Jacques Cheminade

Le défi de l’esprit humain : augmenter le potentiel productif du travail

jeudi 29 mai 2025, par Jacques Cheminade

Présentation de Jacques Cheminade lors de la conférence internationale organisée par l’Institut Schiller les 24 et 25 mai 2025 dans le New Jersey (Etats-Unis).

Visionner l’intervention en EN sur Youtube.

Samedi dernier, le 17 mai, j’ai été profondément ému par l’oratorio de Robert Schumann, Le Paradis et la Péri (1843), joué à l’auditorium de La Seine Musicale, sur l’Île Seguin, à Boulogne-Billancourt (92).

C’est l’une des œuvres les plus inspirantes de Schumann, si ce n’est la plus inspirante. Le paradoxe résidait dans le fait que l’Auditorium a été construit sur le site même de la « forteresse de l’industrie française », l’usine Renault, fermée entretemps pour cause d’« obsolescence technologique ».

Que signifie cette apparente opposition territoriale entre art et industrie ? Est-elle fatale ? Que signifie-t-elle à l’heure actuelle, où la vague de l’histoire humaine nous pousse vers un nouveau paradigme, plus humain, alors que, parallèlement, la bestialité fait rage ?

La condition pour que cette vague positive parvienne à produire l’énergie scientifique nécessaire à l’avenir commun de l’humanité repose sur nous tous, comme cette conférence nous en a lancé le défi. Le relever exige de considérer ce paradoxe Schumann/Renault d’un point de vue supérieur, de la même manière que nous devons intervenir du haut vers le bas pour bâtir une architecture de sécurité et de développement partagés d’un nouveau type, fondée sur l’engagement de Leibniz-LaRouche d’accroître le potentiel productif du travail grâce aux plus hautes conceptions de la culture et aux formes de technologie qui lui sont associées – science, art et industrie comme un tout, au-delà des oppositions occasionnelles et apparentes.

Je commencerai par la découverte de [l’économiste et penseur américain] Lyndon LaRouche (1922-2019) qui résout le paradoxe, évoqué plus haut, de ce qu’on appelle communément la révolution industrielle, comme s’il s’agissait d’une révolution en soi. C’est bien plus que cela : c’est un changement de mentalité dans tous les domaines de la création. Écoutons LaRouche :

« Une fois qu’on a saisi l’idée que l’homme se distingue de toutes les autres créatures vivantes, de par sa seule capacité à réaliser volontairement des améliorations axiomatiques révolutionnaires et à augmenter la maîtrise que l’humanité exerce sur la nature, cette activité créatrice volontaire (…) est le phénomène auquel se réfère tout emploi rationnel du terme ‘connaissance’.

« Ce ne sont pas les relations observées entre les phénomènes sensoriels qui sont l’objet de la connaissance. Son objet immédiat est l’évolution des comportements sensoriels, cumulée au fil du temps, grâce à la faculté créatrice de générer des hypothèses. Historiquement, jusqu’à nos jours, c’est la relation entre ces changements – l’augmentation de la densité démographique potentielle et la capacité de l’homme à franchir les barrières technologiques pour rendre habitables les déserts ou les planètes arides au-delà de la nôtre – qui met à l’épreuve ces principes générateurs d’hypothèses supérieures, lesquels se révèlent ainsi les guides les plus fiables à notre connaissance pour atteindre la vérité sur la relation de l’homme à la nature. »

Dans ce processus, l’industrie incarne l’injection continue de nouveaux principes physiques, produits par la succession d’hypothèses supérieures, validées sous forme d’avancées technologiques.

Les découvertes scientifiques conduisent, par le biais de technologies subsumées, à des augmentations conséquentes des capacités productives du travail. Une société fondée sur ce principe est une société néguentropique ou anti-entropique, organisée à un niveau supérieur par principe.

En revanche, un modèle d’économie physique non évolutif est axiomatiquement entropique et correspond à un modèle d’économie nationale ou mondiale non durable. Il est synonyme de déclin et d’une culture de la mort qui lui est associée. Nos sociétés occidentales, soumises à un culte de l’argent (bitcoins, stablecoins et autres formes de « sables mouvants » monétaires) découplé de la réalité de la production, sont devenues l’apanage de prédateurs féodaux investis dans les dépenses militaires, dopés par l’économie numérique à une nouvelle forme de lebensraum (espace vital) géopolitique, la « révolution à l’envers » portée par cette culture de la mort.

La révolution industrielle qui permettra de résoudre ce paradoxe apparent se caractérise par deux points principaux. Le premier est le développement non scalaire des types d’énergie mobilisés pour soutenir le processus global. Cela implique une amélioration par habitant, par unité de surface et par unité de matière investie. C’est la densité de flux énergétique qui définit le potentiel supérieur et actualisé de l’énergie nucléaire, et de la fusion par rapport à la fission, en tant que processus auto-entretenu.

Le second se traduit par un ensemble de machines-outils et de principes de conception connexes qui découlent implicitement d’une qualité spécifique et axiomatiquement unique de la découverte scientifique : la technologie. Il s’agit du progrès apporté à la fois par le type d’énergie exploitée et par la conception des machines-outils, fondée sur le principe de moindre temps et de moindre action de Fermat, en tant que processus maîtrisé d’améliorations modifiées.

A travers sa coopération avec l’Académie des sciences de Colbert, Leibniz fut le premier à identifier les effets juxtaposés de ces deux points clés, soulignant l’augmentation des capacités productives du travail grâce à l’emploi de la machine thermique.

Comme l’ont dit Héraclite puis Platon, « rien n’est permanent, sauf le changement ». Les fondateurs de l’École polytechnique et des Arts et Métiers en France l’avaient bien compris. Pour eux, les travailleurs devaient être formés non pas à accomplir des actes répétitifs ou à appuyer sur un bouton, mais à acquérir un jugement sur les processus industriels et à proposer des améliorations dans des boîtes à idées.

Ces changements – le devenir – sont délimités par l’unité, le « bien » selon les termes de Platon. Ce que les employés ou les ouvriers peuvent, à leur manière, qualifier de « bon travail », et non de boulot bidon, non pas en feignant de l’intérêt pour une tâche afin de gagner sa vie, mais en accomplissant quelque chose d’utile pour la société, défini par une certaine idée du travail effectué.

Un point clé que LaRouche souligne est que pour réaliser la révolution industrielle, il faut une approche pédagogique de l’histoire interne de la science :

« Ainsi, l’existence continue et réussie de l’humanité repose sur les processus mentaux qui génèrent et reproduisent des changements révolutionnaires axiomatiques, valables et nouvellement découverts dans les connaissances scientifiques et connexes.

« Je souligne : un découvreur est un individu pensant, dont la découverte ne peut être maîtrisée par l’étudiant d’aujourd’hui qu’en reproduisant le processus mental de découverte qui s’est produit à ce moment historique par le découvreur original. »

Tels sont les fondements de l’indispensable révolution industrielle de notre XXIe siècle, fondement obligé d’une nouvelle architecture internationale de sécurité et de développement au bénéfice de toutes les nations, sans en négliger aucune.

Je laisse aux intervenants suivants le soin d’évaluer plus précisément les composantes de cette révolution : fusion, espace et autres domaines connexes.

Je tiens néanmoins à évoquer d’ores et déjà la question très controversée de l’intelligence artificielle (IA). Mon argument est qu’elle n’appartient pas au domaine de l’économie physique. Il s’agit simplement d’une avancée cruciale, s’ajoutant au développement de l’économie physique telle que conçue par LaRouche, et en partie comprise par les experts et les dirigeants chinois actuels.

L’IA, en soi, repose sur la collecte de données et leur traitement quasiment à la vitesse de la lumière, soit pour en déduire un nouvel ensemble à partir d’ensembles de comportements antérieurs, soit, de manière plus poussée, pour intégrer à sa fonction la capacité de générer (« intelligence générative ») de nouveaux comportements, mais dans le cadre d’un ensemble de règles – on pourrait parler « d’ordre fondé sur des règles » – fixé par le programmateur de l’appareil.

Par ailleurs, si l’on prend l’exemple de la « quadrature du cercle » résolue par Nicolas de Cues, le père de la Renaissance, l’IA est circonscrite par un cercle de l’environnement donné.

De même que la multiplication de polygones à l’intérieur d’un cercle ne peut jamais atteindre le type de cercle défini comme un principe de rotation incommensurable, non-linéaire et généré par le nombre pi, de même toutes les prétendues découvertes de l’IA sont délimitées par le cercle des découvertes existantes en matière de principes physiques.

Mon illustration ci-dessus montre comment la multiplication de données (angles) peut approcher le niveau d’un nouveau principe physique (cercle) sans jamais l’atteindre.

On pourrait penser ici aux épicycles de Ptolémée, qui se rapprochent d’un résultat correct, mais jamais du résultat réel, ainsi que le prouve la découverte de la loi universelle de la gravitation par Kepler. Dans le processus d’accumulation de données, leur multiplication engendre inévitablement une accumulation de chats (conversations), alors que l’IA est considérée à tort comme un moyen de parvenir à de véritables découvertes de principes physiques.

Est-ce à dire que l’IA est inutile ? Bien sûr que non. Elle est extrêmement utile pour prévoir les résultats dans un environnement donné ou préparer un appareil à prendre des initiatives dans cet environnement.

Un rover sur Mars, non accessible avant 15 minutes, doit être « préparé » à choisir la meilleure option possible compte tenu des spécificités de l’environnement martien, préalablement définies par les scientifiques les plus créatifs.

L’IA nous épargnera également tous les aspects pénibles et répétitifs du travail humain. En ce sens, si elle est bien conçue, elle nous libérera des chaînes de tâches déductives et inductives, et facilitera la révolution industrielle à venir, mais ne vous attendez pas à ce que ce soit l’IA qui l’inspire ! Les avocats et les médecins, par exemple, seront libérés de la fastidieuse vérification de la jurisprudence ou des symptômes d’une maladie, mais pas du diagnostic final individuel ni des plaidoiries humaines.

Le projet d’Elon Musk d’étendre le supercalculateur d’IA Colossus (à Memphis, Tennessee) est une véritable avancée dans son domaine, mais ce n’est pas en multipliant la puissance de cette IA du futur que l’on parviendra à vous apporter une nouvelle découverte de principe, quelle que soit sa sophistication ! De plus, le problème des ressources nécessaires au refroidissement de cette technologie gourmande en énergie nécessitera une nouvelle forme d’énergie basée sur un principe physique : le nucléaire !

Je tiens à rappeler ici la déclaration de Matteo Bruni, chef du service de presse du Saint-Siège, selon laquelle le nom du pape Léon XIV, comme celui de Léon XIII en son temps, est associé au bien-être des travailleurs, hier à l’époque de la première révolution industrielle – Rerum novarum – et aujourd’hui, à l’ère de l’intelligence artificielle. Il s’agit, je l’espère, de considérer l’IA d’un point de vue supérieur, comme nous le permet l’approche de Lyndon LaRouche.

Je dis que les Chinois ont raison quand ils parlent d’« IA physique », non pas comme d’une chose en soi mais d’un assistant essentiel pour aider à la découverte et à la production dans l’économie physique, autrement dit un outil au service d’une vision gagnant-gagnant des économies physiques du futur. D’où l’avance de la Chine sur les pays occidentaux dans le domaine de la robotique, reliant l’IA à la réalisation de nouvelles tâches physiques.

Si les Américains sont plus avancés que les Chinois en traitement de données, ces derniers les ont devancés dans l’apprentissage profond, grâce à une vérification minutieuse et continue du processus d’intelligence génératrice par les êtres humains, afin d’éviter les « hallucinations » d’une IA « libre » découplée de l’univers physique.

Leur avance est d’ailleurs un point que l’administration Trump comprend mieux que son prédécesseur Biden, mais le dilemme ne peut être résolu par des droits de douane protectionnistes et un empire de cryptomonnaies, à un moment où toutes les chaînes internationales de production et de valeur sont interconnectées !

Un moment DeepSeek

La preuve en a été apportée, malheureusement pour notre industrie de défense française, par la destruction des Rafale pilotés par les Indiens, vaincus par la technologie chinoise dont s’est servie l’armée de l’air pakistanaise.

C’est un « moment DeepSeek » pour le combat aérien, une preuve de la supériorité chinoise sur l’Occident. Comme dans le cas de DeepSeek, il ne s’agit pas d’une question d’argent ni de puissance à la Trump. Cela réside dans les fondements d’une révolution industrielle : la combinaison de facteurs physiques avancés et de l’IA.

Cette combinaison ne découle pas de l’IA en soi ni d’une conception militaire de la force brute, mais de dispositifs issus de l’économie civile et d’une vision à long terme.

Pour faire court, les forces pakistanaises sont équipées d’avions de chasse chinois J-10C, équipés de missiles air-air PL-15, d’un système de défense aérienne HQ-9 et d’AWACS ZDK-03.

Le prix d’un avion entièrement équipé est d’environ 50 à 60 millions de dollars, tandis que le Rafale indien en coûte environ 250 millions.

Le Rafale a été cloué au sol sans même avoir pu tirer ses missiles avant d’engager le combat. Touchés à quelques centaines de kilomètres (entre 100 et 350 km, paraît-il), ils ne furent même pas en mesure de détecter l’ennemi, ni visuellement ni même à l’intérieur de leurs radars. Les missiles chinois sont hypersoniques et peuvent voler à environ Mach 4. Je ne mentionne pas cela par souci d’expertise militaire (que je ne possède pas), mais pour prouver la vérité.

Après avoir indiqué la bonne façon de relever le défi de l’IA comme facteur de la nécessaire révolution industrielle de l’économie physique, je conclurai en expliquant comment l’IA est utilisée comme arme de manipulation mentale par nos ennemis. C’est une guerre cognitive visant à détruire tout ce que nous défendons !

Ne vous y trompez pas : si nous ne la combattons pas de manière appropriée, cela fonctionne. Je m’adresse à ceux d’entre vous qui ont baigné dans l’économie numérique et le culte de l’image depuis leur naissance, mais aussi à nous tous, car c’est devenu un phénomène social mondial.

Écoutez cet adolescent commenter :

« Nous ne nous rencontrons pas parce que nous n’avons pas grand-chose à dire. Mais face au silence, nous envoyons des écrans noirs parce que nous avons peur de ne pas être connectés. »

Nous en sommes même arrivés au point où les réseaux sociaux, sous contrôle, ont transformé la façon de regarder la télévision. Voyons comment cela fonctionne.

Ils utilisent des armes de renseignement et de marketing :

  • D’abord, ils créent l’environnement, puis le contrôlent d’en haut, en vous faisant croire que vous l’avez choisi.
  • Vous pensez jouer avec votre téléphone ou votre ordinateur, mais ils vous manipulent.
  • Le principe est le suivant : grâce au traitement des données, vous localisez les conflits violents sur des sujets insignifiants,
  • puis vous introduisez des algorithmes favorisant les opinions les plus opposées.
  • Vous créez ainsi une dépendance, comme une drogue, et submergez les participants.
  • Ensuite, vous coupez court pour provoquer une frustration.Finalement, vous avez créé une pensé et l’habitude de se comporter comme un animal, ayant besoin d’ennemis pour exister et d’être dopé par une dépendance quasi hypnotique aux images, toujours plus violentes.

Vous êtes ainsi pris au piège dans un univers artificiel, en dehors des enjeux politiques pertinents. Vous êtes piégé, vous exigez toujours plus, vous êtes connecté pendant plus de temps que vous n’en passez à l’école, à l’université ou ailleurs dans le monde réel.

C’est comme d’être enfermé dans une cage mentale avec votre consentement éclairé. Ce mode de gouvernement a toujours existé, mais jamais avec le pouvoir de connecter des images et avec l’IA générant continuellement un univers artificiel, source d’un sentiment constant de privation.

Dans son [livre] Homo Deus, Yuval Noah Harari affirme cyniquement que l’IA détruira des millions d’emplois et que pour faire taire les gens, il faut les plonger « dans un océan d’expériences artificielles permanentes ».

Bien sûr, une telle situation ne pourra être gérée avant des dizaines d’années et mènera inéluctablement à une guerre de tous contre tous, où l’homme deviendra un loup pour ses congénères par un ensemble intériorisé de comportements agressifs.

Ajoutez à cela ChatGPT, l’IA dite ouverte [open] : elle fournit, lorsque vous n’êtes pas trop frénétique, des réponses à toute question, éliminant polémiques et perturbations et vous obligeant à assimiler l’opinion moyenne de l’univers néolibéral, en vous expliquant par exemple les faits concernant la maladie de votre chien ou le prétendu massacre des Ouïghours. Vous êtes alors pris au piège de toutes parts.

Notre combat n’est pas d’éviter de tomber dans le piège, mais plutôt d’empêcher les autres d’y tomber.

Cela signifie évaluer le danger, le prévenir, mais bien plus encore : familiariser le plus grand nombre avec la conception supérieure d’un univers dépassant la certitude sensible et la logique formelle, à travers une réflexion sur les moyens d’accroître délibérément le pouvoir de l’homme sur son univers. En ce sens, la révolution industrielle du XXIe siècle ne peut commencer qu’avec la plus haute forme de communication des idées.

L’image de la machine ou du moteur du futur n’existe pas encore, mais elle est potentiellement présente dans nos esprits grâce à la forme la plus avancée de communication humaine : la musique, comme le démontre magnifiquement cette conférence, nos sessions 2 et 4, et ici, avec le trio de Beethoven.

Ce qui est au bout de notre langue humaine, c’est que seul un véritable langage humain, au-delà du langage courant, peut inspirer la découverte de principes physiques.

Nous en sommes loin, à ce moment de ce siècle, mais paradoxalement proches.

Nous savons que mettre fin au génocide à Gaza est une condition essentielle pour préserver notre humanité et que la paix ne peut être atteinte, à long terme, que par un développement économique partagé, créant les conditions de la découverte de nouveaux principes physiques et de la mobilisation des technologies associées, la révolution industrielle du XXIe siècle, mutuellement bénéfique et anti-géopolitique, pour l’ensemble de notre planète.

Pensons à la musique de l’orchestre classique palestino-israélien Daniel Barenboïm-Edward Saïd, qui jouait autrefois à Ramallah.

Alors Le Paradis et la Péri sont avec nous, ainsi que l’industrie du futur.