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Qui veut déstabiliser la Russie ?

jeudi 6 novembre 2003

Nous publions exceptionnellement cette semaine une analyse de Jonathan Tennembaum sur la prise d’otage de Moscou, tirée du journal Nouvelle Solidarité.

La prise d’otages à Moscou, qui visait à affaiblir le président Poutine et à l’empêcher de développer une alternative globale à la stratégie de guerre américaine, a eu l’effet inverse.

S’il reste encore de nombreux points à clarifier dans la prise d’otages du théâtre de Moscou, qui s’est terminée par un assaut des forces spéciales « Alpha », le 26 octobre au matin, on peut d’ores et déjà en relever certains aspects fondamentaux.

D’abord, malgré la perte significative de vies humaines, le sauvetage de la grande majorité des otages constitue une victoire morale et politique majeure pour le président Poutine. Elle devrait permettre à la Russie de renforcer son indépendance et sa marge de manoeuvre dans la crise globale. Dans une allocution empreinte de gravité, prononcée suite au dénouement du drame, Poutine a déclaré que « personne ne mettra la Russie à genoux ». Même des journaux de tendance monétariste comme Nezavisimaïa Gazeta et les Izvestia ont soutenu la « ligne dure » de Poutine à l’égard des terroristes, estimant que l’assaut du théâtre représentait une décision justifiée et une action relativement réussie.

Par contre, une certaine presse américaine et européenne a choisi de monter en épingle l’utilisation, par les forces spéciales russes, d’un gaz anesthésiant lors de l’assaut, sans donner les raisons qui ont rendu ce procédé inévitable. Après le soulagement initial devant la libération de centaines d’otages, on a tenté d’affaiblir le soutien populaire pour Poutine.

Pourtant, interviewés à ce sujet, nombre de grands spécialistes occidentaux de la lutte anti-terroriste en sont arrivés à la conclusion que les autorités russes n’avaient pas d’alternative viable face à l’intention évidente des terroristes de faire sauter le théâtre et les 750 personnes qui s’y trouvaient. D’autant plus que les terroristes disposaient très probablement de complices « clandestins » parmi les otages, représentant une menace supplémentaire pour toute tentative de reprendre le théâtre. Enfin, les experts médicaux s’accordent à reconnaître que le taux élevé de décès consécutifs aux effets du gaz, est dû en grande partie à l’état d’épuisement physique des otages, qui avaient été privés d’eau, de nourriture et de médicaments, et soumis à un stress psychologique extrême pendant plus de 48 heures.

Un autre aspect à retenir est que cette prise d’otages avait pour objectif de porter un coup stratégique dévastateur à la Russie et, en particulier, à la présidence. Au-delà de l’identité même des terroristes, l’opération avait moins à voir avec le conflit en Tchétchénie qu’avec le contexte stratégique mondial, marqué par :

  1. une résistance étonnamment ferme de la Russie au Conseil de sécurité, face à la volonté du gouvernement Bush de faire la guerre à l’Irak ;
  2. des signes d’un renforcement de la coopération entre la Russie, l’Allemagne et la France par rapport à l’Irak et à d’autres questions stratégiques ;
  3. des percées potentielles dans les relations entre la Russie et les pays arabes, sur lesquelles nous reviendrons ;
  4. la relance de la diplomatie eurasiatique du Kremlin, comme, par exemple, la visite de Poutine en Chine et en Inde, prévue à la fin de l’année ;
  5. une intensification permanente de la terreur et de la « guerre irrégulière », tendant à affaiblir la résistance psychologique et politique à la dynamique « utopiste impériale » promue par l’administration Bush.

Selon des experts russes de la sécurité et du renseignement, la prise d’otages au théâtre de Moscou n’aurait pas pu être montée et réalisée par les seuls « rebelles tchétchènes », sans les informations et le soutien fournis par quelque réseau infiltré dans les services de sécurité russes et, peut-être, dans des services secrets étrangers. Selon certains médias russes, les terroristes avaient effectivement un groupe de complices parmi les otages, ainsi qu’à l’extérieur du bâtiment, dont au moins un officier de police qui transmettait par téléphone, aux terroristes retranchés à l’intérieur, des informations concernant le déploiement de la police et des forces spéciales. On a également appris que certains terroristes et leurs collaborateurs avaient été engagés un mois plus tôt comme ouvriers en bâtiment sur le site du théâtre, d’où ils purent préparer méthodiquement l’action. Enfin, on a découvert à Moscou et dans les alentours, une importante infrastructure de soutien aux terroristes, notamment d’importantes caches d’armes et d’explosifs.

Rappelons aussi que les liens entre groupes séparatistes tchétchènes et certains services de renseignement, anglo-américains en particulier, sont du domaine public, relayés, entre autres, par le financier Boris Berezovski et des cercles proches de Zbigniew Brzezinski.

Au cours des dernières semaines, des experts russes ont, à maintes reprises, mis en garde contre le danger que les pays hostiles à la guerre contre l’Irak deviennent la cible d’opérations terroristes de grande envergure. Cette préoccupation a été confirmée de manière éclatante, quelques heures seulement après le début de la prise d’otages, par un éditorial diffusé le 24 octobre sur le site internet du New York Post, quotidien appartenant à Rupert Murdoch, qui qualifiait la prise d’otages de « justice poétique », une sorte de « punition » infligée à la Russie pour avoir « entravé les efforts légitimes de l’Amérique en vue d’extirper l’un des soutiens les plus dangereux du monde au terrorisme ». L’éditorial conclut sur une menace à peine voilée contre l’autre principal opposant à la guerre d’Irak : « La France sera-t-elle la prochaine [victime] ? »

Les relations russo-séoudiennes

Un spécialiste du renseignement russe a attiré notre attention sur un autre aspect, particulièrement intéressant, du contexte stratégique dans lequel s’est déroulé l’attentat de Moscou. Au cours de la semaine précédant la prise d’otages, une délégation séoudienne avait mené des négociations « sensibles » avec de hauts responsables du gouvernement russe. Ces discussions portaient sur deux points cruciaux : d’abord, le renforcement de l’opposition russe non seulement à la guerre d’Irak, mais à l’ensemble du plan Bush visant à « restructurer » le Moyen-Orient. Ensuite, en échange de ce soutien stratégique, le transfert vers la Russie d’importantes quantités de capitaux séoudiens actuellement investis aux Etats-Unis et en Europe de l’Ouest. Au cours des deux prochaines années, 50 à 70 milliards de dollars devraient ainsi permettre à la Russie de faire « redémarrer son économie » à travers, entre autres, des projets d’infrastructure. Ces négociations avaient atteint un stade décisif dans les jours précédant la prise d’otages.

On sait que le prince Turki al-Faysal, chef du renseignement séoudien de 1973 à 2001 et ambassadeur à Londres depuis septembre dernier, se trouvait à Moscou dans la troisième semaine d’octobre. Cette première visite en Russie d’un responsable séoudien aussi influent, dont le père, Faysal, régna sur l’Arabie séoudite jusqu’à son assassinat, en 1975, aurait été, en soi, un événement. De plus, le discours que le prince Turki avait prévu de prononcer à l’Institut des relations internationales de Moscou, le 25 octobre (reporté au 27 en raison des événements), ainsi que les déclarations faites par l’ambassadeur séoudien à Moscou, indiquent clairement que les Séoudiens et les Russes travaillaient effectivement à un nouveau partenariat, au moment où les terroristes investirent le théâtre de Moscou.

Les Séoudiens ont d’ailleurs de bonnes raisons de vouloir renforcer leur coopération avec les Russes. Ils savent bien, en effet, que la clique au pouvoir à Washington, qui pousse à une guerre contre l’Irak, compte aussi obtenir, par la suite, un « changement de régime » en Arabie séoudite et peut-être même son partage en trois entités séparées, tout cela dans l’optique d’une « restructuration » du Moyen-Orient et de la sécurisation des ressources pétrolières. En même temps, conscients de la crise financière aiguë qui frappe les Etats-Unis, les Séoudiens ont déjà commencé à retirer des dizaines de milliards de dollars du système financier américain. Où vont-ils les réinvestir ?

Le discours et les déclarations à la presse du prince Turki portaient sur deux grandes questions : la politique américaine dans le Golfe et la question tchétchène. Concernant l’Irak, il déclara : « La position de l’Arabie séoudite est absolument identique à celle de la Russie. Elle est opposée à toute action militaire contre l’Irak et, comme l’a indiqué hier son ministre des Affaires étrangères, elle ne permettra pas que son territoire soit utilisé contre l’Irak. »

En outre, à la fin de son discours du 27 octobre, le prince Turki a explicitement dénoncé l’opération terroriste perpétrée au théâtre de Moscou, déclarant : « En tant que musulmans et Arabes, nous avons été, et sommes toujours, engagés dans la lutte contre le terrorisme. Nous dénonçons et sommes opposés à toute action terroriste visant des civils innocents, quelles que soient les demandes et les doléances de leurs auteurs. Aucun objectif ne justifie le recours à des actes terroristes. » La presse séoudienne a, dans l’ensemble, exprimé une position proche de la sienne.

Quant aux accusations selon lesquelles l’Arabie séoudite financerait les terroristes tchétchènes, le prince Turki a révélé que le service de renseignement qu’il dirigea pendant de longues années coopérait étroitement avec les Russes sur la question tchétchène. Selon des sources russes bien informées, il s’est aussi engagé à faire stopper tout soutien financier, provenant d’Arabie séoudite, aux groupes islamiques extrémistes liés au terrorisme en Tchétchénie. Pour Moscou, cette assurance est d’autant plus précieuse qu’elle est donnée par un homme qui aurait joué un rôle clé dans le soutien aux combattants afghans contre l’Union soviétique en Afghanistan.

Chacun sait que la structure du « terrorisme islamique » en place dans la région, y compris celle de ben Laden, trouve son origine dans les opérations anglo-américaines menées contre les Soviétiques en Afghanistan - exécutées en partie par des filières séoudiennes. Du point de vue russe, le séparatisme/terrorisme tchétchène fait partie de la même opération.

L’aspect financier des relations russo-séoudiennes est tout aussi important. L’ambassadeur séoudien à Moscou, Mohammed ben Hassan Abdul-Mawla, a déclaré à cette occasion que « la visite à Moscou du ministre des Affaires étrangères, Saud Al-Faysal, en avril, et sa rencontre avec le président Vladimir Poutine, ont permis d’esquisser une nouvelle carte routière de coopération et de réalisation d’intérêts communs ». Par rapport à la première commission commune russo-séoudienne de la mi-octobre, il a précisé qu’un accord devait être signé l’année prochaine, portant sur « la protection des investissements et la prévention de la double taxation, afin d’établir le fondement nécessaire à la coopération économique entre les deux Etats ».

Il paraît que les réserves de la banque centrale séoudienne ont fortement augmenté après le rapatriement des fonds investis aux Etats-Unis. Il serait logique que les Séoudiens les investissent dès maintenant dans des projets d’infrastructure à grande échelle, notamment en Russie et dans d’autres parties de l’Eurasie, afin d’éviter la volatilisation de leurs capitaux lors de l’effondrement du système financier international.