelle mais non moins essentielle, surtout lorsque l’on réfléchit au destin des sociétés, au caractère réversible ou non de leur déclin : le nihilisme tend alors irrésistiblement à détruire la notion même de vérité, à interdire toute description raisonnable du monde. Cette seconde dimension rejoint, d’une certaine manière, l’acception la plus commune du mot, qui le définit comme un amoralisme découlant d’une absence de valeurs. Ayant un tempérament scientifique j’ai beaucoup de mal à distinguer les deux couples que forment le bien et le mal, le vrai et le faux ; a mes yeux ces paires conceptuelles se confondent. »

C’est aussi le déni de réalité…

Question à M. Todd

Quelle alternative nous laisse-t-il, après lecture, autre que celle de sombrer avec le nihilisme ? Disons en résumant, que pour Todd, c’est l’état-nation, qui pourrait, à condition de devenir actif, nous tirer d’affaires, un état-nation défini comme l’adhésion d’une population d’un territoire à une culture commune. Caractérisé par un degré minimal d’autonomie économique et le maintien de relations commerciales avec d’autres, il doit assurer la capacité de la nation à se reproduire, à accroître le niveau et l’espérance de vie des habitants, au développement des classes moyennes. Todd fait la distinction entre des nations « actives » tirées de l’avant par des projets économiques et scientifiques qui profitent à tous et des nations « inertes » qui vivotent. De ce point de vue, Todd le dit clairement, toutes les nations aujourd’hui sont au stade inerte, « aucun sentiment puissant ne les anime ». Y compris la Russie.

S’il avait cru il y a quelques années, que les Etats-Unis, pouvaient, grâce à leur admirable constitution, se ressaisir et retrouver leur vitalité de l’époque des présidents Roosevelt et Eisenhower qu’il décrit par le menu détail, Todd, qui prétend ignorer l’existence de la mouvance LaRouche, est désormais convaincu que la décadence américaine est irréversible : « l’implosion, par étapes, de la culture WASP depuis les années 1960 a créé un empire privé de centre et de projet, un organisme essentiellement militaire dirigé par un groupe sans culture (au sens anthropologique) qui n’a plus comme valeurs fondamentales que la puissance et la violence. Ce groupe est généralement désigné par l’expression ‘néo-cons’. »

Ces membres du cabinet Biden, Avrel Haines, Directrice du Renseignement, Lloyd Austin, Secrétaire à la Défense, et Anthony Blinken, Secrétaire d’Etat, sortent tous deux de Westexec, Cabinet de Conseil à la Défense ; Austin était au Comité d’Administration de la grande entreprise de défense, Raythéon.

Nous notons avec intérêt, qu’il voit (avec ironie) dans la France d’aujourd’hui, un potentiel « zombie » positif à mobiliser pour le redressement de nôtre Etat-nation, parmi beaucoup de Français qui aiment leur culture et parmi ceux qui défendent des idées souverainistes.

Cela a été d’ailleurs le sens des 3 campagnes présidentielles de Jacques Cheminade, qui a inscrit ses grands projets de réforme financière et de développement dans l’héritage de la résistance et de Jaurès et De Gaulle, eux-mêmes inspirés par les contributions de Jean Bodin et de l’Académie des sciences de Colbert, avec son début de révolution industrielle. Campagnes qui lui ont valu de très fortes attaques, y compris parfois venant du camp des « souverainistes » !

Bien que nous partageons de nombreux points de vue avec M. Todd, nous craignons qu’en annonçant la défaite de l’Occident, il ne passe à côté du danger de l’éclatement d’une nouvelle guerre mondiale voir même nucléaire. C’est souvent, au fond de l’abîme que l’on trouve le courage de changer.

C’est le but de la mobilisation que nous menons pour provoquer un sursaut aux Etats-Unis et à travers le monde, en faveur d’une solution négociée qui aujourd’hui ne peut être garantie que par la création d’une nouvelle architecture internationale pour la paix par le développement économique, tenant compte de la sécurité non seulement des pays en guerre actuellement, mais de l’ensemble de notre planète. C’est l’objectif de notre campagne en faveur d’une proposition de Helga Zepp-LaRouche, présidente de l’Institut Schiller, grande combattante contre le nihilisme.

Enfin, bien que c’est un fait certain que le protestantisme a contribué à créer une force de travail très productive – la France l’a constaté avec le départ des 200 000 huguenots suite à l’abolition de l’Edit de Nantes – c’est abusif d’affirmer, comme le fait Weber, que le protestantisme est à l’origine des Etats-nations et de la montée de l’Occident.

Nous rappelons à Emmanuel Todd, que la volonté d’éduquer les populations était déjà présente chez Charlemagne et que la décision du Roi Charles V, dit le Sage, d’acter que le Roi n’est pas propriétaire de son pays, mais uniquement le gérant de ce domaine public, vaut pour qualifier la France de cette époque, d’Etat-nation, certes monarchique.

Emmanuel Todd a voulu sans doute forcer le trait, car il note bien la Renaissance européenne comme étant elle aussi à l’origine de la montée occidentale, à une époque où le protestantisme n’existait guère.