par Odile Mojon-Cheminade
« Sans électricité, sans eau, sans moyens, ils vident les vitrines du musée, emballent les antiquités avec des morceaux de vêtements, démontent les faux plafonds pour protéger les objets dans des caisses de fortune, construisent des murs en béton pour cacher les statues antiques aux pillards…
« Mais le musée devient rapidement une ligne de front et le risque de voir disparaître ces trésors est chaque jour plus grand : comment évacuer 50 000 antiquités d’une ville assiégée ? Dans cette course contre la montre, rien n’est garanti, rien n’est certain, la seule certitude réside dans la réalité : si les collections du musée disparaissent, c’est tout un pan du patrimoine de l’humanité qui disparaîtra avec elles. »
Tel est le synopsis de la bande d’annonce du film Le serment de Cyriaque sorti en 2021 et ayant reçu 11 distinctions.
Le 24 avril dernier il était projeté à Paris, au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, en présence du réalisateur, Olivier Bourgeois, du directeur général du Bouclier Bleu France, Henri de Mégille, et d’un public réunissant de nombreux archéologues et spécialistes. Plus qu’un documentaire, Le serment de Cyriaque met en scène une histoire humaine où Olivier Bourgeois a eu l’idée de demander à ceux-là mêmes qui furent au cœur de cette odyssée – archéologues, conservateurs de musée, employés du musée, bénévoles – de rejouer devant la caméra l’aventure aussi périlleuse que passionnante qu’a constitué le sauvetage des collections du musée d’Alep.
Il est vrai que dans la tragédie sans fin qu’endure la Syrie depuis 2011, la destruction de son patrimoine est passée au second plan, non par oubli mais parce que les priorités étaient ailleurs. Ce saccage est ainsi largement resté dans l’ombre, en dépit de plusieurs événements qui ont frappé les esprits, comme la destruction du minaret de la mosquée des Omeyyades, à Alep, classée au patrimoine mondial de l’Unesco, et, toujours dans cette ville dont l’histoire remonte à plus de 4000 ans, la destruction du souk Al-Madina, l’un des plus grands et des plus anciens au monde. La destruction délibérée par Daech du temple de Baalshamin à Palmyre, en 2015, réveilla également le souvenir de l’arriération barbare des talibans lorsqu’en 2001, ils dynamitèrent les bouddhas géants de Bamiyan, en Afghanistan.

Vu de l’extérieur - par un public occidental qui ignore presque tout de ce Moyen-Orient qui se résume pour lui à de lointains théâtres de guerre - l’instabilité permanente, les sanctions et les conflits qui en résultent immanquablement ont largement contribué à gommer toute identité historique de cette région et des pays qui la composent. Pourtant, ce que l’on appelle aujourd’hui la Syrie, c’est la Mésopotamie antique située entre le Tigre et l’Euphrate, l’un des creusets de la civilisation. Si elle n’en occupe que la partie nord-ouest (la plus grande partie se trouvant en Irak), toute la région du Levant est un haut lieu de la civilisation occidentale et de la connexion du monde méditerranéen avec le monde de l’Orient.
Or, la Mésopotamie c’est, a minima, 10 000 ans d’histoire, c’est à elle que l’on doit la naissance de l’écriture il y a quelque 5000 ans. Il s’agit donc d’un territoire d’une richesse exceptionnelle où l’on continue à découvrir des sites archéologiques, notamment grâce aux nouvelles technologies, chaque campagne de fouilles se traduisant par la mise à jour d’objets de grande valeur.
Il est à cet égard particulièrement regrettable que l’alignement de la France sur les politiques de changements de régime décidées à Washington, et à Londres, pour le Moyen-Orient, ait abouti à abandonner tout ce qu’elle avait fait de mieux en tant qu’ancienne puissance mandataire en Syrie et lorsqu’elle y entretenait encore des liens amicaux.
En effet, la France a joué un rôle central dans le développement de l’archéologie en Syrie. C’est sous son mandat (1920-1946) qu’ont été créées les grandes institutions de conservation du patrimoine telles que la Direction des antiquités de Syrie, la Direction générale des antiquités et des musées (DGAM), le musée de Damas, le musée de l’Université de Damas, pour ne citer que les plus importantes. Très rapidement les missions archéologiques lancées dans ce cadre ont révélé des trésors inestimables pour l’histoire de l’humanité, depuis Palmyre, Ras Shamra (Ougarit), Raqqa-Rasafa, Doura Europos jusqu’à Mari. Il faut également rappeler les noms de ceux qui ont permis d’ouvrir des pans entiers de l’histoire antique, que ce soit indirectement, avec un Ernest Renan, ou, au cœur du dispositif, avec les Henri Seyrig et André Parrot, ces grands noms de l’archéologie française qui ont joué un rôle clef dans le développement de l’archéologie syrienne.
Tout cela a basculé avec l’éclatement de la guerre, en mars 2011. La Syrie a rapidement été l’enjeu de combats d’une extrême violence, qui ont culminé à Alep, la deuxième ville du pays, pendant quatre ans (2012 à 2016), jusqu’à la reprise de la ville par les forces gouvernementales. Alors que les combats faisaient rage (pas moins 40 000 personnes ont été tuées et une partie de la population déplacée), la question s’est très vite posée, pour le personnel du musée d’Alep, de la sauvegarde des collections.

On l’aura compris, avec le film d’Olivier Bourgeois, derrière la vie au quotidien de ce petit groupe de personnes, fonctionnaires du musée et bénévoles, engagés à sauvegarder dans des circonstances particulièrement dramatiques le patrimoine syrien, le spectateur est invité à suivre une véritable saga, notamment lorsque la DGAM prend la décision radicale de rapatrier les collections à Damas. En clair, après avoir sorti des dizaines de milliers d’œuvres des endroits où elles avaient été soigneusement dissimulées, il a fallu les charger dans des camions pour les transporter d’Alep à Damas, soit 370 km d’autoroute, de nuit, à découvert, en constituant des cibles idéales pour les snipers des groupes rebelles qui tenaient telle ou telle portion de l’autoroute ; un pari fou, mais un pari gagné. La même stratégie a été mise en place, pour sauvegarder ce qui n’avait pas encore été volé dans les musées de Palmyre et de Deir ez-Zor.
La discussion animée qui a suivi la projection du film a permis d’élargir l’horizon à d’autres aspects de ce que recouvre la préservation du patrimoine dans les zones de conflits. Sauf calculs idéologiques (que l’on pense à Gaza), la guerre détruit aveuglément. En Syrie, l’exception notable et fortement médiatisée en aura été la destruction du temple de Baalshamin à Palmyre. Selon Olivier Bourgeois, elle doit se comprendre comme un formidable « coup de com » qui a permis à Daech, alors largement inconnu, d’acquérir une notoriété selon la même logique que les talibans se filmant lors de la destruction des bouddhas de Bamiyan.
C’est aussi à Palmyre que s’est tragiquement illustrée l’autre face de la bataille. En 2015, après avoir été torturé, l’ancien directeur des Antiquités et du musée de Palmyre, Khaled el-Assaad (82 ans), a été décapité par Daech pour avoir refusé de révéler l’emplacement de trésors sans prix, dont les terroristes espéraient tirer une fortune, comme ils l’avaient fait déjà fait par ailleurs. A Raqqa, le musée a été intégralement pillé, ses objets vraisemblablement éparpillés dans le monde entier par le biais de marchés parallèles bien organisés. Ne nous y trompons pas, le pillage des œuvres d’art dans les zones de conflit est une pratique répandue, sauf que dans le cas de la guerre en Syrie, il a atteint une échelle industrielle jamais vue jusqu’alors.
Aujourd’hui, de nombreuses questions restent en suspens, à commencer par l’avenir des villes mortes classées au patrimoine mondial de l’Unesco. Maintenant qu’elles ne sont plus sous le contrôle de l’opposition, le nouveau gouvernement en autorisera-t-il l’accès ? Quid des 16 000 tablettes royales disparues du musée d’Idlib, ville qui était alors sous le contrôle de l’actuel chef de gouvernement... et cette question qui taraudait les esprits lors de cette soirée : peut-on être sûr que le sauvetage des richesses du musée d’Alep n’aura pas été en vain ?