par Meghan Rouillard
de l’équipe scientifique du LaRouche PAC, Etats-Unis
Dans son article du 30 novembre 2010 intitulé What makes sense [Ce qui fait sens], Lyndon LaRouche prend comme exemple le cas d’Helen Keller pour nous pousser à réfléchir sur la relation existant entre le sensorium et les pouvoirs de l’esprit humain :
J’ai insisté, à ce propos, sur le fait que si nous considérions les expériences induites par nos perceptions sensorielles comme des ombres projetées par une réalité invisible, ainsi que nous le suggère cette large panoplie d’instruments de mesure scientifique dont nous disposons aujourd’hui, notre attention se tournerait alors vers le célèbre cas d’Helen Keller. Il nous montrerait clairement en quoi le domaine des cinq sens habituellement attribué à l’être humain, ne peut en aucun cas être le moyen dont dépend l’esprit pour intervenir efficacement dans le soi-disant monde réel, hormis sur cette supposée réalité, fruit direct et unique de nos perceptions sensorielles. Par exemple, une personne aveugle de naissance pourrait-elle accéder à une connaissance du monde réel aussi fiable que celle qu’aurait une autre personne à travers l’utilisation ordinaire de ses cinq sens préférés ?
Nous allons examiner ici cette idée en explorant les aspects du cas d’Helen Keller, qui, bien qu’extraordinaires, illustrent en fait les capacités de tout être humain d’opérer dans la réalité, sans disposer pour autant de la totale fonctionnalité de ses cinq sens.
Les sens d’Helen
La description que fait Helen de ses sens commence par celui qu’elle appelle la « main voyante » de l’« aveugle pouvant voir », le sens du toucher qu’elle dit être unique :
« Mes doigts ne peuvent, bien entendu, sentir en un seul tenant un large ensemble de choses, mais je peux sentir les parties, et mon esprit les met ensuite ensemble. Avant de pouvoir me faire une idée entière de la maison, je m’y déplace en touchant les objets les uns après les autres de façon ordonnée... Ce n’est pas une conception complète, mais une collection d’impressions qui, au fur et à mesure qu’elles viennent à moi, sont déconnectées et isolées. Mais mon esprit est plein de ces associations, de ces sensations et théories avec lesquelles je construis mentalement ma maison. Ce procédé me rappelle toujours la construction du temple de Salomon où, tandis que les pierres s’empilaient les unes sur les autres, l’on n’entendait aucune scie, marteau, ni aucun autre outil.
« Le toucher, par le contact avec la surface des objets, ne rend pas compte des distances, mais l’esprit, lui, construit les ponts qui permettent de franchir ces gouffres. C’est pour cette raison qu’il m’est possible de décrire des objets qui ne sont pas à la portée de mes sens. J’ai déjà pu sentir la tendre rondeur d’un nouveau né. Je peux appliquer cette perception aux paysages et aux collines lointaines. » [1]
En 1928, le Dr Frederick Tilney, neurologue à l’Université de Chicago, se consacra un certain temps à tester l’acuité du sens du toucher et de l’odorat chez Keller, en les comparant à ceux d’autres personnes dont la vue et l’ouïe fonctionnaient parfaitement, ainsi qu’à d’autres se trouvant dans une situation comparable à celle d’Helen. Les résultats de ses études furent quelque peu surprenants. Chez Helen, les capacités olfactives et tactiles ne semblaient pas dépasser la moyenne habituelle. Dans son ouvrage de recherche, une analyse sensorielle comparative chez Helen Keller et Laura Bridgman, le Dr Tilney émit l’hypothèse que le sens de l’odorat, qui faisait défaut chez Bridgman en plus de la vue et de l’ouïe, devait avoir contribué significativement, chez Keller, à son développement intellectuel. Entre autres différences, la maîtrise du langage chez Bridgman était beaucoup moins développée que chez Keller.
Cependant, à la plus grande surprise du Dr Tilney, les tests qu’il effectua sur le sens olfactif d’Helen lui montrèrent que cette dernière n’était pas plus sensible aux odeurs que la plupart des personnes ordinaires.
Il testa aussi son sens du toucher qu’il supposait être, chez elle, très développé. Il vérifia plusieurs aspects, comme la localisation, la pression, la température, les vibrations, et constata qu’elle se situait dans la moyenne ordinaire pour chacune de ces catégories.
Évidemment, nous pourrions nous interroger (comme certains l’ont fait) sur le type de tests effectués par Tilney pour mesurer l’acuité des sens chez Keller, mais leurs résultats, ainsi que les conclusions qu’il en a tirées, demeurent intéressants, notamment le principal d’entre eux : pour Tilney, « l’organisation sensorielle de Mme Keller, du point de vue de la capacité première à organiser des impulsions, ne nous apparaît pas différente de celle de la moyenne des êtres humains ordinaires. Sa suprématie sensorielle se situe uniquement dans le domaine de l’intellect. »
Il précisa plus tard :
La grande différence réside en ce qu’elle utilise ses perceptions sensorielles par le développement de son cerveau.
Il faisait référence au lobe pariétal de son cerveau qu’il supposait très développé, ceci, évidemment, n’ayant jamais pu être vérifié expérimentalement.
Ce n’est qu’à partir de 1928 qu’apparut la possibilité de tester la neuroplasticité, pour savoir, par exemple, si certaines parties du cerveau d’Helen Keller, qui auraient normalement dû être activées par la sensation de l’ouïe et de la vue, l’auraient été chez elle d’une autre façon. Cette hypothèse du Dr Tilney, selon laquelle le cerveau d’Helen aurait fonctionné plus activement que le nôtre, à nous qui possédons cinq sens, outre qu’elle comporte plusieurs ambiguïtés, est une question à laquelle il nous est évidemment impossible de répondre aujourd’hui. Car pour ce faire, il aurait fallu avoir l’opportunité d’étudier ce cerveau. Quoi qu’il en soit, il semble bien que son esprit, lui, ait été bien plus engagé et actif que chez la plupart des membres de la population entendante et voyante.
Comment l’expliquer ? Était-ce dû justement à certaines « fonctions supérieures du cerveau », ou bien à ces autres aspects associés à la créativité humaine que sont l’ironie et la métaphore ? Bien qu’il n’évoque pas explicitement cet aspect, cette idée était clairement présente à l’esprit du Dr Tilney, et il ne sera pas difficile pour vous d’en juger à l’aune des faits qui marquent la spécificité du cas d’Helen Keller.
L’analogie des sens
Pour ne pas dépendre uniquement de l’odorat, du goût et du toucher, Helen Keller utilisait ce qu’elle nommait elle-même des analogies entre les sens afin de combler l’absence de la vue et de l’ouïe. Elle comparait les impressions visuelles aux odeurs, opérant ce qu’on nommerait aujourd’hui une sorte de synesthésie. Voici ces propres mots à ce sujet :
« Je peux comprendre en quoi le rouge peut différer du pourpre car je sais que l’odeur d’une orange n’est pas celle d’un pamplemousse. Je suis aussi capable de concevoir que les couleurs ont différents tons, et avoir un sens de ce qu’est un ton. Dans l’odorat comme dans le goût, on discerne en effet plusieurs variétés parmi lesquelles aucune ne semble vouloir dominer totalement sur les autres, c’est cela que j’appelle tons.
« Par une sorte de loi de nécessaire complétude intérieure, il semble impossible pour mes pensées de demeurer incolores. »
On lui reproche parfois d’oser utiliser de telles images controversées de « couleurs » dans ses poèmes. Car, d’après ses détracteurs, il lui serait impossible de comprendre la véritable idée de couleur. La preuve en est cette réaction particulière qu’elle décrit après la publication de son autobiographie en 1902 :
« La plupart des critiques ont apprécié mon style d’écriture, mais certains d’entre eux, y compris celui de la revue The Nation, se sont révélés vraiment odieux. "Toutes ses connaissances ne sont que des on-dit", pouvait-on lire dans The Nation, "la plupart de ses sensations ne sont, pour une grande partie d’entre elles, que factices et elle écrit, avec l’assurance d’une personne qui pourrait rendre véritablement compte de chaque mot utilisé, sur des sujets situés bien au-delà de ce qu’elle peut percevoir". »
Le fait que les impressions des sens varient sensiblement d’un individu à l’autre est une excellente raison de croire que ce que nous percevons n’est en rien la réalité. En ce sens, Helen reconnaissait que sa notion de couleur pouvait être différente de celle des personnes voyantes comme vous et moi, mais pour elle, cela ne signifiait pas pour autant que sa pensée ne soit en mesure de concevoir quelque chose que l’on attribuerait au domaine visuel. La question se pose alors : avait-elle pour cela la capacité d’utiliser d’autres caractéristiques de ses sens, qui existeraient mais nous seraient inconnus ? Et comment le pouvoir de l’esprit humain lui-même nous permettrait-il, dans ce cas, de surmonter ces difficultés ?
Le rôle de l’esprit
En 1886, six ans après la naissance d’Helen Keller, le philosophe Ernst Mach, associé à l’école de pensée positiviste, affirmait qu’en fait, seule la somme des impressions collectées par nos sens était réelle et que l’âme humaine n’était autre que le réceptacle de ces impressions. On imagine déjà Keller à 12 ans, rétorquant à Mach :
L’esprit, et l’esprit seul, est la vie, l’espoir, la lumière et la puissance. (…) De la philosophie, j’ai appris que nous ne voyons que des ombres et ne connaissons que partiellement, et que toutes les choses changent ; mais l’esprit invincible englobe toute la vérité, embrasse en quelque sorte l’univers, transforme les ombres dans la réalité (...) si, avec ma main, je peux saisir seulement une petite partie de l’Univers, avec mon esprit je vois tout, et dans ma pensée je peux comprendre les lois bénéfiques qui le gouvernent.
Le point le plus important est celui qui opposa virulemment, d’un côté Mach et l’école de psychologie comportementaliste, et de l’autre, Max Planck et Wolfgang Koehler. Pour ces derniers, nos propres pensées sont ce que nous savons être réel avant tout. Contrairement aux animaux, nous avons la possibilité de créer dans notre esprit des concepts efficients, que nous savons être efficients pour les avoir ensuite testés expérimentalement, et s’ils s’avèrent être une authentique découverte, ils représentent alors, potentiellement, une rupture complète avec tout ce nous avons expérimenté jusque-là.
Comme l’illustre le cas d’Helen Keller, la réalité la plus profonde est celle que nous finissons par connaître avec l’esprit.
Dans une lettre à la reine Sophie Charlotte, Gottfried Wilhelm Leibniz explique pourquoi, contrairement aux croyances positivistes, les impressions des sens différent de la vérité accessible à l’esprit :
« L’être, lui-même, et la vérité ne sont pas totalement connaissables par les sens ; car alors il ne serait pas impossible pour une créature d’avoir des rêves longs et ordonnés, ressemblant à notre vie, de telle sorte que tout ce qu’elle pensait percevoir par les sens n’était que de simples apparences. Il doit donc y avoir quelque chose au delà des sens qui distingue le vrai de l’apparent. Mais la vérité des sciences démonstratives doit être exempte de ces doutes et doit même servir pour le jugement des vérités des choses sensibles. Car, comme l’ont déjà fait remarquer avec justesse des philosophes compétents anciens et modernes : si tout ce que je crois voir doit être un rêve, cela serait tout aussi vrai que moi, pensant tout en rêvant serait quelque chose, et penserait en différentes manières pour lesquelles il y aurait toujours une raison.
« Par conséquent, il vaut la peine de considérer ce que les anciens platoniciens ont pu observer comme très vrai, qui est que l’existence des choses intelligibles et particulièrement de l’Ego qui pense et que l’on nomme esprit ou âme, est incomparablement bien plus sûr que l’existence des choses sensibles ; et que par conséquent il ne serait pas impossible, métaphysiquement parlant, qu’à la base soient uniquement ces substances intelligibles, et que les choses sensibles ne soient qu’apparences. Tandis que d’un autre côté, notre manque d’attention nous fait prendre les choses sensibles comme les seules choses véritables. Il est bon aussi d’observer que si je devais découvrir n’importe quelle vérité démonstrative, mathématique ou autre, tout en rêvant, (comme il se pourrait en effet), cela serait aussi juste que si j’étais éveillé. Cela montre combien les vérités intelligibles peuvent être indépendantes de la vérité de l’existence des choses sensibles et matérielles extérieures à nous. Cette conception de l’être et de la vérité se retrouve par conséquent dans l’Ego et dans la compréhension, plutôt qu’à travers les sens externes et la perception des objets extérieurs. »
Max Planck lui-même, faisant référence à Leibniz dans ses propres écrits, utilisa le même exemple pour transmettre la même idée deux cents ans plus tard, contre les positivistes tels que Mach.
« Il m’arrive de rêver à toute sorte de choses durant la nuit ; mais au moment où je me réveille, la réalité qui m’entoure fait ressortir la fausseté de mon rêve. L’empiriste, cependant, est incapable d’admettre cela. Pour lui il n’existe pas de réalité au réveil ; car la sensation subjective est l’unique critère fondamental de connaissance. Le rêveur alors qu’il rêve croit automatiquement à la réalité de ses perceptions sensorielles, et selon l’empiriste, la personne éveillée croit elle-même en la réalité de ses perceptions sensorielles ; mais elle n’a pas plus de raison que le rêveur pour dire que ses perceptions sont vraies quand les autres sont fausses... Tout ceci bien entendu amène à répudier le bon sens ; à tel point que même les plus chevronnés sceptiques de l’école empiriste, se trouvent eux-mêmes devoir faire un compromis entre ce que le bon sens commun affirme, et les conclusions purement logiques de leur propre système philosophique. »
Helen était parfaitement consciente que ses sens n’étaient que de simples instruments par lesquels son esprit pouvait générer une véritable image de la réalité. Son imagination devait être d’autant plus active du fait qu’elle ne pouvait voir. Elle-même considérait le sens de la vue comme un fardeau pour ceux qui, voyant, sont généralement moins enclins à comprendre que l’image de la réalité, tirée des impressions directes sur leurs organes sensoriels, est en fait générée par l’esprit.
L’esprit n’est donc pas le simple réceptacle d’une réalité transmise à travers les yeux ; disons plutôt qu’il travaille sans cesse à concevoir cette image de la réalité, et certainement bien plus lorsque les impressions ne sont pas perçues au même instant alors que cette image ne peut être construite que dans le temps. Dans ce cas au moins, le rôle primordial de l’esprit apparaît bien plus clairement pour celui ou celle qui perçoit. Helen ne prétend pas savoir si c’est le voyant ou l’aveugle, voyant par le toucher, qui est capable de générer les conceptions les plus justes et efficientes, mais comme le montrent ses propres écrits, cette femme aveugle avait un sens très clair de la puissance de son propre esprit, et un sens de la réalité très efficient que nous pouvons nous-mêmes comprendre quand ses pensées nous émeuvent et génèrent de puissantes idées dans notre propre esprit.
« L’ordre, la proportion, la forme, ne peuvent générer dans l’esprit l’idée abstraite de beauté, à moins qu’il y ait déjà une âme intelligente pour insuffler la vie au sein des éléments. Beaucoup de ceux qui ont des yeux parfaits se trouvent complètement aveugles lorsqu’ il s’agit de vraiment percevoir. Beaucoup de ceux qui ont de très bonnes oreilles sont sourds émotionnellement. Ce sont ceux-là mêmes qui parfois osent instituer des limites à la vision des auteurs qui, manquant d’un sens ou deux, ont la volonté, l’âme, la passion, l’imagination... Je peux, moi aussi, construire de mieux en mieux mon monde, car je suis un enfant de Dieu, et j’ai hérité d’un fragment de cet Esprit qui est le Créateur de tous les mondes. »
Quand nous lisons ses écrits, nous voyons clairement qu’Helen Keller a développé à l’extérieur comme à l’intérieur d’elle-même, une image de l’univers assez proche de celle forgée par ceux qui n’ont pas son infirmité. Or, nous avons vu aussi que les sens qu’elle possède ne sont pas plus efficaces que les nôtres. Pouvait-elle alors accéder à certaines dimensionnalités sensorielles plus étendues que celles associées aux caractéristiques de ses impressions ? C’est une question qui se pose dans son cas.
Y aurait-il, en d’autres termes, d’autres aspects de nos sensations auxquels nous serions peut-être moins sensibles ou ouverts ?
Une dimension cosmique ?
Dans l’un de ses récents articles, LaRouche fait référence de manière provocatrice aux implications que pourrait avoir, dans le cas d’Helen Keller, l’idée de « sens supplémentaires » chez les animaux.
« Comme dans le cas de la migration des oiseaux, qui dépend de certaines caractéristiques de rayonnements cosmiques, il existe une large gamme de rayonnement cosmique en tous genres, chacun ayant une fonction spécifique chez telle ou telle entité vivante, que ce soit une plante ou un animal.
On pourrait alors se demander si ce genre de considération aurait quelque importance dans le cas d’Helen Keller ? »
Certaines pensées d’Helen Keller à ce sujet sont très surprenantes et pourraient, dans ce contexte, être considérées sous un nouvel angle, en ayant à l’esprit qu’elle ait pu s’« accorder » avec quelque chose de l’ordre des rayonnements cosmiques. Je pense qu’il serait plus juste et approprié de voir comment elle aborde elle-même cette question :
« Les critiques prennent plaisir à nous dire ce que nous ne pouvons pas faire. Ils partent du principe que la cécité et la surdité nous séparent totalement de ces choses qu’on a le bonheur de voir et d’entendre, et ils affirment alors que nous n’avons aucun droit moral de parler de beauté, des cieux, des montagnes, du chant des oiseaux et des couleurs... De braves sceptiques en sont même allés jusqu’à nier ma propre existence... A ceux-là, je lance le dur défi de prouver ma non-existence. Quand on considère le peu que l’on a découvert à propos de l’esprit humain, n’est-il pas étonnant pour quiconque de prétendre pouvoir définir ce que l’on peut connaître et ce que l’on ne peut pas ? J’admets qu’il y ait d’innombrables merveilles dans le monde visible, que je ne puisse apprécier ni même soupçonner. De même, sceptique ô combien confiant, il y a une myriade de sensations perçues par moi, que vous n’avez jamais pu sentir, même dans vos rêves... Le langage des sens, certainement plein de contradictions, fait que mes chers compatriotes qui possèdent cinq portes à leur maison, ne sont pas plus en sécurité chez eux que je ne le suis moi-même chez moi... »
Le critique de The Nation qui réagit si rudement à l’utilisation des couleurs par Keller, deviendrait certainement enragé en entendant ce que l’artiste elle-même répond au sujet de ses travaux :
« Dans leurs moments de créativité les plus intenses, les grands poètes, les grands musiciens cessent d’utiliser ces rudimentaires sens de la vue et de l’ouïe. Ils se libèrent des chaînes de leurs perceptions et prenant leur envol, s’élèvent grâce aux puissantes ailes de leur esprit, bien loin, au dessus des collines embrumées et des sombres vallées, dans les régions de lumière, de la musique et de l’intellect. »
Pourrions-nous nier alors que cette femme fût une véritable poète ? En développant cette exceptionnelle capacité de langage par un moyen qui semble aller bien au-delà du domaine des perceptions sensorielles, Keller renverse bien des a priori sur notre idée de la nature humaine.
L’élément humain
Avant qu’on lui présente Anne Sullivan, qui allait devenir en quelque sorte son éducatrice, la relation d’Helen Keller avec le monde extérieur était extrêmement limitée. Elle se décrit elle-même comme ayant vécu dans un « non-monde », répondant essentiellement à des stimulations sensorielles et des envies, et n’ayant pas réellement le sentiment que les chiens ou d’autres animaux fussent très différents de ce qu’elle était. Elle réalisa seulement plus tard qu’ils n’avaient pas les pouvoirs créateurs qu’elle-même dit avoir développés par la suite.
Ce qui est évident lorsqu’on lit ses écrits, c’est qu’à travers les processus d’interaction et de communication avec les êtres humains, Helen identifie plus clairement son rôle en tant que membre de l’espèce humaine ; à travers certains types d’interactions basées sur le langage comme, par exemple, lorsque son éducatrice lui présentait un paradoxe du type : « Ce mot, que tu pensais comprendre ainsi, signifie aussi cette autre chose ! » Elle décrit ses découvertes dans ces moments-là comme des sortes de flashs de clarté, presque de lumière, qui lui permettaient d’étendre ses capacités à communiquer et aussi à penser. Comme en apprenant que le mot amour peut concerner l’espèce humaine tout entière et pas uniquement le sentiment ressenti envers une seule personne.
Ce génie chez Helen, que révèle sa capacité à surmonter son handicap sensoriel, s’explique davantage par les paradoxes auxquels elle était confrontée en expérimentant des processus contradictoires, que par une plus grande sensibilité du toucher, du goût et de l’odorat. La capacité de comprendre un paradoxe est ce qui nous arme d’un pouvoir de langage plus élevé, que nous nous approprions précisément parce que nous sommes en mesure de saisir des idées transcendant les simples perceptions sensorielles.
Le problème est de savoir ensuite comment enseigner à un enfant aveugle et sourd des concepts qui ne peuvent se réduire à de simples noms d’objets concrets. Par exemple, pour enseigner à Helen le mot « penser », alors qu’elle réfléchissait à comment enfiler correctement les perles d’un collier, Anne Sullivan lui inscrivit le mot dans le creux de la main, tout en lui touchant le front. Le sens du mot lui apparut alors légitime. Mais comment saurait-elle réutiliser ce mot plus tard dans un contexte totalement différent ?
Nous ne pouvons éclaircir ce problème qu’en concevant notre esprit comme capable de générer de nouvelles formes paradoxales d’utilisation d’une même idée à travers le temps. Nous touchons ici à une caractéristique de l’esprit transcendant largement le type d’expression informative auquel il est généralement soumis. Dans son propre journal décrivant l’enseignement qu’elle prodigua à Helen, Anne Sullivan défend elle-même ce point de vue platonicien de l’esprit humain, opposé à la conception que l’on retrouve généralement chez les éducateurs.
Sullivan rejetait le cynisme absolu de cette conception typique selon laquelle « tout enfant serait un idiot à qui l’on doit apprendre à penser ». Sa propre expérience dans l’éducation d’Helen lui apprit tout le contraire, et c’est dans un esprit totalement différent qu’elle aborda cette tâche, dès le début avec confiance. Elle écrivait :
Il est aussi facile d’enseigner le nom d’une idée, si elle est clairement formulée dans l’esprit de l’enfant, que d’enseigner le nom d’un objet. Ce serait en effet une tâche herculéenne d’enseigner les mots, si les idées n’existaient pas déjà dans l’esprit de l’enfant...
Elle insistait sur la nécessité de s’adresser à Helen par phrases complètes, car elle pouvait « saisir du contexte la signification des mots qu’elle ne connaissait pas ». C’est ainsi qu’elle lui expliquait les mots nouveaux :
Petit à petit le sens venait à elle.
Pleinement consciente de cela, elle envisageait avec confiance l’existence d’une activité de l’esprit surpassant les impressions sensorielles, ici, sous la forme de mots communiqués. Comme nous l’avons vu, Helen maîtrisait le pouvoir du langage pour modifier sa propre conception de ce que nous représentons nous-mêmes en tant qu’espèce.
En revoyant le cas d’Helen Keller, il semble que ce soit notre capacité à saisir les différents niveaux d’ironie qui permette le véritable développement de l’espèce humaine, en science comme au niveau du langage.
Car sans cela, il n’existe aucun chemin permettant à une jeune fille aveugle et sourde d’étendre le concept d’amour, par exemple, qu’elle avait appris, à un autre objet que celui associé à ses premières expériences à ce sujet.
Ce mot acquit ainsi au fil du temps un autre sens, plus riche, englobant l’humanité et sa demeure, la Terre, dont elle parla et sur laquelle elle écrivit, sans jamais en percevoir sensiblement les aspects au même titre que quelqu’un dont les cinq sens sont totalement opérationnels. C’est ce qu’il nous faut garder à l’esprit lorsqu’on explore les différences et les similitudes entre les sensoriums animaux et humains.
[1] Keller, Helen,Le monde dans lequel je vis, 1908, New York Review of Books, 2003
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