Face à la narco-finance

La calamiteuse réforme de la Police judiciaire

mercredi 4 décembre 2024, par Karel Vereycken

En France, la situation du narco-trafic est hors de contrôle. Le 29 novembre, Le Figaro résume la situation dans le XVIIIe arrondissement de Paris :

Un sexagénaire tué par balle vendredi dernier dans un McDonald’s du boulevard Ornano. Trois personnes agressées au marteau, le 23 novembre, dans un immeuble de la Goutte d’or, par des individus cagoulés. Une rixe à ‘coups de couteau et de machette’, le 31 août, impliquant ‘une quarantaine de personnes de la communauté afghane’, dans le quartier Max-Dormoy. Théâtre de ‘violences croissantes’, envahi par les vendeurs à la sauvette, miné par l’insécurité, l’Est du 18e arrondissement de Paris est ‘en proie à la loi de la jungle’, assurent certains de ses habitants. ‘Si près du Sacré-Cœur, si loin du cœur de Paris ! se lamentent-ils. Mais jusqu’à quand et jusqu’à quel point notre quartier sera-t-il sacrifié ?’.

En janvier, le Sénat se penchera sur un projet de loi permettant de créer un Parquet national contre le crime organisé (PNACO), voué à être le fer de lance dans la lutte contre le narco-trafic et la narco-finance. Mais faute de le doter des moyens suffisants (personnels et financiers), il sera rapidement saturé à un moment où, suite à la réforme de la Police judiciaire décidée par Macron en 2020, magistrats, juges, avocats et policiers se retrouvent de plus en plus désarmés.

Sarkozy contre la police

A la question : « Vous avez supprimé 12 469 postes de gendarmes et policiers entre 2007 et 2012, est-ce que vous le regrettez ? », que lui posait un jour Jean-Jacques Bourdin sur RMC-BFMTV, Sarkozy a répondu « non ». « On croulait sous les dettes et les déficits, il fallait faire des économies (…) il fallait réduire les effectifs dans la fonction publique », a-t-il expliqué. « La lutte contre l’insécurité n’est pas une question d’effectifs », a précisé l’ancien chef de l’État, qui estime souvent que les fonctionnaires sont de gros fainéants. Pour compenser la réduction des effectifs, il exigea donc que la police « fasse du chiffre ».

Pire encore, Sarkozy a cru pouvoir transposer à l’échelle de toute la France le « compstat », une méthode de statistique fine mise en place par la police américaine à New York, comparant quotidiennement les résultats de 60 commissariats de cette seule ville. Une approche dénoncée par un spécialiste proche du ministère de l’Intérieur :

Ce que fait Sarkozy est l’illustration de la façon dont une expérience étrangère intéressante peut être convertie en une caricature imbécile.)

Dans Les narcos français brisent l’omerta (Albin Michel, 2021), s’appuyant sur les affirmations de l’ancien commissaire Charles Blandignières, Frédéric Ploquin affirme (p. 80) que

durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, l’autorité politique aurait commencé à mettre des bâtons dans les roues d’enquêteurs accusés de prendre trop de libertés, à les ‘affaiblir’, probablement pour protéger les sources de financement occulte des partis politiques.

Départementalisation de la PJ

Dans la même veine, examinons la réforme cataclysmique dite « départementalisation de la Police judiciaire ». Il paraît qu’en 2020, lors d’un déplacement en région, Macron a été salué sur place par les chefs de quatre services de police : la sécurité publique (Police nationale), la Police aux frontières (PAF), le renseignement territorial (ex-RG) et la Police judiciaire (PJ). Il ne manquait que la Police municipale.

Placer toutes ces polices sous le contrôle d’un seul préfet par département (énarque), sous la houlette du ministre de l’Intérieur, voilà la bonne idée permettant de réduire le mille-feuille administratif qui nous coûte « un pognon de dingue ! », a dû penser le chef de l’État.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérald Darmanin, lance cette réforme de la Police judiciaire. Présentée dans le Livre blanc sur la sécurité intérieure de 2020, elle se veut l’un des axes du renouvellement de la doctrine de l’État. Désormais, « les forces de sécurité intérieure doivent appréhender leurs missions selon une approche plus intégrée : dépasser les frontières des services pour privilégier un regard transversal ».

Pour cela, une évolution majeure dans la gouvernance de la Police nationale est préconisée : la départementalisation de la Police judiciaire, c’est-à-dire son démantèlement pour une réorganisation en filière au niveau de chaque département, aux côtés des autres sections des forces de l’ordre, sous une direction unique directement rattachée au préfet. Sur le papier, c’est génial. Dans le monde réel, la mafia fait exactement le contraire, elle se mondialise.

Déjà, cette réforme tranche totalement avec l’esprit ayant présidé à la création de l’ancêtre de la Police judiciaire actuelle, les fameuses Brigades du Tigre, conçues en 1907 par le président Georges Clemenceau et le préfet Célestin Hennion comme une force mobile et indépendante. Que la justice soit autre chose qu’une « autorité » pour devenir un pouvoir (et donc, comme le législatif, un contre-pouvoir) ne plaît guère aux élites en place.

Le 6 octobre 2022, en déplacement à Marseille pour présenter « son bébé », le directeur général de la Police nationale est tombé sous les coups de boutoir de « PJistes », comme on les surnomme, ces enquêteurs rompus au terrorisme, au crime organisé, à la grande délinquance financière et aux assassins les plus retors. Les PJistes marseillais l’ont boudé. Considéré comme l’organisateur de la manifestation, leur directeur zonal a été limogé le lendemain.

Faut-il des chirurgiens pour poser des plâtres ?

Or, il faut reconnaître qu’historiquement, c’est la PJ, qui travaille dans le temps et de façon globale, qui a résolu la plupart des grandes énigmes du crime organisé en France. Pour s’opposer à son démantèlement, l’Association nationale de la Police judiciaire (ANPJ) a vu le jour, avec le soutien d’avocats et magistrats vent debout contre cette réforme. Son vice-président, Thierry Renault, craint une « dérive clientéliste » de la PJ :

Certains responsables de la Direction départementale de la Police nationale [DDPN, qui chapeautera la PJ suite à la réforme] comprennent l’intérêt de la PJ et ne nous empêcheront pas de travailler. Mais ils sont notés par des magistrats et des élus. Si la PJ place en garde à vue une personnalité qui évalue les DDPN, ces derniers craindront pour leur note. Il faut une direction indépendante à disposition des procureurs et des juges. Même le patron qui aura de bonnes intentions envers la PJ la ponctionnera pour gérer la moindre crise et satisfaire le préfet. Cette réforme est en œuvre en Belgique et aux Pays-Bas. Avec le résultat que l’on connaît : les réseaux de drogue et de criminalité organisée se sont développés » (la Mocro Maffia semant la terreur dans ces deux pays).

Avec cette réforme, les enquêteurs de la PJ vont-ils courser les délinquants ?

Possible, a répondu Renault. Bien sûr, ce n’est pas inutile, mais requiert-on un chirurgien pour poser des plâtres ? On ne réduit pas ainsi les flux aux urgences. Prenons l’exemple du plan anti-rodéos du ministre : la DDPN pourra prendre les effectifs PJ, ses moyens, drones et sous-marins notamment, afin d’arrêter les auteurs. Lors de l’expérimentation menée dans huit départements, la BRI (Brigade de recherche et d’intervention) des Pyrénées-Orientales a été affectée à des patrouilles anticriminalité. La BRI ! Une unité spécialisée pour interpeller des voyous dangereux qui fait la chasse aux voleurs de sacs à main ! Pareil à la PJ en Savoie, chargée de violences intrafamiliales… Pendant ce temps, les narcotrafiquants, les braqueurs et assassins profitent de l’avance qu’on leur laisse. 

On comprend mieux pourquoi l’opération « place nette », visant à harceler les 4000 points de deal, lancée en pleine réforme de la Police judiciaire, n’a pas été un franc succès…


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