Intervention de Jacques Cheminade le 11 mars 2002 à Moscou,
à l’Académie diplomatique du ministère des Affaires étrangères de Russie
En imposant des droits de douane de 30 % aux importations d’acier aux Etats-Unis, le président George Bush nous a sans doute rendu service, à nous autres, Russes et Européens. Certes, nos productions d’acier vont en souffrir, mais cette torpille américaine sous la ligne de flottaison de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dissipe toutes les illusions que les uns ou les autres pouvions nourrir. Ainsi, nous voilà face à la réalité : nous sommes au sein d’une crise systémique, une crise de tout le système financier et monétaire international, face à un cancer dans sa phase ultime, accompagné de ses métastases militaires, policières et idéologiques.
Dans cette situation, une alliance russo-européenne relève, comme le disait un jour Charles de Gaulle, de la nature même des choses. Non pas pour se réfugier dans un anti-américanisme impuissant et stérile, ni bien sûr en aucun cas pour s’incliner, mais pour définir ensemble, vous et nous, les conditions de l’alternative.
Notre but doit être, si nous voulons sortir de la crise par le haut, bien plus ambitieux. Une alliance russo-européenne ne pourrait en elle-même mener nulle part ; pour devenir exemplaire, au contraire, elle doit s’étendre vers l’Eurasie et l’Asie centrale d’une part, et accomplir d’autre part quelque chose allant au delà de l’anti-américanisme, visant à mettre une pression suffisante sur le gouvernement américain pour qu’il change de politique. Nous devons aider les forces qui, aux Etats-Unis, s’opposent aux diktats de l’oligarchie financière et de ses émanations militaires. Ce sont les forces de l’économie physique, celles qui, avec Lyndon LaRouche, défendent les intérêts conjugués du travail et de la production, contre la dérive actuelle du complexe militaro-financier.
Nous avons donc deux combats à gagner : l’un vis-à-vis de nous-mêmes, pour définir les conditions de notre alliance, l’autre vis-à-vis de l’oligarchie financière américaine, en établissant un pont avec des partenaires américains qui recherchent réellement une paix fondée sur le « développement mutuel », et non à établir ce « nouvel impérialisme américain » dont parle le numéro de Foreign Affairs de mars-avril 2002.
La crise systémique
Elle se trouve définie par deux éléments significatifs. Le premier concerne la comparaison entre les passifs financiers exigibles à moins d’un mois sur tous les marchés financiers et la production annuelle de tous les pays du monde : nous avons 450 000 milliards de dollars pour les uns et à peine 43 000 milliards pour l’autre. Il y a donc une situation de faillite virtuelle du système.
Le second élément est le total des mouvements quotidiens de devises sur les marchés des changes et de produits financiers dérivés : soit 4 000 milliards de dollars par jour. Ce qui équivaut donc, chaque jour, à 10 % de la production mondiale annuelle. Le phénomène s’accélère et la montagne de papier ne tient que par des fraudes.
Celles-ci sont apparues crûment à Wall Street dans les affaires Enron et Global Crossing. Enron, la septième société américaine, recommandée par tous les analystes boursiers (ou presque), s’est effondrée, entraînant avec elle la réputation du tout Wall Street. En effet, cette société, qui finançait 76 sénateurs républicains et démocrates et qui avait dans sa manche la famille Bush et son ministre de la Justice, John Ashcroft, n’était fondée que sur du vent et des rapports de force. L’une des cinq principales sociétés d’audit du monde, Andersen, a couvert toutes les fraudes d’Enron, car elle faisait à la fois de l’analyse comptable certifiée et du conseil. Au moment de la chute, elle recommanda de brûler tous les papiers compromettant Enron, et tout le monde fut pris la main dans le sac. Cela signifie que les autorités américaines n’arrivent plus à empêcher que les bavures deviennent publiques. Et le secret de polichinelle des Bourses occidentales, pas seulement américaines, est qu’il y a, dans les secteurs financiers les plus spéculatifs et les plus « rentables », des dizaines de petits ou grands Enron qui risquent à tout moment d’éclater. La chute systémique n’est enrayée pour l’instant que par des ruses de comptables mafieux, mais plus les autorités jettent de liquidités dans le système sans le réorienter, plus elles aggravent les conditions de la cassure. Par ailleurs les cas de l’Argentine, de la Turquie et bientôt du Japon ne sont qu’autant de symptômes d’une crise générale, et non des cas particuliers qui s’additionnent.
Les Etats-Unis ne peuvent plus être dans ces conditions le consommateur en dernier ressort, le blocage des importations d’acier symbolisant cette impuissance. Le Japon, avec sa terrible crise bancaire et ses mauvaises créances en général, ne peut plus quant à lui être le prêteur en dernier ressort. Les mesures monétaristes d’Alan Greenspan (baisses des taux d’intérêt) sont incapables de faire réellement remonter les Bourses et les manoeuvres purement financières de l’oligarchie ne lui permettent plus de se maintenir en place.
Les « événements du 11 septembre » ont ainsi été fomentés et mis à profit par une partie de l’oligarchie américaine, en collusion avec des militaires extrémistes, afin d’imposer au monde un ordre militaire et policier. Les Etats-Unis se réservent, comme le président Bush vient de le dire dans son discours sur l’état de l’Union, les rôles de juge, de policier et de bourreau. Ainsi un « axe du mal » se trouve désigné, Ariel Sharon tacitement approuvé, la guerre contre l’Irak préparée. Tout opposant à cette évolution est soit moqué, soit rudoyé et finalement frappé, comme un ivrogne récalcitrant dans un commissariat mal famé. Le ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine s’est vu ainsi, après avoir timidement qualifié la politique américaine de « simpliste », accuser d’être victime d’hallucinations par le secrétaire d’Etat américain Colin Powell, pourtant réputé modéré. Le ministre de la Justice John Ashcroft ouvre par ailleurs un débat sur l’opportunité de mesures de coercition plus rigoureuses envers les prisonniers trop silencieux : en clair, une forme de torture.
Tout cela n’aurait aucun sens ou ne pourrait durer sans le fantôme de la crise financière. L’oligarchie anglo-américaine pratique, à cause de cette crise qu’elle ne peut combattre par des moyens monétaristes traditionnels, une fuite en avant dans le militaire et le policier.
Propositions américaines à la Russie et à l’Europe
Dans ce contexte, la Russie s’est vu proposer par les Anglo-Américains deux choses. George Bush lui a offert de participer, en partenaire mineur, à une guerre mal définie et à durée indéterminée contre le terrorisme. La carotte tchétchène est tendue pour faire avaler la couleuvre de l’impérialisme. Tony Blair a, de l’autre côté, offert une éventuelle intégration dans l’OTAN, au moment même où Paul Wolfowitz, Richard Perle, Joe Liberman et John McCain faisaient savoir aux Européens, à la conférence de la Wehrkunde, près de Munich, qu’ils agiraient avec ou sans eux, avec ou sans l’OTAN. Ainsi, l’OTAN n’est pas plus respectée par les Américains que l’OMC, et Blair offre impudemment de vieux restes mal réchauffés.
Nous autres Européens ne valons pas mieux que vous, en termes d’indépendance nationale. Nous sommes littéralement occupés, au sein de nos sociétés cotées en Bourse, par les non-résidents anglo-américains. Ceux-ci contrôlent ainsi en France environ 50 % de la capitalisation boursière de nos quarante principales sociétés, et leurs opérations constituent environ les deux tiers des activités sur la Bourse de Paris. Il s’agit d’une occupation invisible, mais qui nous impose à chaque instant un chantage au retrait.
En outre, nous n’avons pratiquement pas voix au chapitre au sein des forces de l’OTAN, sorte de façade ne cachant plus notre rôle dérisoire. L’Europe, elle, se fait dans le désordre, sans vision et soumise au dogme absolu de la concurrence pratiqué à Bruxelles, qui détruit nos services publics et la notion même d’intérêt national.
Par rapport aux nouveaux Romains, nous avons également en commun de voir nos cerveaux exploités, captés et pris en charge comme l’étaient en leur temps ceux des Grecs.
Aussi, il est de notre intérêt bien compris d’unir nos forces pour résister et préparer une option de développement mutuel face à la crise systémique. Cependant, nous ne pourrons réussir qu’avec une surface suffisante, en ayant à nos côtés la Chine, l’Inde, le Japon et la Corée, dans une perspective eurasiatique. C’est ce que nous avons appelé le « pont terrestre eurasiatique » et que d’autres appellent une « nouvelle route » ou plutôt des « nouvelles routes de la soie ». Il s’agit, à partir d’une Europe occidentale à matrice franco-allemande, alliée à une Russie sensible aux intérêts des pays de l’Est, de créer un véritable ensemble eurasiatique, ni isolationniste ni anti-occidental, mais qui constituerait une alternative à l’ordre militaro-financier américain actuel, un pont de l’Atlantique à la mer de Chine, basé sur de grands projets de transports terrestres rapides, sur des corridors de développement permettant de désenclaver des régions isolées et sur des échanges d’hommes et d’idées.
Pour financer de tels projets, portant nécessairement sur une génération et davantage, il nous faut du crédit d’Etat, à long terme et à faible taux d’intérêt. Or aujourd’hui, au sein de l’Union européenne, le traité de Maastricht et le Pacte de stabilité prohibent de tels crédits publics, alors que la monnaie de banque peut être émise pratiquement sans restrictions pour permettre à la bulle financière de survivre ! C’est pourquoi la première mesure à prendre, pour nous autres Européens, est d’abroger toutes les dispositions qui nous empêchent ainsi d’aller de l’avant. Nous devons en effet pouvoir émettre du crédit de type plan Marshall, sur projets soigneusement sélectionnés et suivis, et pour cela, nous devons faire sauter le verrou financier actuel.
Le choix d’un nouveau Bretton Woods
pour soutenir notre alternative
Ce crédit doit être mis en place par quelqu’un. Ce ne peut être, comme les dirigeants de la Banque centrale européenne actuelle, des ex-banquiers ou d’anciens fonctionnaires du Trésor, trop attachés à leurs habitudes monétaristes et à leur carrière : ceux-ci s’opposent et s’opposeront toujours à un « changement de système ». Il faut donc une autre logique, celle de banques nationales, s’associant entre elles et décidant sous le contrôle d’un vote-citoyen. La logique deviendrait alors celle d’investissements infrastructurels (ponts, ports, voies ferrées, santé publique, éducation, recherche et développement...) discutés au sein de systèmes de planification indicative, dans le cadre de marchés organisés, et non d’une loi de la jungle destructrice pour tous, excepté pour les prédateurs.
Ces banques nationales rencontreraient ainsi votre propre projet de « Banque nationale de développement ». Une logique d’expansion industrielle et de justice sociale, au sein d’un dialogue travail-entreprise, pourrait se tisser entre nous, à l’opposé de celle qui repose aujourd’hui sur la rente financière et l’accumulation de capital fictif, sans lien avec des opérations d’amélioration et de transformation de la nature.
Cependant, ces banques ne peuvent évoluer et consentir leurs crédits qu’au sein d’un système organisé.
L’ordre auquel on pourrait rapidement aboutir, avant d’étendre les choses, serait semblable au système monétaire mondial en place entre 1946 et 1964, qui a relativement bien fonctionné. Ce type de système fortement protectionniste, fondé sur des taux de change stables, quasi-fixes, sur une régulation du commerce mondial et sur le financement de projets infrastructurels à long terme, a permis ce que nous appelons en France les « trente glorieuses ». Malgré les inégalités politiques au sein de ce système, il a été économiquement satisfaisant. Aujourd’hui, il faudra le corriger, car si le privilège dollar, au moment où les Etats-Unis transmettaient au monde une partie de leur substance, était relativement acceptable, il ne l’est maintenant plus du tout, car ce même dollar est au contraire fondé sur le pillage financier du reste du monde, les Etats-Unis absorbant les ressources d’autrui au lieu de transmettre les leurs.
Charles de Gaulle et Jacques Rueff avaient justement posé le problème, à nous maintenant de le résoudre.
L’idée de base est de rétablir les disciplines en tant que de besoin : contrôle des changes, contrôle des flux de capitaux, contrôle des échanges commerciaux sur des marchés organisés.
En même temps, un instrument de référence échappant aux aléas spéculatifs est nécessaire pour compenser les échanges entre partenaires (déficits des balances des paiements et/ou des échanges commerciaux).
Ici l’on peut envisager, au lieu de l’euro actuel fondé sur une architecture purement monétaire, donc immédiatement vulnérable, un euro à référence-or (non un étalon-or) ou un euro basé sur un panier de matières premières et de produits industriels.
Cet euro viendrait naturellement rencontrer une monnaie-or russe ou un rouble à base physique, dans un système défensif commun. Le vrai soutien offensif de l’euro comme du rouble étant, dans ces conditions, les projets à long terme mis en oeuvre en commun : il s’agirait de l’euro et du rouble « gageant » la construction du pont terrestre eurasiatique de paix par le développement mutuel.
De votre côté, une union de paiements entre pays membres de l’ancienne communauté de pays socialistes constituerait le pendant de notre système-euro, pour former un ensemble stable et solide. Il ne pourrait fonctionner que s’il était orienté à la fois vers l’Est et vers le Sud, contrant la géopolitique de toute nouvelle forme d’empire.
C’est ainsi que je vois les fondements d’une architecture de coopération russo-européenne, sans arrière-pensées de pillage ou de domination, mettant un point final aux politiques des George Soros, Jeffrey Sachs ou Ausland, qui ont imposé à la Russie ce que Sergei Glazyev appelle, à juste titre et preuves en mains, une politique de génocide financier.
Evidemment, certains, chez vous comme chez nous, voudraient être plus empiriques. Leurs efforts dans ce sens ne peuvent qu’être condamnés à l’échec, car ils sous-estiment gravement le point de non retour économique et humain atteint par le système financier et monétaire international et les projets de ceux qui sont obsédés par le maintien de leur pouvoir. Autour de William Yandell Elliot, le sudiste de Harvard, s’est ainsi constituée aux Etats-Unis une « équipe » d’utopistes impériaux comprenant Henry Kissinger, Zbigniew Brzezinski et Samuel Huntington. Ce dernier promeut un « choc des civilisations » qui serait « inévitable » et, pour y faire face, la nécessité de développer aux Etats-Unis un soldat-sujet obéissant, sans discuter et sans scrupules, aux ordres de ses supérieurs. Leurs collègues plus jeunes, Michael Ledeen et Francis Fukuyama spéculent, eux, sur un « fascisme universel » et sur l’usage de biotechnologies permettant « d’abolir les êtres humains en tant que tels ». Cette utopie militaro-biotechnologico-financière, que certains appellent national-libéralisme, est le monstre à combattre.
Ce que nous proposons n’est donc pas un plan conçu en chambre par une assemblée de technocrates, mais un véritable dispositif de combat à partir duquel nous devons bâtir notre alliance.
A grand risque, grande occasion à saisir
Ce que je viens de vous dire n’est pas très populaire parmi les élites et les responsables de mon pays. Ils n’aiment pas être mis face à leurs responsabilités, occupés qu’ils sont à mettre en place des catalogues de recettes mal ficelées pour cacher leur soumission sur l’essentiel. Ils ne veulent voir ni le grand risque qui vient, ni la grande occasion à saisir. Ils manquent de « caractère ». Aussi, n’attendez pas d’eux une initiative décisive ; examinez plutôt de plus près ce que nous tentons d’accomplir, Mme Helga Zepp-LaRouche en Allemagne et moi-même en France, en tant qu’éclaireurs.
Nous avons, hélas, des gouvernements sans vision, comme partout ailleurs dans le monde. Les hommes politiques sont, en règle générale, d’une qualité bien plus médiocre que lors des années 60 ou 70. Les peuples ont une éducation qui, sur les points fondamentaux de l’histoire, est de qualité inférieure. Leur caractère moral s’est affaibli. Ils pensent moins à long terme et ne songent qu’aux gratifications immédiates. Ils ne pensent pas à l’avenir, très peu aux générations à naître. Ils deviennent des sujets passifs, branchés sur leurs tubes cathodiques. Nous avons ainsi, en Europe comme ailleurs, de très médiocres politiciens, des partis politiques sans militants et sans horizon et des castes politiques obsédées avant tout par leur propre survie.
Notre métier est donc de penser plus clairement qu’eux, de comprendre le fait qu’un système monétaire devenu fou s’effondre, et que les mutations dans les valeurs, survenues il y a trente ou quarante ans - la liberté sans responsabilité - ont été un désastre qu’il nous faut corriger. Nous devons revenir aux valeurs fondamentales de l’économie physique, être conscients que l’argent a une importance, mais seulement comme instrument pour accomplir quelque chose de réel, non de virtuel. Le but de l’économie est d’accroître les capacités productives du travail humain, les conditions de vie matérielles et intellectuelles, offrant à chacun une chance de créer, de tester de nouvelles hypothèses, de participer au développement et à la maîtrise de nouveaux principes de nature.
Nous devons faire circuler ces thèmes autour de nous, saisir toute occasion de convaincre : le sens de l’intérêt national de son pays qu’a votre président, si vous l’éclairez, est ainsi une très grande chance. Nous devons réveiller, chez nous, toute une jeune génération qui vit dans une maison des morts virtuels, livrée au jeu et à la fascination des images. Nous devons en quelque sorte contaminer par notre plaisir de penser et de faire penser une nouvelle génération qui est généreuse mais sans repères.
Une alliance russo-européenne, pour être durable et profonde, doit, par delà une économie bien comprise, retrouver une capacité de dialogue qui permette à chacun de fournir le meilleur de lui-même et de s’élever en assimilant le meilleur de l’autre. De l’Atlantique à l’Oural, de l’Atlantique à la mer de Chine, voilà où est notre destinée en cette aube du XXIe siècle. Si nous ne la tenons pas en commun, les abominations du XXe siècle, en pire parce que plus générales, sont déjà au seuil de notre porte.