Le 6 mai 2015, huit partis politiques de la majorité et de l’opposition ont introduit au parlement belge une proposition de loi visant à compléter la législation « en offrant aux tribunaux belges des moyens plus efficaces de lutte contre l’action des fonds vautours ».
Pour y voir plus clair, nous avons interrogé Dominique Mougenot, professeur de procédure civile à l’Université de Namur, qui a participé à l’élaboration de ce texte.
Comment est née cette initiative ?
Dominique Mougenot : L’initiative est née d’une démarche commune de trois sénateurs socialistes et de deux ONG, qui ont constitué un groupe de travail chargé de rédiger une proposition de loi pour lutter contre l’activité des fonds vautours. Cette proposition de loi a été déposée au Sénat à la fin de la législature précédente et déposée à nouveau à la Chambre après les élections.
Cette proposition de loi affirme que l’action des fonds vautours est immorale. En quoi l’est-elle et comment le constater ?
Les fonds vautours profitent de la situation difficile d’Etats fortement endettés pour réaliser des profits démesurés par rapport à leur mise de fonds. Lorsqu’ils spéculent sur le retour à meilleure fortune des États concernés, leur action intervient juste au moment où la situation de l’État débiteur connaît une amélioration. L’action de ces fonds aboutit aussi à priver des États en situation financière difficile de sommes nécessaires à leur développement et au bien-être de leurs populations. L’activité des fonds vautours perturbe enfin les actions collectives de restructuration de la dette des pays fort endettés.
En cas d’adoption, quels seront les nouveaux moyens qu’offrira la proposition de loi et en quoi seront-ils plus efficaces ?
La proposition de loi, si elle est adoptée, permettra de limiter la possibilité pour les fonds vautours d’obtenir en Belgique des décisions judiciaires favorables ou d’y exécuter des décisions ou sentences arbitrales étrangères. Ils ne pourront plus agir qu’à concurrence du prix qu’ils auront payé pour racheter des dettes souveraines, ce qui supprime pour eux l’intérêt spéculatif de l’opération : ils ne pourront pas espérer plus que leur mise. Cela ne fera pas disparaître les fonds vautours mais cela rendra leur activité plus compliquée, en les empêchant de procéder à des saisies sur des biens ou des fonds situés en Belgique, pour tout ce qui excède le plafond fixé par la loi.
La difficulté est d’identifier avec précision un fonds vautour. La proposition de loi ne contient aucune définition, parce que le profil des fonds est trop mouvant pour qu’on puisse le fixer dans un texte précis. Mais la proposition de loi fournit au juge un certain nombre de critères, qui lui permettront de déterminer à quel type de créancier il a affaire : il existe une disproportion manifeste entre le prix payé par le créancier pour racheter la dette et la somme qu’il réclame à l’État débiteur, le créancier fait obstacle à la restructuration de la dette du débiteur, il multiplie les procédures pour aboutir à ses fins, il a son siège dans un paradis fiscal, l’État débiteur était en état d’insolvabilité ou de cessation de paiements (avérée ou imminente) au moment du rachat de la dette, le créancier a abusé de la faiblesse de l’État débiteur pour s’octroyer des avantages anormaux, les montants réclamés sont de nature à porter atteinte de manière sensible au développement ou au bien-être de la population de l’État débiteur. Le premier critère (disproportion manifeste) est obligatoire. Il doit être accompagné d’au moins un des autres critères facultatifs, au choix du juge.
On peut espérer que cette initiative fasse tache d’huile et que d’autres États se dotent de loi similaires. On peut aussi espérer que cette démarche prospère au niveau de l’UE ou d’organes internationaux.
Où en sont les autres pays ? La Belgique deviendra-t-elle pionnière en la matière ?
A ce jour, seul le Royaume-Uni s’est doté d’une loi susceptible d’entraver l’activité des fonds vautours. Mais le mécanisme de cette loi est très différent. Elle prévoit des abattements automatiques de toutes les créances - que le créancier soit de bonne foi ou non. Par ailleurs, elle ne protège qu’une quarantaine de pays très endettés, dont la liste est limitative. Donc oui, on peut dire que, si la loi est adoptée, la Belgique fera figure de pionnière. Elle disposera d’une loi qui cherche spécifiquement à cibler l’activité des créanciers procéduriers et qui offre une protection plus large que dans la formule britannique, pour ce qui est des États concernés.
Le texte affirme également que les fonds vautours ne s’attaquent pas uniquement aux pays pauvres et que des pays européens comme la Grèce « ne sont pas à l’abri » ?
La Grèce a déjà fait l’objet d’attaques. D’autres États de la zone euro ne sont pas à l’abri. Pourquoi pas la Belgique elle-même ?
La Belgique abrite des acteurs majeurs du système de paiement international, notamment Euroclear à Bruxelles et le système SWIFT à La Hulpe. Seront-ils à l’abri des pressions des fonds spéculatifs ?
En théorie oui, dans la mesure où l’argent qui transite entre leurs mains ne pourrait plus être saisi par des fonds vautours. La pratique invite toutefois à la prudence, car la réalité démontre que ces opérateurs sont parfois sensibles à des pressions indépendantes de la simple exécution d’une décision de justice.
La philosophie de la proposition de loi va-t-elle à l’encontre de l’accord de libre échange en cours de négociation entre l’UE et les États-Unis (TTIP), accord qui prévoit d’affaiblir la puissance des législateurs nationaux au profit de cours d’arbitrages permettant à des « investisseurs » privés de poursuivre directement les collectivités, c’est-à-dire de contourner les États souverains ?
On est clairement dans une logique différente. Il faut rester vigilant parce que le droit international prime sur le droit interne. Une loi comme celle-ci pourrait donc se voir partiellement privée d’effet, si la Belgique s’engageait dans un traité dans lequel toute possibilité d’entraver l’exécution de sentences arbitrales ou de décisions judiciaires étrangères est supprimée.
Coïncidence du calendrier ou pas, au lendemain du dépôt du texte, des huissiers ont tenté de confisquer les comptes bancaires de l’Ambassade d’Argentine en Belgique. Votre réaction ?
Cela démontre qu’il y avait urgence à agir en Belgique. Contrairement à ce que pensent certains, la Belgique est toujours concernée par ces activités aujourd’hui.
Propos recueillis par Karel Vereycken, le 14 mai 2015.
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