Échapper à la tragédie, avec Schiller et Shakespeare

samedi 5 juillet 2025, par Tribune Libre

Présentation de Kynan Twittletwaith à la conférence de l’Institut Schiller (10 mai 2025).

Kynan Twistlewaite.

Je voudrais me concentrer sur la question du leadership sous l’angle de la culture classique, en particulier des œuvres de Shakespeare et du grand poète et dramaturge allemand Friedrich Schiller, qui a donné son nom à notre Institut.

Il est clair que nous traversons une crise de gouvernance dans notre pays [les Etats-Unis], due à l’absence de culture classique pour former des citoyens éduqués.

Le penseur et économiste américain Lyndon LaRouche a évoqué ce problème dans un essai rédigé en 1982, « Le facteur Toynbee dans la grande stratégie ».

Il écrit :

« Comme l’avaient compris les forces autour de Benjamin Franklin et de George Washington, dans une république bien ordonnée, la plus grande source de danger est l’éloignement du citoyen de la compréhension rationnelle des questions de politique nationale, et c’est la situation qui prévaut aujourd’hui aux États-Unis (…) La chose primordiale pour une république est de faire du citoyen un adulte doté des qualités d’un véritable citoyen. Cela suppose la capacité à se concentrer sur les grandes questions de politique nationale et à les comprendre de manière rationnelle. Toute l’histoire de la civilisation moderne démontre qu’il n’y a qu’une seule façon de cultiver ces qualités de citoyenneté chez un peuple. Elle consiste à enseigner la culture littéraire classique, la culture musicale classique, les principes classiques de composition des arts plastiques et les principes classiques de la pensée scientifique, dans le cadre d’une compréhension de l’histoire nationale et mondiale en tant que processus de l’histoire universelle. »

Au cœur du grand art classique, des œuvres de Schiller, Shakespeare, Dante et autres, se trouvent la société et le rôle que joue la créativité humaine pour la façonner. L’œuvre de Shakespeare, en particulier ses tragédies, nous offre de profondes leçons sur le leadership politique et les conséquences du refus de modifier les axiomes. Certains des plus grands dirigeants de cette nation ont utilisé les œuvres de Shakespeare en ce sens. C’est ainsi qu’au cours des réunions avec son cabinet, Abraham Lincoln récitait souvent des passages de Shakespeare. Le faisait-il simplement pour divertir un cabinet épuisé par la guerre ? De toute évidence, non.

Dans Hamlet, nous trouvons l’un des traités les plus puissants sur l’art de gouverner et le soliloque le plus connu sur la nature du leadership. Il s’agit du discours d’Hamlet « To Be, Or Not to Be » (être, ou ne pas être), au troisième acte de la pièce. Jusqu’à ce discours, Hamlet est confronté à une crise au sein de sa nation. Le roi, son père, a été tué par son frère Claudius, qui s’est emparé du trône. La nation est en plein désarroi et le fantôme du père d’Hamlet lui apparaît, l’obligeant à agir.


« Être ou ne pas être ! c’est là la question... S’il est plus noble à l’âme de souffrir les traits poignants de l’injuste fortune, ou, se révoltant contre cette multitude de maux, de s’opposer au torrent, et les finir ? Mourir… dormir, rien de plus, et par ce sommeil, dire : nous mettons un terme aux angoisses du cœur, et à cette foule de plaies et de douleurs, l’héritage naturel de cette masse de chair... ce point où tout est consommé, devrait être désiré avec ferveur. Mourir… Dormir… Dormir ? Rêver peut-être ; oui. Voilà le grand obstacle. Car de savoir quels songes peuvent survenir dans ce sommeil de la mort, après que nous nous sommes dépouillés de cette enveloppe mortelle, c’est de quoi nous forcer à faire une pause. Voilà l’idée qui donne une si longue vie à la calamité. Car quel homme voudrait supporter les traits et les injures du temps, les injustices de l’oppresseur, les outrages de l’orgueilleux, les tortures de l’amour méprisé, les longs délais de la loi, l’insolence des grands en place, et les avilissants rebus que le mérite patient essuie de l’homme sans âme, lorsqu’avec un poinçon il pourrait lui-même se procurer le repos ? Qui voudrait porter tous ces fardeaux et suer et frémir sous le poids d’une laborieuse vie, si ce n’est que la crainte ignorée, dont nul voyageur ne revient, plonge la volonté dans une affreuse perplexité, et nous fait préférer de supporter les maux que nous sentons, plutôt que de fuir vers d’autres maux que nous ne connaissons pas ? Ainsi la conscience fait de nous tous des poltrons ; ainsi tout le feu de la résolution la plus déterminée se décolore et s’éteint devant la pâle lueur de cette pensée. Les projets enfantés avec le plus d’énergie et d’audace détournent à cet aspect leur cours, et retournent dans le néant de l’imagination. »

Il y a quelque chose qui ne va pas dans ce discours. Et si vous comprenez de quoi il s’agit, vous pouvez comprendre l’art de gouverner. Dès les quatre premières lignes, il est clair qu’Hamlet ne parle pas simplement de vie ou de mort.

Dans son essai La substance de la moralité (1998), LaRouche dit qu’Hamlet


« est confronté au choix de s’accrocher à sa vision du monde habituelle, mesquine, paranoïaque, de cape et d’épée, qui assure sa propre perte, ou de s’aventurer dans une nouvelle vision du monde, qu’il rejette comme un ‘trou noir d’où aucun voyageur n’est revenu’. Il n’y a pratiquement aucune différence entre ce Hamlet et les hommes d’État tragiques d’aujourd’hui, qui, confrontés à l’effondrement et la désintégration inévitables du système financier et monétaire mondial, préfèrent se conduire en bons ‘politiciens pratiques’, en se limitant à s’adapter au système condamné, plutôt que de prendre le risque de fuir hors de ce système, vers la sécurité, en adoptant ce qu’ils abhorrent comme une forme radicalement nouvelle : une brèche d’où aucun voyageur n’est revenu. »

Cependant, c’est plus loin dans son discours qu’Hamlet commence à envisager de mettre fin à ses jours, afin de ne pas avoir affaire à ce « trou noir dont aucun voyageur ne revient ».

Ce qu’il lui faut, c’est rompre totalement avec ses axiomes actuels, afin de sauver le Danemark et restaurer le sens de la légitimité dans le pays. Au lieu de cela, il reste paralysé tout au long de la pièce, ne pensant qu’à ce qui est bon pour lui et non pour son pays. Comme nous le verrons dans le dernier acte, en ramassant le crâne de son ami Yorick, Hamlet constate à quel point la vie est dépourvue de sens. Les corps d’Alexandre le Grand ou de Jules César, souligne-t-il, ne servent que comme cendres gravelées au fond des tonneaux de vin.

Comparons maintenant Hamlet au Guillaume Tell de Friedrich Schiller, où le poète allemand nous présente son concept du « sublime ». Selon Schiller, pour agir de manière sublime, on doit être complètement libéré de toute dépendance physique. « Aucun homme n’est obligé d’être obligé », dit-il. Prenons l’exemple de la mort. Nous sommes tous mortels. Nous allons tous mourir un jour, inexorablement. Rien ne peut nous en préserver. Alors, comment vaincre la mort ? En ayant une idée de l’avenir, de ce qui se passera après notre mort. Quel sera le résultat de nos actions pour les générations futures ?

Le concept du sublime de Schiller a servi de trame pour l’action dans un grand nombre de ses pièces historiques. Guillaume Tell en est un excellent exemple, et il a écrit de nombreuses autres pièces basées sur de grands personnages historiques, tels que Jeanne d’Arc. Guillaume Tell traite du soulèvement du peuple suisse, un peuple fier de chasseurs et de bergers, contre la tyrannie d’un groupe de baillis imposés par l’étranger. Il y a d’ailleurs une scène très célèbre dans la pièce où les Suisses prêtent le serment de Rütli.

Écoutons ce serment, que l’Institut Schiller a repris dans un document consacré au « poète de la liberté ».

« Non, il y a une limite à la tyrannie. Lorsque l’opprimé ne peut plus trouver justice nulle part, lorsque le fardeau devient insupportable, il élève, le cœur confiant, ses mains vers le ciel et il en fait descendre ses droits éternels qui sont suspendus là-haut, inaliénables et indestructibles comme les étoiles elles-mêmes. L’état primitif de la nature réapparaît, où l’homme affronte son semblable ; et si tous les autres moyens échouent, il lui reste un dernier recours, sa propre épée. Nous pouvons défendre nos biens les plus chers contre la violence. Nous nous tenons devant notre pays, devant nos femmes, devant nos enfants ! »

Dans la pièce, Tell est contraint par le bailli de tirer une flèche de son arbalète sur une pomme posée sur la tête de son fils. C’est cela ou la mort pour tous les deux. Imaginez que vous soyez dans cette situation, que choisiriez-vous ? Finalement, Tell parvient à transpercer la pomme, sans dommage pour l’enfant. Je voudrais maintenant évoquer une scène qui montre clairement comment les Suisses ont pu se battre si courageusement sans être tragiques.

Au début de la pièce, on voit le fermier Stauffacher (qui sera impliqué dans le serment de Rütli) et sa femme Gertrude, qui tentent d’anticiper la crise. Gertrude est un exemple de ce que Schiller appelle une belle âme, et l’on rencontre beaucoup de femmes comme cela dans ses pièces. Elle apporte à Stauffacher le soutien moral dont il a besoin pour se battre. Elle a une grande confiance en Dieu, parce qu’ils se battent au nom du droit naturel. Mais il ne s’agit pas d’une foi aveugle, sa confiance est fondée sur des principes.

Mes amis, Jason Ross et Megan Debrodt, vont maintenant jouer ce dialogue entre Stauffacher et Gertrude :

STAUFFACHER : Que faire ?

GERTRUDE : (s’approche de lui)
Écoute donc mon conseil. Tu sais qu’ici, à Schwyz, tous les gens honnêtes se plaignent de la cupidité et de la férocité de ce bailli. Dès lors, ne doute pas que de l’autre côté aussi, à Unterwalden et dans le pays d’Uri, l’on en ait assez de l’oppression et d’un joug cruel, car, avec la même insolence que Gessler ici, Landenberg se comporte sur l’autre rive du lac. Il ne nous vient pas de barque de pêcheur de là-bas qui ne nous annonce quelque nouvelle calamité et de nouveaux attentats commis par les baillis. C’est pourquoi il serait bon que quelques-uns d’entre vous, gens à cœur loyal, se réunissent secrètement pour se concerter sur le moyen de nous libérer de cette tyrannie. J’ai le sentiment que Dieu ne vous abandonnerait pas et serait favorable à la cause de la justice. N’as-tu pas à Uri un ami, dis-moi, à qui tu puisses en toute franchise ouvrir ton cœur ?

STAUFFACHER : Je connais là-bas beaucoup d’hommes courageux et de personnages considérables, hautement estimés, que je vois dans l’intimité et qui n’ont pas de secrets pour moi. (Il se lève.) Épouse, quelle tempête de pensées dangereuses tu éveilles dans ma paisible poitrine ! Ce que je m’interdisais secrètement de penser, tu le dis hardiment avec une langue facile.
As-tu bien réfléchi à ce que tu me conseilles ? C’est la discorde sauvage et le fracas des armes que tu appelles dans cette vallée paisible. Nous oserions, nous, faible peuple de bergers, entrer en lutte contre le maître du monde ? Ils n’attendent qu’un prétexte quelconque pour lâcher sur ce pauvre pays les hordes farouches de leurs gens de guerre, afin d’y exercer les droits du vainqueur et, sous prétexte d’un légitime châtiment, y détruire les anciennes chartes garantes de notre liberté.

GERTRUDE : Vous aussi, vous êtes des hommes, vous savez manier la hache et Dieu vient en aide aux cœurs vaillants !

STAUFFACHER : O Femme ! La guerre est un fléau aux ravages épouvantables, Elle frappe à la fois le berger et son troupeau.

GERTRUDE : Il faut supporter ce que le ciel envoie. Ce qu’aucun cœur noble ne supporte, c’est l’injustice.

STAUFFACHER : Cette maison, que nous venons de construire, fait ta joie. Mais la guerre, la monstrueuse guerre, la réduira en cendres.

GERTRUDE : Si je savais mon cœur enchaîné à des biens terrestres, j’y jetterais un brandon de ma propre main.

STAUFFACHER : Tu crois en des sentiments d’humanité ! Mais la guerre n’épargne même pas le tendre petit enfant au berceau.

GERTRUDE : L’innocence a un ami au ciel ! Regarde devant toi, Werner, et non pas en arrière !

STAUFFACHER : Nous autres hommes, pouvons mourir courageusement l’épée à la main, mais quel sera votre sort, à vous ?

GERTRUDE : La dernière issue est laissée même au plus faible, un saut du haut de ce pont me rend libre.

STAUFFACHER (se jette dans ses bras) : Celui qui presse un tel cœur contre sa poitrine, celui-là peut combattre avec joie pour son foyer, et il ne craint les armées d’aucun roi. Je vais partir sans tarder pour Uri. Là demeure un de mes amis, messire Walter Fürst, qui a sur les choses actuelles les mêmes idées que moi.

Il y a donc un contraste total entreHamlet et Stauffacher.

Voilà quelques-unes des idées profondes que Schiller et Shakespeare tentaient de transmettre à leur public sur la nature du leadership. Et bien sûr, l’idée qu’ils s’en font doit être comprise par chacun d’entre nous aujourd’hui.

Pour eux, le théâtre n’était pas un mélodrame ou un divertissement, il devait être une institution morale éduquant son public aux idées les plus profondes et les plus passionnées concernant l’humanité. Nous pouvons nous consoler en sachant que ces deux grands poètes ne sont jamais vraiment morts.

Pour honorer ceux qui ont vécu avant nous, qui se sont battus au nom de la transmission de principes physiques universels pour le progrès de l’humanité, nous devons maintenant prendre les armes contre un océan de problèmes et inaugurer un nouveau paradigme basé sur la coopération et le développement économique, comme l’a exposé Helga Zepp-LaRouche dans ses « Dix principes pour une nouvelle architecture de la sécurité et du développement » (voir p. XX).

Nous ne serons pas tragiques, nous nous aventurerons dans ce pays inconnu d’où aucun voyageur ne revient, qui est le domaine du sublime.

Je vous remercie.