Une fois terminé le grand débat de BFMTV du 4 avril 2017 entre les onze candidats à l’élection présidentielle, le service de « com » post-événementielle s’empara des antennes pour décrypter les prestations des différents candidats et ancrer dans les esprits les éléments de langage de la version officielle.
Un travail de déminage indispensable si l’on se souvient que Jacques Cheminade venait de toucher deux nerfs sensibles :
- le – gros – point commun entre Macron et Le Pen avec leur soumission respective au pouvoir de la finance et
- la perspective d’un tsunami financier dans un proche horizon. Entre les presque cinq minutes, escamotées à Jacques Cheminade par rapport à ses concurrents – pour être ensuite jugé « absent » par les prescripteurs télévisuels – et les attaques démagogiques d’un Philippe Poutou contre l’ambulance Fillon, promptement érigées en temps fort de l’émission, l’indispensable « damage control » fut assuré.
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- Nouvelle Solidarité N°18, 2016 - Pour s’abonner cliquez ici.
Toujours est-il que Cheminade prit date. Comme en 1995. Sauf que cette fois-ci, le malaise concernant l’état de l’économie est bien plus perceptible. Déjà, la presse financière bruisse de rapports alarmants. Des analyses alarmistes apparaissent jusque dans la presse « grand public », qui ne peut se permettre de rater une nouvelle fois le coche.
Signe que la situation est susceptible d’échapper à tout contrôle, Jacques Attali, dans une de ses dernières chroniques, livre une énième tentative d’exonérer les responsables de la situation actuelle en mettant certes en garde contre la prochaine crise financière et la situation explosive de la dette mais sans piper mot sur ce qui en constitue la plus grande menace : la finance de l’ombre.
Or, celle-ci est bien au cœur du risque de tsunami financier. Gigantesque nébuleuse, elle est constituée d’une myriade d’acteurs financiers échappant aux réglementations bancaires et opérant en toute opacité.
De ce fait, elle échappe aux règles prudentielles et autres mesures prises à l’égard des banques suite à la crise de 2007-2008 (pas moins de 14.000 règles édictées, dont celles de Bâle III) destinées à faire croire au public que l’on a retenu les leçons de la crise. Dans la réalité, les opérations financières de toutes natures – investissements, transactions boursières, opérations spéculatives – ont continué et prospéré de plus belle en désertant tout simplement le secteur bancaire vers des plates-formes obscures les mettant à l’abri des autorités de surveillance.
Ce marché noir de la finance dont la croissance est supérieure à celle du secteur régulé s’est donc emparé progressivement des activités de financement de l’économie réelle que les banques n’assurent plus et y occupe aujourd’hui une place très importante puisque le shadow banking (finance de l’ombre), qui en 2014 pesait déjà 40% de toutes les transactions boursières aux États-Unis, progresse plus vite que le secteur bancaire. De 25% de tout le système financier contre 45% pour les banques, on la chiffre aujourd’hui à 29% contre 42%, l’écart entre les deux diminuant constamment.
Selon le rapport du Conseil de stabilité financière publié le 10 mai 2017, la finance de l’ombre se montait fin 2016 à 92.000 milliards de dollars, soit 150% des 73.500 milliards du PIB mondial !
Les champions de la finance de l’ombre étaient jusqu’à présent les États-Unis avec leurs 26.000 milliards de dollars mais ils sont aujourd’hui rattrapés par l’Europe à hauteur de 30.000 milliards de dollars. Et encore ces chiffres sont-ils à considérer comme la fourchette inférieure si l’on tient compte que le Luxembourg, paradis fiscal s’il en est, ne figure même pas dans les résultats européens puisqu’il a décliné les demandes d’information du CSF !
La finance de l’ombre opère depuis des bourses non régulées dénommées dark pools (bassins opaques, qui traduit mieux la réalité que « plates-formes alternatives » ).
De ce fait, les 92.000 milliards de crédits risqués de la finance de l’ombre ne bénéficient, naturellement, d’aucune des couvertures protégeant le système bancaire régulé et ce, dans un marché rendu d’autant plus vulnérable qu’un de ses principaux modes opératoires est le recours massif au financement à très court terme, notamment le marché Repo (repurchase agreement, voir encadré).
La dette : arme de destruction massive
Le système financier se divise en réalité en deux parties : d’un côté, la partie visible et réglementée mais incapable de provisionner pour les risques qui la concernent et, plus encore, pour ceux provenant de la partie cachée ; de l’autre, le côté obscur, la partie cachée qui vit et respire grâce à ... la dette.
Depuis la crise des subprime, la dette financière globale a augmenté d’un tiers. La dette combinée des gouvernements, des ménages, des entreprises et du secteur financier se montait déjà en 2015 à 200 000 milliards de dollars, soit 286% du PIB mondial [1] et n’a cessé d’augmenter depuis lors. Sur ce montant, un tiers provient des gouvernements qui ont dû s’endetter massivement pour sauver le système financier. Selon le FMI, la crise de 2007-2008 a coûté 11 000 milliards aux gouvernements et, aujourd’hui, ceux-ci ne sont plus en mesure de faire face à une prochaine crise.
Surtout, pour assainir la situation, les banques centrales ont opté pour une politique massive d’assouplissement quantitatif, en clair le recours à la « planche à billets » électronique, c’est-à-dire la création monétaire ex-nihilo par les banques centrales « en vue de racheter des actifs pour baisser les taux d’intérêt longs et soutenir artificiellement la valorisation des marchés. »
A titre d’exemple, cité par Miret Zaki dans « La Finance de l’ombre a pris le contrôle » [2], l’indice des actions américaines S&P500 (un indice boursier basé sur 500 grandes sociétés cotées sur les bourses américaines) était en janvier 2016 de 30% supérieur à son pic de 2007.
Mais cela s’est fait au prix de trois programmes d’assouplissements quantitatifs, au terme desquels la Fed [la Réserve fédérale, banque centrale américaine - NdlR] a injecté 3700 milliards de dollars dans les marchés à travers le rachat massif de titres subprime et de bons du Trésor, ce qui a permis aux banques de se débarrasser des actifs qui plombaient leur bilan auprès de cet acheteur providentiel (la Fed), et de récupérer des liquidités en échange.
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- Dans leur dernier livre, « La Finance de l’ombre a pris le contrôle », Myret Zaki rédactrice en chef adjointe du magazine Bilan à Genève, et à titre posthume Dominique Morisod, expliquent comment le krach de 2007-2008 a accouché de la finance de l’ombre, et nous en livrent les mécanismes. Comme d’autres experts de la finance le font aujourd’hui, ils préviennent contre le risque grand d’une crise financière sans précédent.
En d’autres termes, les programmes « d’assouplissement quantitatif » des banques centrales en échange d’actifs financiers douteux ont permis de sauver un système exsangue en le mettant sous perfusion de liquidités constituant une dette monstrueuse, laquelle se trouve au cœur de la finance de l’ombre. Non seulement cet influx de liquidités n’a pas eu l’effet escompté sur l’économie, qui n’a pas décollée d’un iota, mais les marchés sont devenus accros à cet argent facile. Quant aux banques centrales, elles ont accepté de se transformer, en toute connaissance de cause, en méga-lessiveuses permettant d’absorber les océans d’actifs pourris. Face à cela, on a fait croire, et on continue de faire croire, que la crise a été surmontée et que le chômage se résorbe petit-à-petit quand bien-même la réalité montre que les économies des pays occidentaux n’ont connu aucune croissance depuis des décennies. Pire, les milliards déversés par la Réserve fédérale et la Banque centrale européenne en échange d’actifs véreux figurent désormais au bilan de celles-ci qui ne pourront jamais trouver d’acheteurs sur les marchés pour les en débarrasser.
Bref, si la politique d’émission monétaire à taux zéro constitue une véritable bombe à retardement, elle a été accueillie comme du pain béni par des bataillons d’acteurs financiers n’étant soumis à pratiquement aucune réglementation, en leur permettant de se procurer des liquidités à très bon marché pour les replacer, avec un taux d’intérêt plus rémunérateur, dans toute sortes d’opérations très risquées. Ces investisseurs sophistiqués ne jouent en effet jamais, ou presque, avec leurs capitaux propres mais avec de l’argent emprunté, surtout quand le loyer de l’argent est nul.
Cette machine à créer de la dette qui a été mise en route gonfle chaque jour davantage une bulle déjà énorme. A cet égard, les discours culpabilisateurs destinés aux citoyens sur le thème de la « dette léguée à leurs enfants » apparaissent dès lors pour ce qu’ils sont : la culpabilisation des victimes destinée à préserver le casino spéculatif et à exonérer les coupables.
L’endettement des États, qui se sont eux-mêmes dépourvus de leurs prérogatives régaliennes d’émission monétaire au bénéfice des banques centrales, est pourtant bien réel et provoque des cauchemars face au spectre d’une hausse des intérêts qui, l’instant où elle se produira, aura des effets catastrophiques en faisant peser soit le risque d’un défaut des États ou, dans la théorie, leur mise sous tutelle par leurs créanciers. Quelle banque centrale prendra le risque de relever les taux lorsque, comme le note Muret Zaki, il est évident « que le krach mondial a été évité uniquement parce que les taux sont restés à zéro ? (...) C’est la seule raison qui maintient les milliers de milliards de dette spéculative à l’état solvable ».
On prend les mêmes et on recommence
Le krach de 2007-2008 a accouché de la finance de l’ombre. La montée en puissance des hedge funds (fonds alternatifs, fonds spéculatifs) en est l’un des marqueurs. Déjà pionniers dans les stratégies de spéculation non-conventionnelles, ces fonds très actifs dans les échanges de gré à gré (en dehors des bourses) investirent progressivement « l’intermédiation non bancaire sur le marché du crédit, soit ce qui compose la définition de la finance de l’ombre ».
Suite à la crise et aux mesures imposées aux banques pour les cadrer, de nombreux traders « d’élite » cherchèrent fortune en dehors des banques où leurs ambitions étaient désormais bridées. Beaucoup décidèrent de créer leurs propres fonds qui, pour les audacieux, offrent une caractéristique alléchante : non seulement les hedge funds ne sont pas soumis aux mêmes règles que les banques mais, contrairement à celles-ci, ils ne sont pas dépositaires de l’épargne de leurs clients, mais seulement leur gestionnaire. Par ailleurs, s’ils ne sont pas, à l’origine, un organisme de crédit, les hedge funds peuvent en réalité octroyer des crédits aux entreprises grâce à l’émission d’obligation par les entreprises sur le marché des capitaux. Certains de ses fonds spéculatifs prêtent ainsi de l’argent aux entreprises en achetant leurs obligations ou encore financent des investisseurs qui prennent des participations dans des entreprises non cotées.
Bien sûr, la plupart des hedge funds sont domiciliés offshore, quand bien même ils opèrent en Europe ou aux États-Unis, ce qui leur permet de ne pas tomber intégralement sous le coup des réglementations continentales à la différence des banques TBTF (Too Big to Fail, les banques trop grosses pour faire faillite), domiciliées dans des pays où le droit s’exerce. Or, les plus gros des hedge funds, qui pèsent des milliards, sont considérés comme des acteurs présentant un risque systémique, c’est-à-dire de nature à provoquer l’effondrement du système. En réalité, au sortir de la crise de 2008, alors que Wall Street n’était plus que l’ombre d’elle-même, les hedge funds ont repris le flambeau des banques dans diverses opérations de financement et d’investissement. Les grandes banques elles-mêmes ont sponsorisé et financé des hedge funds leur permettant de prendre à travers eux des risques qu’il leur était impossible de prendre directement.
Si les traders chevronnés, formés chez Goldman Sachs, Merryll Lynch, Bear Sterns, Crédit Suisse First Boston ou Lehman Brothers, sont allés frapper – parfois en équipe – aux portes des firmes de gestion alternative, certains anciens banquiers ont également créé leurs hedge funds avec le soutien de gros investisseurs « contents de les voir sortir des sphères aseptisées de la réglementation bancaire ». C’est donc, après la crise de 2007-2008, une « nouvelle Wall Street » qui s’est reconstituée et alors que, dans les années 1990, sa culture était axée sur les actions, celle-ci a dérivé, dans les années 2000, vers une culture résolument orientée sur la dette et leurs taux d’intérêt bas, permettant d’emprunter à très faible coût pour jouer à tout va avec des effets de levier multiplicateurs.
La cloison qui séparait tant bien que mal la finance de l’ombre de la vie réelle tend à s’amincir. Citons les private equity, acteurs majeurs de la finance de l’ombre, dont la « matière première » est la dette et qui prospèrent lorsque le loyer de l’argent est bas. Leur spécialité, c’est le capital-investissement dans les sociétés non-cotées en bourse : start-up, sociétés déjà bien rodées qui ont besoin de se financer. Les private equity qui agissent de facto comme de nouvelles banques d’affaires dont elles ont les moyens, la réglementation en moins (!), pourront répondre à leurs besoins en capitaux en leur faisant toutefois prendre des risques considérables. Mais la nature de ce supermarché de la finance attire aussi des acteurs plus conventionnels directement en prise avec l’économie réelle, notamment les fonds de pension à la recherche de rémunérations leur permettant de servir les pensions de centaines de milliers de retraités et qui hésitent de moins en moins à faire courir des risques considérables à des millions de citoyens en cas de défaillance d’un maillon de cette fragile chaîne financière.
Or, tout cela se fait avec une complaisance, tant des banques elles-mêmes – qui y trouvent leur compte – que des autorités, économiques ou politiques, qui ne montrent guère d’empressement à contrôler cette finance de l’ombre opportunément parée de vertus qu’elle n’a pas, grâce aux capitaux qu’elles apporteraient prétendument à l’économie dite réelle, les banques n’assurant plus cette fonction.
Quant aux 92.000 milliards de dollars de la finance de l’ombre qui ne bénéficient d’aucune des couvertures et garanties du secteur bancaire, ils continuent à croître chaque jour. Il n’existe aucune structure dotée de fonds propres à la hauteur des enjeux et toute mention d’un « reporting » (obligation réglementaire de transparence) aux clients fait trembler la pyramide sur sa base.
Se rejoue ainsi devant nous un mécanisme identique à celui ayant mené à la crise de 2007-2008. Cette fois-ci, le point de départ est en 2009, lorsque la Réserve fédérale américaine a relancé une politique monétaire en décidant de maintenir ses taux d’intérêt à 0% pour créer une illusion de croissance, provoquant un dangereux endettement, lequel a entraîné le gonflement d’une gigantesque bulle d’actifs financiers, ne reposant sur rien.
La seule solution consiste à recréer des richesses réelles, ce qui passe par la séparation des banques en deux. Ainsi, l’assainissement pourra avoir lieu, les spéculateurs se trouvant livrés à leur propre sort. C’est seulement sur ce terrain dégagé que pourront être organisés des investissements massifs dans les infrastructures nécessaires à une reprise économique globale, le crédit public fournissant le « carburant » nécessaire à l’ampleur des projets. C’est, au niveau international, l’occasion que nous offre le projet « Une ceinture, une route » de l’actuel gouvernement chinois et de ses partenaires membres des BRICS, une politique d’investissements dont le montant prévu est d’ores et déjà plusieurs fois supérieur à celui du Plan Marshall. Laisser passer cette occasion reviendrait à condamner le monde occidental au désastre financier faute de vision autre que celle du profit financier immédiat découplé de l’économie réelle. La saisir est un pari sur l’avenir, un avenir défini par un développement mutuel et non la guerre de tous contre tous.
Jouer avec ce que l’on ne possède pas
C’est le B.A.BA de la finance de l’ombre. L’un des mécanismes de base en est le marché Repo (repurchase agreement), le marché du prêt à court terme. Il permet de vendre des titres à un investisseur en échange de liquidités, en général pour un délai de vingt-quatre heures, avec rachat le jour suivant, bien que les échéances puissent aller jusqu’à soixante-dix-huit jours. Les titres qui servent de garanties (collatéraux) peuvent être utilisés dans plusieurs opérations. Ce marché non réglementé est estimé à 10 000 milliards de dollars pour les États-Unis et l’Europe. Les banques elles-mêmes s’approvisionnent à ce super marché des liquidités qui se caractérise par son manque de transparence et est considéré comme un marché « ultra-contagieux » en cas de problème.
Une onde de choc surprise peut partir de ces eaux troubles et déclencher la prochaine crise en vingt-quatre heures.
Rappelons que la crise de 2007-2008 a été déclenchée parce que les collatéraux servant de garanties étaient des actifs pourris, ce qui a entraîné un effondrement en chaîne.
[1] Cet article a été écrit sur la base des informations données par Miret Zaki dans son livre, co-écrit à titre posthume avec Dominique Morisod : « La Finance de l’ombre a pris le contrôle » - Avril 2016, Éditions Favre à Lausanne. Les citations viennent de ce livre.
[2] Livre de Miret Zaki, co-écrit à titre posthume avec Dominique Morisod : « La Finance de l’ombre a pris le contrôle » - Avril 2016, Éditions Favre à Lausanne.
# Fournier Patrick
• 17/08/2017 - 23:03
Selon cet article, certains fonds spéculatifs se substituent aux banques et peuvent en réalité octroyer des crédits aux entreprises avec moins de contraintes réglementaires que les banques elles-mêmes. Les grandes banques elles-mêmes ont sponsorisé et financé certains de ces fonds dont certains présentent un risque systémique.
Dans ce contexte, la séparation des banques en deux n’arrive-t-elle pas trop tard ? N’est-elle déjà pas devenue insuffisante ? Une fois les banques séparées, les banques de crédit ne seront-elles pas tentées de s’en remettre aux fonds spéculatifs ? Ou bien, les fonds spéculatifs ne chercheront-ils pas à s’emparer des activités de crédit ?
Quelles autres mesures faudrait-il prendre pour limiter ou supprimer la menace systémique de ces fonds spéculatifs ?
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