L’examen de la directive Bolkestein sur la libéralisation des services à l’intérieur de l’Union européenne (UE) a lancé un débat passionné sur la nature même de l’Europe que nous voulons.
Le lien qui a été fait entre cette directive et le référendum du 29 mai sur la « Constitution » européenne est, dans ce contexte, parfaitement légitime. En effet, la proposition de loi européenne adoptée par la Commission en janvier 2004, à l’initiative du commissaire néerlandais Frits Bolkestein, vise à achever un objectif remontant au traité de Rome de 1957, relancé en 1986 par l’Acte unique de Jacques Delors : réaliser en Europe un grand marché unique, fondé sur la liberté de circulation des capitaux, des marchandises, des travailleurs et des services. Ces derniers constituant aujourd’hui 70% de l’économie européenne, il paraît normal, ou, du moins, normal suivant la règle du jeu de 1957 et 1986, qu’ils soient à leur tour visés. Cependant, la vraie question, absolument fondamentale, est de savoir si cette « libéralisation » sera soumise à un principe ultra-libéral de concurrence pure, ou si elle sera encadrée par des harmonisations sur les réglementations, particulièrement dans les domaines fiscal et social. En l’absence de ces harmonisations se déclencherait une course débridée au moins disant social, économique, juridique et écologique, sans aucune protection pour les consommateurs ni les contribuables.
C’est à cette égalisation par le bas qu’aboutirait l’application de la directive Bolkestein, et c’est ce vers quoi conduirait également la pseudo-Constitution européenne en donnant priorité à « une économie de marché ouverte où la concurrence est libre », dans un espace hétérogène et, là aussi, sans harmonisations préalables. La directive Bolkestein a donc « tout à voir » avec la Constitution européenne : voulons-nous un grand marché dominé par les spéculations financières, dans lequel s’applique la loi du plus fort, ou un espace que l’initiative des Etats et des peuples voué à la solidarité sociale et au progrès économique ? Telle est bien la question fondamentale que le débat sur la directive pose crûment.
La directive organise la libéralisation des services avec 87 pages d’articles plus techniques les uns que les autres, et établit le principe du « pays d’origine » (PPO), avec 29 dérogations, dont 23 permanentes et 6 temporaires. Notons, dès le départ, que la prolifération des articles - comme pour la « Constitution » elle-même (448 articles) - traduit un compromis boiteux et l’évaporation des principes.
Il est vrai qu’aujourd’hui, un véritable parcours du combattant attend les entreprises, et surtout les PME, quand elles passent une frontière et souhaitent offrir leurs services dans un autre Etat membre. Par exemple, un guide français ne peut pas accompagner des touristes à Rome car seul un natif de la ville est autorisé à le faire ! Il est donc bien temps de desserrer un frein à main qui bloque l’économie. Cependant, tout dépend comment on le fait. Et c’est ici qu’apparaît le principe du pays d’origine (PPO, article 16) : c’est le droit du pays d’origine du prestataire de services qui s’applique et pas celui où est rendu et facturé le service. Manuel Durao Barroso, l’ultra-libéral président de la Commission, y tient comme à la prunelle de ses yeux : « Nous devons avoir un marché unique de services, il devra être basé essentiellement sur le principe du pays d’origine avec des garanties appropriées », a-t-il déclaré encore une fois le 14 mars à Bruxelles. Ainsi, si un service peut être proposé par un Polonais à Varsovie, il peut l’être aussi dans un autre pays de l’Union.
Est-ce à dire, comme le déclare un Philippe de Villiers, que cela aboutirait « au nivellement par le bas des salaires, et avec la fin programmée du droit du travail et des normes d’hygiène et de sécurité, à l’explosion de notre protection sociale que nous avons mis plus d’un siècle à bâtir » ? En principe, non, car d’une part, le PPO prévoit maintes exceptions et d’autre part, la directive Bolkestein établit dans son article 17 que le PPO ne se substitue pas à la directive de 1996 sur les « travailleurs détachés ». Or celle-ci couvre les salaires et le temps de travail. Ce qui signifie qu’un citoyen polonais ou letton venant travailler en France doit se soumettre au droit du travail français.
En outre, si les professions concernées par la directive couvrent un champ d’activités très large (5000 secteurs, dont les agences de voyage, l’architecture, la location de voitures, l’hôtellerie, le bâtiment, l’immobilier, le conseil, etc.), le nouveau texte ne touche pas les services déjà couverts par des dispositions spécifiques du droit communautaire (services financiers, télécommunications et transports). Par ailleurs, les services publics marchands, comme le gaz, l’électricité et La Poste, tous couverts par une directive spécifique, échappent également au texte concocté par Frits Bolkestein. De plus, le nouveau commissaire du Marché intérieur, le très libéral irlandais Charlie McCreevy, a dû concéder, le 8 mars, qu’il entendait aussi exclure du champ de la directive « la santé, les services sociaux et les services d’intérêt général ».
Quel est alors le problème ? Tout d’abord, la question de principe. Même si on multiplie les exceptions, le principe retenu est bel et bien anti-social : la loi de la jungle - pardon, l’ouverture de frontières - est perçue comme un bien en soi, sans besoin d’harmonisations. Or ici, cette ouverture s’applique non plus aux 6 pays fondateurs de l’Europe (France, Allemagne, Italie, Pays Bas, Belgique, Luxembourg), aux conditions sociales et économiques semblables, mais à 25 pays - dont les 10 nouveaux, qui ont des salaires beaucoup plus bas et un code du travail beaucoup plus laxiste. C’est donc une véritable incitation aux délocalisations en faveur de ces espaces de « moindre droit ». La commissaire européenne à la politique régionale, la polonaise Danuta Huebner, ne s’y est pas trompée en affirmant début février qu’il faut « faciliter les délocalisations au sein de l’Europe ».
C’est ainsi une « marche vers l’Est » qui se trouve proposée, comme entre les Etats-Unis et le Mexique, au détriment des salariés de l’Ouest (fermetures de lieux de travail) et de l’Est (ouverture de lieux de travail à conditions sociales minimales), et au bénéfice des intérêts avides de profits financiers à court terme. Voilà ce qui est tout à fait contraire à l’ambition économique et sociale des pères fondateurs de l’Europe, dont nous ne partageons pas ici toutes les orientations, mais auxquels il faut reconnaître cette vision, les Adenauer, Schuman, de Gaspari et Spaak. Sans vouloir pousser trop loin la comparaison, la directive Bolkestein se fonde sur une conception de l’Europe-exploitation qui a eu des précédents dans l’histoire, plus ou moins extrêmes.
Par delà le principe même, dangereux en raison des orientations qu’il implique pour l’avenir, il reste des failles sociales énormes et immédiates dans l’application combinée de la directive de 1996 et de la directive Bolkestein.
Tout d’abord, il est techniquement très difficile de faire des contrôles sur des salariés envoyés pour une période supposée courte à l’étranger. Jusqu’à présent, nul n’avait vraiment éprouvé le besoin de le faire, les conditions de travail dans l’Europe des Dix puis des Quinze étant comparables. Aujourd’hui, les pays de l’Est posent un autre type de problème. De plus, la directive Bolkestein, sous prétexte de supprimer les paperasseries inutiles, n’impose plus aux entreprises, avant l’envoi en mission de leurs salariés, une notification préalable à l’administration du pays concerné. Un fonctionnaire de Bruxelles, cité par Libération (le 16 mars) affirme : « D’un seul coup, les Etats ne disposent plus d’aucun moyen de contrôle sur la main d’œuvre qui entre dans son pays, donc tous les abus sont possibles. » Des « détachements », d’une durée élastique, permettront de contourner la directive de 1996. Le contrôle technique sera d’autant plus difficile que, chez nous, les inspecteurs du travail sont en nombre insuffisants et seraient rapidement dépassés.
Ensuite, si une entreprise étrangère de l’UE (par exemple de Lettonie) devra bien respecter les règles sociales du pays d’accueil (par exemple la France ou la Suède) pour les employés qu’elle y détache, ce ne sera qu’aux conditions minimales. En France, cela voudrait dire au SMIC ou au salaire prévu par une convention collective négociée entre partenaires sociaux. Premier risque : un informaticien tchèque peut être intéressé à fournir ses services à l’équivalent du SMIC, trois fois moins que ne sont payés actuellement ses concurrents occidentaux. Deuxième risque : le transfert des sièges sociaux d’entreprises françaises chez les nouveaux entrants pour bénéficier d’un dumping social. Certes, le texte de M. Bolkestein ne change pas grand-chose - il entérine et aggrave un peu - mais cela montre surtout que les Européens sont désemparés par l’hétérogénéité de la nouvelle Union et n’ont pas été capables de prévoir un programme d’intégration économique et sociale.
Enfin, la directive de 1996 ne concerne pas les travailleurs indépendants, qui peuvent donc facturer leurs services au tarif de leur choix. Ici, c’est la loi de la jungle sans sparadraps !
Par ailleurs, la directive Bolkestein institue une grande incertitude juridique, ouvrant une autre possibilité de dumping. Ainsi, si une grande ville française veut construire un édifice public, elle devra lancer une série d’appels d’offre dans les 25 pays de l’Union, comme le lui impose la réglementation européenne en vigueur sur les marchés publics. Le résultat peut être l’attribution du plan à un architecte anglais, le gros œuvre à une entreprise portugaise, l’électricité à une société hongroise, la menuiserie à une firme lettone. Selon la directive Bolkestein, chaque prestation sera soumise à un droit différent suivant le pays d’origine du prestataire !
L’on ne peut pas simplement dire « non » à cette double absurdité que sont, dans leur principe et dans la réalité prévisible de leur application, la directive Bolkestein et la Constitution européenne.
Car derrière l’ultra-libéralisme débridé et l’esprit de pillage financier qui préside à la conception des deux textes, se trouve le réel problème de l’intention et de l’intégration de l’Europe. Les divergences croissantes que connaît actuellement l’Europe élargie et la faible volonté des Etats et de la Commission d’harmoniser les législations nationales conduisent en effet droit dans le mur. Le marché unique se décomposera si l’on en reste au niveau actuel des choses : il sera inéluctablement emporté par l’effondrement du système financier et monétaire international.
Si l’on considère le point de vue de Danuta Huebner, qui ne fait qu’exiger la libre circulation des capitaux, des marchandises et des services, l’Europe actuelle n’a rien de légitime à lui répondre ou à lui opposer. On ne peut en effet interdire à la fois aux Européens de l’Est d’attirer chez eux des capitaux et des investissements, d’émigrer à l’Ouest et d’y vendre leur force de travail et leurs services !
La seule manière de préserver un grand marché est d’y élever les participants au même niveau ou, plutôt, d’élever tous les participants à un niveau supérieur. Il faut donc, c’est l’ardente obligation de l’Europe à 25, puisqu’on l’a construite, favoriser un rattrapage rapide des économies d’Europe de l’Est.
Notre projet part de là. Il repose sur le financement de grands travaux par des investissements à long terme et faible taux d’intérêt créant la substance qui permette le rattrapage, suivant les mérites de chacun. C’est un projet volontariste, s’opposant absolument, dans son esprit, au libéralisme (lire loi du plus fort) de la directive Bolkestein et de la « Constitution » européenne. Nous appelons ce projet « Pont terrestre eurasiatique », car l’espace de développement doit s’étendre en trois cercles concentriques, le premier avec les pays prêts à s’engager plus loin dans les harmonisations (France, Allemagne, Espagne, Italie, Belgique...), le second avec le reste de l’UE et le troisième avec la Russie et les pays asiatiques (Inde, Chine), un « pont » de grands travaux unissant toutes ses composantes.
Pour trouver l’agent permettant le financement des piliers du pont, il faut promouvoir une association de banques nationales, représentant la volonté politique des citoyens et des gouvernements de l’Union, et abolir la Banque centrale européenne actuelle, gardienne des intérêts financiers et composée de fonctionnaires au Trésor ou de grands banquiers. Concrètement, les projets « physiques » à mettre en place, reposant sur des prêts à long terme et à bas taux d’intérêt, supposeraient de délégations de souveraineté par projet transnational, et non en fonction de formules préétablies.
Seule cette logique-là permettra de fonder une vraie Europe, avec une culture du développement et de la solidarité, de la découverte et de la frontière, par delà l’Europe frelatée qu’on nous propose et le chauvinisme soi-disant souverainiste qui est l’autre face du Janus destructeur.
En tous cas, les responsables français ne pourront pas dire qu’ils ne savaient pas. Au moment où la directive Bolkestein a été adoptée - à l’unanimité - l’actuel ministre des Affaires étrangères, Michel Barnier, et le socialiste Pascal Lamy en étaient membres, et le 13 janvier 2004, Noëlle Lenoir, alors ministre des Affaires européennes du gouvernement Raffarin, avait apporté son appui « très fort » au texte.