Extrait d’une interview du professeur Jeffrey Sachs, économiste et universitaire américain, par Alex Christoforou et Alexander Mercouris pour la chaîne YouTube The Duran, le 4 avril 2024.
Je voudrais remonter aux années 1840, aux véritables racines de l’hégémonie, à savoir la Grande-Bretagne. Jamais on n’a vu d’hégémonie avec une telle ambition et une vision du monde aussi singulière. Mais la Grande-Bretagne voulait dominer le monde au XIXe siècle et a enseigné à l’Amérique tout ce qu’elle savait.
J’ai récemment lu un livre d’un historien nommé J.H. Gleason, publié par Harvard University Press en 1950. C’est un livre passionnant intitulé « La Genèse de la russophobie en Grande-Bretagne ».
La question est : d’où vient la haine de l’Angleterre envers la Russie ? Car c’est en effet assez surprenant. La Grande-Bretagne déteste la Russie depuis les années 1840 et a déclenché la guerre de Crimée, une guerre résultant du choix d’un Parlement moderne (résultant du choix de lord Palmerston dans les années 1850) parce qu’elle détestait la Russie. L’auteur tente donc de comprendre d’où vient cette haine, car c’est le même type de haine itérative que nous connaissons aujourd’hui.
D’ailleurs, nous [les Occidentaux] détestions l’Union soviétique parce qu’elle était communiste, mais nous avons détesté la Russie après, quand elle ne l’était plus. Peu importe. Il s’agit donc d’un phénomène plus profond, et il tente de retracer l’origine de cette haine. Ce qui est fascinant, c’est que la Russie et la Grande-Bretagne étaient du même côté lors des guerres napoléoniennes de 1812 à 1815, de la bataille de Moscou en Russie à la défaite de Napoléon à Waterloo. Elles étaient du même côté, et pendant de nombreuses années, leurs relations n’étaient pas excellentes mais elles étaient plutôt normales. Cet historien lit donc chaque extrait de journal, les écrits, les discours, pour tenter de comprendre d’où vient cette haine.
En gros, il n’y avait aucune raison à cela. La Russie n’a rien fait. Elle ne s’est pas comportée de manière perfide. Ce n’était pas la malveillance russe ; ce n’était pas que le tsar était en quelque sorte hors des rails. Il n’y avait rien d’autre qu’une agitation auto-réalisatrice accumulée au fil du temps parce que la Russie était une grande puissance et donc un affront à l’hégémonie britannique. C’est pour la même raison que les États-Unis détestent la Chine : non pas pour ce que la Chine fait réellement, mais parce qu’elle est grande. C’est pour la même raison, jusqu’à aujourd’hui, que les États-Unis et la Grande-Bretagne détestent la Russie : parce qu’elle est grande.
L’auteur conclut donc que cette haine a vu le jour vers 1840, car elle n’a pas été instantanée et qu’aucun événement déclencheur n’a été observé. Les Britanniques se sont mis en tête que la Russie allait envahir l’Inde par l’Asie centrale et l’Afghanistan – une idée des plus bizarres, fausses et absurdes qu’on puisse imaginer – mais ils l’ont prise au pied de la lettre. Ils se sont dit : « Nous sommes les impérialistes. Comment la Russie ose-t-elle oser envahir l’Inde ? » alors qu’elle n’en avait aucune intention. Ce que je veux dire, c’est qu’il est possible d’entretenir une haine allant jusqu’à la guerre, et maintenant jusqu’à l’annihilation nucléaire, sans raison fondamentale. Discutons-en.