Auguste Comte : sociologie et contrôle social

mardi 26 août 2008, par Pierre Bonnefoy

[sommaire]

Texte révisé en août 2008

Le positivisme est une composante majeure, bien qu’inaperçue la plupart du temps, de la pensée scientifique contemporaine. Et ceci vaut aussi bien pour les sciences dites humaines comme la sociologie, que pour les sciences dites « dures » comme la physique. Or, cette philosophie repose essentiellement sur la mise en place d’une pseudo religion opposée par principe à la découverte scientifique. L’article qui suit invite donc chacun à s’interroger sur ce qu’il pense être un « fait scientifique ».

1. Les ambiguïté du jugement contemporain sur le positivisme

Le mot « positivisme » a souvent, dans notre culture contemporaine, une connotation plutôt négative, bien que peu nombreux soient ceux qui connaissent précisément les idées associées à cette « philosophie » et à son principal représentant historique, Auguste Comte. Cependant, beaucoup seraient surpris s’ils réalisaient l’importance de son impact dans leur propre vision du monde et dans leur manière de juger.

Ceci concerne en premier lieu la science. Malheureusement, la plupart des scientifiques refusent instinctivement de s’interroger sur ce qui conditionne leurs jugements. Un comble pour ceux-là même dont la profession est de découvrir ! Pour eux, le positivisme et Auguste Comte appartiennent à une autre époque et n’ont rien à voir avec leur pratique quotidienne. Ils déclareront obsolète un auteur dont, la plupart du temps, ils n’ont pas lu la moindre ligne. Ceux d’entre eux qui auront eu néanmoins la curiosité intellectuelle de lire Comte dans le texte seront rapidement arrivés à la conclusion que ce dernier énonce une série de faussetés dépassées depuis longtemps dans le domaine scientifique. Cependant, le plus souvent, ils ne verront pas que la méthode de pensée qui a produit ces erreurs a, elle, perduré jusqu’à aujourd’hui sous des formes plus « modernisées », et ce en dépit de ses échecs répétés. Ainsi, nos scientifiques ressemblent un peu à Monsieur Jourdain de la pièce de Molière : ils pratiquent le positivisme sans le savoir ! Pourtant, d’où croyez-vous que vienne cette tendance stérile, ridicule et fort répandue à élaborer des théories « scientifiques » ne pouvant s’énoncer autrement que par des formules mathématiques ?

En ce qui concerne le monde de la philosophie, les attitudes sont sans doute encore plus comiques. Les philosophes ont, quant à eux, beaucoup lu Auguste Comte et ont encore plus écrit à son sujet. Assez curieusement, il semble très difficile de trouver chez eux une véritable sympathie pour le personnage et ses idées, mais il est vrai qu’on n’exprime pas beaucoup d’émotion dans le domaine de la philosophie. Tiens... mais d’où vient cette tendance ?

Considérons par exemple le cas d’Henri Gouhier, professeur émérite à la Sorbonne, membre de l’Académie française et de l’Académie des Sciences morales et politiques. Gouhier est sans doute l’homme en France qui a le plus œuvré au cours du XXe siècle pour enrichir la connaissance au sujet d’Auguste Comte et de son positivisme, en diffusant ses textes, effectuant des recherches historiques et philosophiques, publiant des analyses, etc. En 1931, il a notamment publié une biographie intitulée La vie d’Auguste Comte. A la lecture de ce texte « objectif », il ressort que le fondateur de la sociologie était un être asocial, vivant dans une tour d’ivoire mentale d’où il élaborait sans cesse des « systèmes » contredits en permanence par la réalité ; bref, un pauvre fou doublé d’un gourou de secte – le « Grand Prêtre » de la « Religion de l’Humanité » qui a inspiré de nombreux « cultes positivistes » jusqu’en Angleterre et au Brésil. Et, en effet, il n’est pas difficile de se convaincre, en le lisant, que tout ceci est véritablement délirant au sens propre du terme. Ce qui est le plus curieux, c’est la schizophrénie dont semblent souffrir nos philosophes : malgré la folie manifeste, inhérente à la philosophie de Comte, ils sont parvenus jusqu’à aujourd’hui, à force de multiples contorsions intellectuelles, à la prendre au sérieux. C’est ainsi que, par exemple, on trouve à Paris, au beau milieu de la place de la Sorbonne, entre la librairie philosophique Vrin et les Presses universitaires de France, un buste de l’auguste philosophe.

Enfin, il serait sans doute difficile de trouver un sociologue osant se déclarer disciple de celui que tous reconnaîtront cependant comme le fondateur de la sociologie. Ont-ils vraiment fait table rase d’un passé quelque peu embarrassant, ou n’y aurait-il pas là quelque escroquerie intellectuelle ? Compte tenu de l’importance actuelle de la pensée sociologique dans l’économie, dans la politique, dans l’éducation, etc., il nous semble important de nous interroger là-dessus.

2. Le contexte historique

La révolution industrielle

Comme toujours en science, lorsqu’on conduit une recherche sur un fait particulier, il est indispensable d’avoir la vision la plus large possible de l’environnement général dans lequel ce fait se produit. Avant de s’interroger sur le positivisme en soi, il convient donc d’avoir un aperçu historique du contexte qui lui a donné le jour.

Ceci nous ramène au XVIIIe siècle, au moment où l’Empire colonial britannique, après avoir écrasé son concurrent français, est devenu le maître du monde. Au centre de ce dispositif se trouve une société d’intérêts privés : la Compagnie des Indes orientales britannique, dirigée par lord Shelburne. Il faut bien comprendre que cette Compagnie est un immense réseau de banquiers et d’agents de renseignement, doté d’une armée de 300&nbp;000 mercenaires dépassant de loin, en nombre, l’armée régulière du gouvernement. Il s’agit donc d’un Etat dans l’Etat, le roi George III se considérant lui-même comme un serviteur de la Compagnie : l’Angleterre n’est donc pas, à proprement parler, un Etat souverain.

Sur quoi repose cet Empire ? Sur le contrôle des matières premières dans les colonies, et sur le contrôle de la connaissance dans le monde entier. L’Empire promeut des politiques économiques de libre-échange, à travers des écrits comme la Richesse des nations de son employé, Adam Smith, (enseigné aujourd’hui dans toutes les universités) ce qui permet de convaincre les nations concurrentes d’échanger des biens manufacturés produits en Angleterre contre des matières premières produites à l’extérieur (une bonne affaire car les produits des manufactures anglaises sont devenus les meilleurs et les plus compétitifs grâce à des politiques... protectionnistes). [1]

Des politiques commerciales similaires sont imposées aux colonies. En particulier, ces dernières n’ont pas le droit d’avoir des manufactures et sont totalement dépendantes de la puissance impériale pour leurs biens de consommation. Aucun développement n’est donc possible dans ces conditions.

Face à cette logique d’empire, il existe également un réseau d’agents républicains à travers toute l’Europe et en Amérique, dont le véritable dirigeant n’est autre que Benjamin Franklin, le père de la Révolution américaine. Parmi ces agents républicains figurent de nombreux aristocrates français soutenus par une partie de l’entourage du roi Louis XVI. C’est la Révolution américaine qui a été le véritable déclencheur de la révolution industrielle. En effet, depuis un siècle l’Empire britannique avait escamoté de nombreuses inventions indispensables à l’essor de l’industrie, comme la machine à vapeur de Denis Papin, le développement d’industries dans plusieurs autres pays étant vu, à juste titre, comme une menace sur sa suprématie obtenue par le contrôle des mers. L’intention manifeste de Franklin et de ses associés étant de créer des manufactures, l’Empire a dû lâcher du lest et trouver de nouveaux moyens pour garder son pouvoir.

Or cette révolution industrielle naissante pose un nouveau problème. La création de manufactures provoque une concentration, sans précédent dans l’histoire, de la population urbaine avec l’accroissement d’une nouvelle classe sociale, le prolétariat. Alors que, jusque-là, la transformation de la société n’était pas véritablement perceptible pendant la durée d’une vie humaine, ces prolétaires comprennent soudain que les conditions sociales sont susceptibles d’évolution et de progrès. Cette prise de conscience est accrue du fait que, grâce à l’industrie, on construit des machines qui libèrent l’homme de certaines tâches manuelles épuisantes et lui laissent davantage de temps pour penser. Par ailleurs, cette nouvelle vie urbaine et industrielle nécessite une éducation plus répandue que dans la société agraire. A l’évidence, l’éducation des masses et la création de nouvelles républiques sur le modèle américain – comme le voulait Franklin – serait une menace, plus fondamentale que la précédente, pour le pouvoir des Britanniques. [2]

La « solution » trouvée à ce « problème » consiste à dispenser le plus largement possible une éducation reposant sur des principes fixes. Par exemple, on « formera » l’ouvrier de manière à ce qu’il sache utiliser la machine à laquelle il sera astreint toute sa vie, mais on ne lui donnera pas une éducation lui permettant de développer ses capacités à inventer, à découvrir et à innover. Dans le domaine scientifique, on imposera de même des « méthodes » d’éducation et de recherche basées sur l’induction et la déduction à partir d’axiomes et de principes fixes, semblables à l’empirisme britannique répandu sur le continent européen par l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot. Il s’agit donc bel et bien d’une guerre culturelle menée contre la population, destinée à créer des chaînes mentales et établir un nouveau contrôle social. A partir de la fin du XVIIIe siècle, de nombreuses « philosophies » sont lancées à travers le monde dans un but de propagande pour justifier et faciliter la mise en place de cette nouvelle culture d’empire.

Le positivisme est-il directement lancé par des agents de Shelburne ? Cette question est sans doute mal formulée. Il convient mieux de remarquer que le positivisme est l’un des multiples rejetons issus de l’environnement culturel créé par l’Empire. La parenté des diverses formes de pensée issues de cet environnement devient évidente à partir du moment qu’on en cerne les caractéristiques principales.

Saint-Simon (1760-1825) et Comte (1798-1857)

En 1817, le jeune Comte devient secrétaire de Saint-Simon, le « père » du positivisme. Ce dernier est un ancien aristocrate qui, dans sa jeunesse, a vu « le vent tourner ». Comme de nombreux membres de sa génération, il est parti pour l’Amérique et a participé à la Guerre d’indépendance. Cependant, Saint-Simon est un aventurier très bizarre qui propage une sorte de religion sans dieu, basée sur la science. Il considère que la société est animée par un mouvement quasi mécanique de « progrès » qui améliore la condition humaine. Il promeut l’industrie et certains travaux d’infrastructure (ses disciples ont lancé le canal de Suez et le canal de Panama), ce qui en soi ne saurait passer pour une mauvaise chose, mais on aurait beaucoup de mal à le prendre pour un véritable bâtisseur.

Il ressemble davantage à un provocateur politique. Il agite les milieux de la presse, lance lui-même des revues qui partent invariablement en faillite ; il s’engage dans de multiples opérations financières spéculatives d’où il ressort ruiné, mais qui ne l’empêchent pas de « rebondir » car il a le soutien de certains ingénieurs, banquiers et industriels ; il fréquente des personnages d’une honnêteté plus que douteuse. On le considère aujourd’hui comme un précurseur de Marx et du socialisme. Nous ne rentrerons pas dans les détails du positivisme de Saint-Simon car il n’est pas fondamentalement différent de celui de Comte, mais précisons que ce personnage flamboyant avait besoin d’un « gratte-papier » pour ramasser toute sa « philosophie ». Il trouva un étudiant de Polytechnique doué d’une mémoire prodigieuse et d’une très grande capacité de travail. Ainsi, Comte fut finalement considéré par beaucoup comme le théoricien du système positiviste, bien que n’ayant toutefois rien d’un penseur original.

Cette systématisation du positivisme s’organise tout d’abord autour du Cours de philosophie positive que Comte rédige entre 1830 et 1842, après une crise de folie d’un an et une tentative de suicide. Ce Cours est une série de leçons dans lesquelles il classe l’ensemble des sciences et prétend réorganiser l’activité scientifique à travers sa philosophie positive. Cette démarche n’obtient cependant aucun succès auprès des véritables scientifiques, c’est-à-dire ceux qui font réellement des découvertes. Parmi ces derniers que Comte appelle les « pédantocrates », celui envers lequel sa haine est sans doute la plus vive, n’est autre que François Arago, l’un des plus grands physiciens français de cette première moitié du XIXe siècle, l’ami, inspirateur et collaborateur de multiples inventeurs dont André Marie Ampère et Augustin Fresnel.

Néanmoins, le but explicite de ce Cours n’est pas simplement d’établir une nouvelle philosophie scientifique, mais bel et bien de servir de base pour une transformation en profondeur des croyances des individus et donc de la société. Il précise à partir de son Discours sur l’ensemble du positivisme, au moment de la Révolution de 1848, que les savants doivent devenir les « prêtres » d’un nouveau « Culte de l’Humanité » destiné à assurer « Ordre et Progrès » à la société. Ce « virage religieux » coïncide à peu près avec une crise affective de Comte. En 1845, il tombe amoureux d’une jeune femme, Clotilde de Vaux, qui meurt un an plus tard. Il décide alors de transformer son système philosophico religieux de manière à ce que la mémoire de la défunte en devienne un élément central. C’est à peu près à cette époque que ses plus illustres amis, comme Emile Littré ou John Stuart Mill, se détachent de lui pour donner des versions « épurées », c’est-à-dire sans ses aspects « comtiens » les plus repoussants, du positivisme. Intéressons-nous donc maintenant à la manière dont la philosophie positive a imprégné la pensée scientifique.

3. Le cours de philosophie positive

La « Loi des trois états »

Auguste Comte compare l’histoire de l’humanité, qui s’exprime à travers l’histoire des différentes sciences, au développement de la pensée d’un être humain individuel au cours de toute son existence. Ainsi, chaque société, chaque science et chaque individu passent par trois stades successifs qui correspondent à l’enfance, l’adolescence et l’âge adulte. C’est la fameuse Loi des trois états : l’état théologique, l’état métaphysique et l’état positif. Chacun de ces états est une étape nécessaire et légitime dans l’évolution, mais seul l’état positif est définitif, les deux autres étant temporaires.

L’état théologique connaît lui-même trois étapes successives : le fétichisme, le polythéisme et le monothéisme. Lorsqu’il est dans l’état théologique, l’homme cherche à comprendre l’ensemble de l’Univers dans lequel il existe : il cherche des causes pour les différents phénomènes physiques auxquels il est confronté. Or, comme il est bien connu depuis Aristote que la chaîne des causes successives remonte jusqu’à l’infini, c’est-à-dire jusqu’à l’intention d’un ou plusieurs dieux, cette recherche des causes est, selon Comte, hors de la portée de l’intelligence humaine, donc vouée d’avance à l’échec. Cependant, il ne condamne pas cette tentative de l’esprit humain, car elle est nécessaire, d’après lui, comme première impulsion, pour que l’homme apprenne à connaître ses limites. Sans état théologique, l’avènement ultérieur de la « véritable » science serait donc impossible.

L’état métaphysique est essentiellement un état transitoire entre l’état théologique et l’état positif. Cet état n’est pas fondamentalement différent du précédent, mais il s’agit d’une phase « critique », c’est-à-dire une remise en question destructrice et nécessaire de l’état théologique. Dans l’état métaphysique, des entités abstraites ont remplacé les dieux, mais l’homme continue à chercher des choses hors de sa portée, comme l’origine et la destination des choses, la nature de l’Univers ou encore la nature intime des êtres (par exemple, un milieu nommé éther qui propage la lumière ou une structure discontinue de la matière dans l’infiniment petit). Comte ne va pas jusqu’à nier l’existence de ce qui échappe à la perception sensorielle, mais il déclare qu’une telle existence ne peut qu’être hypothétique, jamais prouvée, et que, par conséquent, elle n’intéresse pas la « véritable » science. La seule chose qui intéresse la science, ce sont les faits.

Dans l’état positif, l’homme est enfin devenu « raisonnable », car il a compris que la véritable connaissance de l’Univers lui est impossible et il s’interdit les questions universelles ! Dès lors, il ne cherche plus des causes, mais des lois : il ne peut pas expliquer les phénomènes, mais il peut chercher à les décrire, par exemple par des formules mathématiques. Connaissant ces lois, il peut alors les utiliser à son profit pour dominer la nature et améliorer son existence. Il va sans dire que le plus bel exemple de loi positive que Comte donne, c’est la loi de Newton sur la gravitation : l’homme ne connaîtra jamais la cause de la force par laquelle les corps s’attirent, mais la loi, selon laquelle cette force est inversement proportionnelle au carré de la distance qui sépare ces corps, est véritable car on peut la mesurer, et demeurera vraie de toute éternité. Amen.

Cette volonté obstinée chez Comte de rejeter la recherche des causes, et de rabaisser sans arrêt les pouvoirs de l’intelligence humaine, est capitale à plus d’un titre pour notre étude sur le positivisme et la sociologie. Dans l’immédiat, nous nous contenterons de faire une remarque sur les lignes qui précèdent : à l’évidence, Comte se situe dans la tradition de l’empirisme et la référence à la loi de Newton le confirme. A l’évidence ? On peut cependant lire dans la 58e leçon du Cours : « Les lois se distinguent aussi selon que leur source est expérimentale ou rationnelle. Quoique un vain orgueil dogmatique ait souvent tenté de flétrir la première voie par une injuste accusation d’empirisme [...] cette diversité nécessaire n’influe aucunement ni sur la certitude, ni sur l’utilité, ni même sur la vraie dignité philosophique des lois correspondantes [...]. » [Souligné par nous.] Et dans la 48e leçon : « [...] toute observation isolée, entièrement empirique, est essentiellement oiseuse [...]. »

La méthode de Comte dont nous venons de présenter l’un des piliers est essentiellement dans la ligne de celle des empiristes du siècle qui le précède, mais le mot « empirisme » semble péjoratif sous sa plume... L’idée est séparée du mot. En fait, ce genre de piège est très fréquent chez Comte comme chez ses héritiers : il faut s’armer d’une bonne dose de patience et d’honnêteté intellectuelle pour le lire car, à l’instar des sophistes de toutes les époques, il masque sous un déluge de mots et de fausse subtilité, des idées d’une pauvreté extrême. Il nous semble nécessaire de préciser par avance qu’ici nous préférons appeler un chat, un chat, en nous appuyant autant que possible sur des citations originales de l’auteur, mais sans trop alourdir cet article de certaines justifications qui n’ajouteraient pas grand chose de plus à la compréhension du problème général.

Ceci étant précisé, poursuivons notre exploration du système de Comte.

La classification des sciences

C’est au début du XVIIe siècle que le fondateur de l’empirisme britannique, Francis Bacon, lança la mode de classifier les sciences. Sa classification suit une structure arborescente : au niveau le plus bas, le tronc se subdivise en branches principales dont chacune correspond à une science fondamentale, puis chaque branche se subdivise à son tour pour représenter les sciences secondaires qui sont dérivées la science principale, et ainsi de suite. Au milieu du XVIIIe siècle l’empirisme britannique fut promu en France par les Lumières et l’Encyclopédie. Bien obligés de reconnaître que la classification de Bacon était devenue obsolète, d’Alembert et Diderot en conservèrent le principe, mais en l’adaptant aux connaissances du moment.

Un siècle plus tard, l’un des principaux représentants français de la méthode expérimentale, le chimiste Eugène Chevreul, ironisait sur les tentatives de classification tentées depuis Bacon, en montrant qu’elles étaient toutes vouées à l’échec. En effet, une classification est par principe statique, alors que les sciences évoluent, et avec elles les frontières de leurs domaines respectifs. Qui, par exemple, parmi les empiristes des Lumières, aurait pu anticiper le fait que le magnétisme, l’électricité et l’optique correspondraient à une même science ? A la place d’une classification, Chevreul proposait plutôt une distribution des sciences, c’est-à-dire un diagramme dans lequel il représentait toutes les sciences connues du moment et leur relations réciproques établies par l’expérience (par exemple, les physiologistes ont montré que les organismes sont le siège de réactions chimiques, donc on établit une relation entre la biologie et la chimie dans la distribution). Une telle représentation évolutive présente l’avantage d’être expérimentale : elle permet d’intégrer les nouvelles découvertes au fur et à mesure.

Tableau systématique de l’âme conçu par Auguste Comte

Auguste Comte semble avoir ignoré l’ironie de Chevreul puisque l’un des principaux piliers de son Cours, est une classification très linéaire des sciences. Il y distingue essentiellement six sciences principales qui suivent un ordre précis : de la science qui concerne les faits les plus généraux à celle qui concerne les faits les plus particuliers. Ce qui donne : la mathématique, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie et, enfin, la sociologie dont Comte se déclare le véritable fondateur. Il précise que plus une science est générale, plus les relations entre les faits qui s’y rapportent sont simples, et réciproquement, plus une science est particulière, plus les relations entre les faits qui s’y rapportent sont compliquées. De plus, les principes de chacune de ces sciences reposent sur la précédente. Ainsi on lit dans la 49e leçon du Cours :

La biologie [...] doit [...] fournir le point de départ nécessaire de l’ensemble des spéculations sociales, d’après l’analyse fondamentale de la sociabilité humaine, et des diverses conditions organiques qui déterminent son caractère propre [...].

A l’instar de l’histoire de l’humanité et de l’esprit humain, dont chacune est une expression, ces six sciences évoluent suivant la Loi des trois états ; cependant, du fait qu’elles ne sont pas toutes apparues à la même époque de l’histoire (les sciences les plus générales et les plus simples apparaissant les premières), elles ne se trouvent pas toutes au même stade de leur évolution. Bien que chacune finira par atteindre son état positif, Comte estime que les plus récentes sont les plus éloignées de cet état. Heureusement, grâce à l’auguste philosophe, l’humanité dispose de la science des sciences – la sociologie –, c’est-à-dire la science par laquelle l’esprit humain pourra enfin comprendre les lois de sa propre évolution, et par là de hâter sa marche irrésistible vers cet état positif tant souhaitable.

Ceci étant posé, une remarque s’impose immédiatement. Que signifient les termes « général » et « particulier » lorsqu’il est question de lois scientifiques décrivant le comportement de l’Univers... euh pardon... décrivant les phénomènes accessibles à l’homme ? Comment pourrait-on décréter qu’un ensemble de faits est plus « général » ou plus « particulier » qu’un autre, autrement qu’en ayant à l’esprit une certaine hypothèse sur l’ensemble de l’Univers, c’est-à-dire une hypothèse métaphysique ? On voit ici toute l’ambiguïté d’une démarche qui pose en dogme universel une philosophie qui, par principe, refuse de se poser des questions universelles, parce que jugées métaphysiques. Comte ne donne aucune explication positive sur ce qu’il entend par ces mots « général » et « particulier » comme s’ils étaient évidents en soi. Malheureusement pour la cohérence, il apparaît donc que l’un des piliers du système comtien – la classification des sciences – repose sur une base métaphysique...

C’est d’ailleurs exactement ce que Chevreul pensait du positivisme, ainsi que les représentants de la science expérimentale de l’époque. On a, par exemple, retrouvé dans les affaires de Claude Bernard, un Cours de philosophie positive, manifestement annoté en vue d’une réfutation, dans laquelle le fondateur de la physiologie s’appuyait sur un argument de Chevreul pour écrire :

L’erreur de Comte en cette affaire est de croire qu’il y a quelque chose de positif. Il croit chasser la métaphysique en admettant des généralités philosophiques qu’il appelle positives : pas du tout. Toutes les théories scientifiques sont des abstractions métaphysiques. Les faits eux-mêmes ne sont que des abstractions (Chevreul).

Peut-on alors caractériser cette métaphysique qui se cache dans le positivisme ? Lorsque Comte parle de lois « générales » et de lois « particulières », on est immédiatement tenté de considérer que les secondes concernent une partie de la réalité incluse dans le domaine des premières ; ou peut-être, que les lois des sciences les plus particulières sont réductibles en dernière analyse aux lois des sciences les plus générales. C’est bien ce qui semble admis dans la citation ci-dessus concernant la biologie et la sociologie. Dans cette logique, on est conduit à admettre que les lois de la biologie se ramènent à celles de la physique et de la chimie... Le positivisme est-il donc matérialiste ? Il s’avère que Comte prétend le contraire dans son Discours sur l’ensemble du positivisme :

Un vrai philosophe reconnaît autant le matérialisme dans la tendance du vulgaire des mathématiciens actuels à absorber la géométrie ou la mécanique par le calcul, que dans l’usurpation plus prononcée de la physique par l’ensemble de la mathématique ou de la chimie par la physique, surtout la biologie par la chimie, et enfin dans la disposition constante des plus éminents biologistes à concevoir la science sociale comme un corollaire ou appendice de la leur.

Par ailleurs, il affirme que la biologie a des lois qui lui sont propres – donc qui ne se réduisent pas aux lois de la physique et de la chimie – et de même pour la sociologie qui ne se réduit pas à la biologie. Enfin, il proclame (fort justement) que le matérialisme appartient à la métaphysique et que lui, Comte, refuse le matérialisme parce qu’il refuse la métaphysique. Son point de vue affirmé avec force, c’est que la philosophie positive ne prend parti ni pour ni contre le matérialisme, l’idéalisme, l’athéisme, etc.Elle refuse tout simplement le débat.

Cependant, toutes ces apparences de subtilité ne cachent pas vraiment l’incohérence de l’ensemble : si la biologie a des lois qui sont irréductibles à la chimie, il n’y a aucune justification pour prétendre que les faits de la chimie sont plus « généraux » que ceux de la biologie. (Par contre on peut dire en toute rigueur qu’ils leur sont connexes.) Ainsi, si l’on écarte tout sophisme du débat, force est de reconnaître que cette classification des sciences est une porte ouverte au matérialisme, même si le mot « matérialisme » semble avoir chez Comte une connotation péjorative. Il semble d’ailleurs que quand il rédigeait son système, personne ne s’y trompait, compte tenu du débat de l’époque, pas plus chez les matérialistes que chez les spiritualistes.

Pour bien se convaincre que derrière ces « évidences » se cachent des choix arbitraires de Comte, on peut s’intéresser par exemple à la polémique de Pasteur contre la génération spontanée – qui est un corollaire inévitable du matérialisme [3] : en effet, selon l’hypothèse de la génération spontanée, la vie naît de certains arrangements de la matière. A l’opposé, Pasteur affirmait que la vie naît de la vie. Or, à l’époque, ceux qui prétendaient que la vie naît de la matière refusaient, dans la pratique médicale, d’étudier expérimentalement la transmission des maladies par les germes. Et ce n’est pas un hasard ! Ils prétendaient que l’être humain portait la maladie en lui, et que par conséquent, il n’était pas utile d’appliquer les règles d’hygiène que nous considérons aujourd’hui comme élémentaires : on considérait que les virus étaient engendrés spontanément dans l’organisme plutôt que transmis. On comprend que cet aveuglement, absurde même du point de vue des connaissances du XIXe siècle, ait provoqué la juste colère de Pasteur, car beaucoup de patients en mourraient. La victoire de Pasteur contre Pouchet dans la célèbre polémique sur la génération spontanée, a été décisive dans la révolution de la médecine. L’hygiène publique et la lutte contre les épidémies, qui ont permis d’allonger considérablement l’espérance de vie et d’accroître la population mondiale, en sont issues. Or que disait Pasteur, cet opposant acharné à la génération spontanée dans une note manuscrite des Œuvres de Pasteur (Tome VII) ? Voici :

Mais quoi donc vous autorise à vouloir qu’elle [la génération spontanée] ait été à l’origine de la vie ? Vous placez la matière avant la vie et vous faites la matière existante de toute éternité. Qui vous dit que le progrès incessant de la science n’obligera pas les savants, qui vivront dans un siècle, dans mille ans, dans dix mille ans... à affirmer que la vie a été de toute éternité et non la matière ? Vous passez de la matière à la vie parce que votre intelligence actuelle, si bornée par rapport à ce que sera l’intelligence des naturalistes futurs, vous dit qu’elle ne peut comprendre autrement les choses. Qui m’assure que dans dix mille ans on ne considérera pas que c’est la vie qu’on croira impossible de ne pas passer à la matière.

Ceci va à l’encontre de ce qui était une évidence pour Comte : pour Pasteur, il n’était pas du tout évident que les phénomènes de la vie soient moins « généraux » que les phénomènes du non vivant, et il envisageait même cette hypothèse – si choquante pour notre époque – que précisément le contraire soit vrai ! Dans un tel débat, il ne faut pas oublier que celui qui a fait cette hypothèse audacieuse, Pasteur, en a plus découvert sur la science de la vie que ses opposants, comme le montrent ses résultats tangibles : des virus caractérisés par lui-même et ses élèves, des vaccins découverts grâce à ces caractérisations, et des millions de vies sauvées dans les décennies suivantes.

Si on cherche à comparer la différence d’état d’esprit entre Pasteur et Comte qui se dégage des remarques précédentes, on pourra dire que le premier se caractérise par son audace intellectuelle, l’autre par sa peur de l’inconnu. Dans sa classification, Comte crée des catégories arbitrairement séparées, dans lesquelles chaque science doit évoluer individuellement vers un état où l’on évite toutes les questions profondes et où l’on doit seulement chercher des lois intrinsèquement limitées.

Aujourd’hui, de nombreux paradoxes, comme ceux posés par ce qu’on appelle la « fusion froide » et les « monopôles magnétiques », montrent que la séparation imposée entre les phénomènes concernant les noyaux des atomes et ceux concernant la couche électronique externe, c’est-à-dire la séparation entre la physique et la chimie, conduit à une impasse scientifique. On oublie trop souvent que cette séparation stérilisante n’a pas toujours existé : au début du XIXe siècle, par exemple, les travaux d’Ampère en électrodynamique, en optique et en chimie, relevaient d’une même démarche scientifique. Faut-il rappeler que le célèbre nombre d’Avogadro – la première estimation de l’histoire de caractéristiques physiques des atomes et des molécules – trouvé par le savant de même nom et fondamental pour le développement de toute la chimie moderne, a également été établi simultanément par le « physicien » Ampère ? Or qu’écrit Comte au sujet de la physique après les découvertes d’Ampère ? On lit dans la 28e leçon de son Cours la définition suivante :

[La physique] consiste à étudier les lois qui régissent les propriétés générales des corps, ordinairement envisagés en masse, et constamment placés dans des circonstances susceptibles de maintenir intacte la composition de leurs molécules, et même, le plus souvent, leur état d’agrégation [...] Il est [...] indispensable d’ajouter, pour compléter réellement une telle définition, que le but final des théories physiques est de prévoir, le plus exactement possible, tous les phénomènes que présentera un corps placé dans un ensemble quelconque de circonstances données, en excluant toutefois celles qui pourraient le dénaturer.

Bien entendu, parmi les « circonstances qui peuvent dénaturer un corps » figurent les réactions chimiques. On ne saurait donc dire plus clairement que la physique et la chimie doivent être envisagées séparément. [4] En d’autres termes, l’état positif est celui dans lequel la véritable découverte, celle qui bouleverse les frontières de la science, est bannie. Ce n’est pas sans ironie qu’on voit Comte qualifier cet état d’ »adulte » par opposition à l’« enfance » : il ne semble pas connaître cette naïveté que les enfants partagent avec les savants qui découvrent. Pasteur parlait à ce sujet de son « dieu intérieur », c’est-à-dire de l’enthousiasme (Encadré). Comte a tristement peur des révolutions... scientifiques. Et ceci apparaît encore plus clairement dès qu’on étudie le détail de ce qu’il propose pour les différentes sciences en matière de principes d’investigation.

L’« expérimentation » selon Comte

Pour faire progresser la science, Comte propose trois démarches : l’observation, l’expérimentation et la comparaison. Ces démarches ne s’appliquent pas, selon lui, de manière égale dans les différentes sciences ; par exemple, l’astronomie sera plutôt une science de l’observation, la physique, une science de l’expérimentation, la biologie et la sociologie des sciences de la comparaison. A première vue, on constate que le rôle de l’expérimentation dans la conception positiviste de la science est plutôt réduit, puisqu’il semble se cantonner surtout à la physique. Cette « frilosité » vis-à-vis de l’expérimentation est typique d’un héritier de l’empirisme qui ne pense qu’à isoler des phénomènes élémentaires et a peur d’influencer lui-même ce qu’il observe, comme si l’être humain pouvait se tenir en dehors de l’Univers qu’il étudie.

Comme on le savait bien avant Comte, la voie royale pour faire des découvertes dans n’importe quelle science, c’est la méthode expérimentale. L’observation et la comparaison si chères aux empiristes et à Comte sont simplement subordonnées à cette dernière. Pour ne pas provoquer une confusion dans l’esprit du lecteur, il faut cependant apporter ici une précision importante : cette méthode expérimentale dont il est question ici, c’est la méthode de Chevreul, Bernard et Pasteur, mais ce n’est pas l’expérimentation de Comte. Comte donne une définition de l’expérimentation dans la 40e leçon de son Cours :

Une expérimentation quelconque est toujours destinée à découvrir suivant quelles lois chacune des influences déterminantes ou modificatrices d’un phénomène participe à son accomplissement ; et elle consiste, en général, à introduire, dans chaque condition proposée, un changement bien défini, afin d’apprécier directement la variation correspondante du phénomène lui-même. L’entière rationalité d’un tel artifice et son succès irrécusable reposent évidemment sur deux suppositions fondamentales : 1° que le changement introduit soit pleinement compatible avec l’existence du phénomène étudié, sans quoi la réponse serait purement négative ; 2° que les deux cas comparés ne diffèrent exactement que sous un seul point de vue, car autrement l’interprétation, quoique directe, serait essentiellement équivoque.

C’est le point 2° qui nous intéresse ici tout particulièrement. Pour qu’un phénomène se produise, il faut, comme on le sait, qu’un certain nombre de conditions soient réunies. La situation idéale pour un positiviste serait que l’on parvienne à rendre ces conditions indépendantes les unes des autres ; à partir de cela, il suffirait de les faire varier tour à tour séparément, observer l’influence de chacune d’entre elles sur le phénomène en question – ce que Comte appelle l’expérimentation – et, enfin, en induire une loi. Malheureusement, le monde physique ne se comporte pas de cette manière : tout ayant de l’influence sur tout, il n’est presque jamais possible d’arriver à nettement délimiter une condition indépendamment des autres. C’est pourquoi Comte ne préconise l’expérimentation que pour la physique, c’est-à-dire la science où, croit-il, l’interaction des différentes conditions peut être limitée au maximum. Il écrit dans la 28e leçon :

C’est réellement en physique que se trouve le triomphe de l’expérimentation, parce que notre faculté de modifier les corps, afin de mieux observer nos phénomènes, n’y est assujettie à presque aucune restriction.

Par contre on lit dans la 35e leçon :

On s’exagère communément la véritable part de l’expérimentation, dans les découvertes chimiques. [...] les effets chimiques dépendent ordinairement d’un trop grand concours d’influences diverses, pour qu’il soit facile d’en éclairer la production par de véritables expériences, en instituant deux cas parallèles, qui soient exactement identiques dans toutes leurs circonstances caractéristiques, sauf celle qu’on veut apprécier ; ce qui est pourtant la condition fondamentale de toute expérimentation irrécusable.

Incroyable ! Au moment même où Comte rédige ces lignes, la chimie connaît en France une avalanche de découvertes grâce à la méthode expérimentale introduite dans cette science depuis Lavoisier et perpétuée par plusieurs générations de chimistes parmi lesquels figurent Chevreul et Pasteur. Par ailleurs, il est totalement faux de croire que dans les phénomènes physiques, il est plus facile de délimiter le nombre des influences qui déterminent l’effet étudié que dans les autres sciences. Donnons un exemple antérieur à Comte. D’après le principe de Huygens, la lumière est un phénomène ondulatoire et chaque point de l’espace éclairé par une source lumineuse doit être considéré à son tour comme une source lumineuse secondaire. Ce qui veut dire que l’état lumineux d’un point quelconque de l’espace dépend d’une infinité d’influences interdépendantes. Face à cette horrible complication, les héritiers de Newton ont imposé pendant plus d’un siècle la théorie de l’émission, selon laquelle la lumière se réduirait au déplacement d’un très grand nombre de particules lumineuses élémentaires. Vers 1820, Fresnel, aidé d’Ampère et d’Arago, a fait voler en éclats cette vision naïve par la méthode expérimentale, et restauré l’autorité de Huygens.

On peut noter au passage que Fresnel n’est pas un bon positiviste. En effet, si l’on suppose que la lumière est ondulatoire, on doit nécessairement faire l’hypothèse d’un certain milieu, l’éther, dans lequel se propage cette onde et dont il reste à trouver les caractéristiques (à moins de tomber dans l’occultisme, ce dont ne se privent pas la plupart des physiciens d’aujourd’hui). Une telle hypothèse sur la nature de l’Univers, honteuse tendance rétrograde d’un esprit métaphysique, est formellement interdite dans une science positive !

Est-il besoin de préciser que dans le domaine de la biologie, Comte est opposé à l’expérimentation pour les mêmes raisons que dans la chimie ? Il est particulièrement significatif que le savant modèle en matière de biologie pour Comte ne soit autre que Xavier Bichat, décédé depuis une trentaine d’années au moment où démarre la rédaction du Cours. Pourquoi est-ce significatif ? L’ambiguïté de la position de Comte sur le matérialisme signalée plus haut est en fait héritée du vitalisme de l’école de Montpellier d’où vient Comte et dont Bichat est le plus célèbre représentant. Théoriquement, ce vitalisme est l’école de pensée opposée au matérialisme. En réalité, comme Bernard l’a prouvé (et Leibniz avant lui en polémiquant contre Descartes et contre Stahl), toutes les deux ne sont pas si incompatibles que ça et elles se rejoignent dans l’erreur car elles s’opposent à ce qu’il appelle la méthode expérimentale.

Alors que selon les matérialistes, la vie est un épiphénomène des lois de la matière, selon le vitalisme de Bichat, il y a dans les organismes vivants, un principe vital qui s’oppose aux phénomènes physico-chimiques. [5] Selon Bichat « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort » ( c’est-à-dire les phénomènes physico-chimiques). Bien que Comte ne soit formellement pas d’accord avec cette idée dualiste de Bichat, il en accepte néanmoins les conséquences pratiques : pas d’expérimentation sur le vivant car cela perturberait, de manière non naturelle, le fonctionnement de l’ensemble de l’organisme et ne pourrait que donner des idées fausses (car l’expérimentateur intervient sur le vivant par des actions physiques ou chimiques, donc par la mort). Il ne reste donc plus qu’à disséquer des cadavres, à comparer les organes (et sans microscope chez Bichat car il était opposé à son usage) et à chercher à en induire les lois de leur fonctionnement. Une génération de physiologistes contemporains de Comte, parmi lesquels figurait le maître de Claude Bernard, François Magendie, ont fait table rase de cette idéologie en organisant, avec succès, l’expérimentation sur le vivant.

La méthode expérimentale

« [...] les hypothèses vraiment philosophiques doivent constamment présenter le caractère de simples anticipations sur ce que l’expérience et le raisonnement auraient pu dévoiler immédiatement, si les circonstances du problème eussent été plus favorables. [...] Les diverses hypothèses employées aujourd’hui par les physiciens doivent être soigneusement distinguées en deux classes : les unes, jusqu’ici peu multipliées, sont simplement relatives aux lois des phénomènes ; les autres, dont le rôle actuel est beaucoup plus étendu, concernent la détermination des agents généraux auxquels on rapporte les différents genres d’effets naturels. Or, d’après la règle fondamentale posée ci-dessus, les premières sont seules admissibles ; les secondes, essentiellement chimériques, ont un caractère antiscientifique, et ne peuvent désormais qu’entraver radicalement le progrès réel de la physique, bien loin de le favoriser : telle est la maxime fondamentale que je dois maintenant établir. »
Auguste Comte

En 1865, dans un contexte de très grande confusion d’idées résultant en grande partie de l’influence du positivisme, Claude Bernard passe à l’offensive en exposant de manière simple et lumineuse les véritables principes de la méthode expérimentale dans sa célèbre Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Bien que cela ne paraisse pas évident pour un lecteur qui ne connaîtrait pas le contexte historique de cet ouvrage, et en particulier les théories d’Auguste Comte, c’est bel et bien le système positiviste qui constitue la principale cible de ce travail. Pour le dire en une phrase, Bernard restaure dans la science une idée de transcendance sans laquelle aucune véritable découverte n’est possible. Au centre de cette polémique se trouve la question fondamentale de l’hypothèse.

On se souvient du sophisme discrédité depuis longtemps de Newton : « Hypotheses non fingo » (Je ne formule pas d’hypothèses). A son époque, Comte ne pouvait décemment pas l’affirmer de manière aussi vulgaire. Il commence donc par dire que les hypothèses sont nécessaires dans la science. Ceci étant fait, il donne immédiatement une restriction qui revient de fait à interdire leur usage. Il écrit dans la 28e leçon de son Cours :

Mais l’emploi de ce puissant artifice [l’hypothèse] doit être constamment assujetti à une condition fondamentale, à défaut de laquelle il tendrait nécessairement, au contraire, à entraver le développement de nos vraies connaissances. [...] En d’autres termes, les hypothèses vraiment philosophiques doivent constamment présenter le caractère de simples anticipations sur ce que l’expérience et le raisonnement auraient pu dévoiler immédiatement, si les circonstances du problème eussent été plus favorables.

Bref, le rôle de l’hypothèse se borne à nous faire gagner du temps ! Comte poursuit :

Les diverses hypothèses employées aujourd’hui par les physiciens doivent être soigneusement distinguées en deux classes : les unes, jusqu’ici peu multipliées, sont simplement relatives aux lois des phénomènes ; les autres, dont le rôle actuel est beaucoup plus étendu, concernent la détermination des agents généraux auxquels on rapporte les différents genres d’effets naturels. Or, d’après la règle fondamentale posée ci-dessus, les premières sont seules admissibles ; les secondes, essentiellement chimériques, ont un caractère antiscientifique, et ne peuvent désormais qu’entraver radicalement le progrès réel de la physique, bien loin de le favoriser : telle est la maxime fondamentale que je dois maintenant établir.

Comte écarte donc les seules hypothèses qui permettent réellement de faire des découvertes, tout en reconnaissant par ailleurs que ce sont précisément celles-là qui ont permis aux sciences de progresser lorsqu’elles se trouvaient dans l’état théologique ou l’état métaphysique...

Pour Bernard, tout ceci est absurde. Non seulement il s’attache à faire de la médecine une science expérimentale, comme toutes les autres, mais en plus, il affirme avec insistance qu’il n’y a pas de découverte sans ces « échafaudages indispensables » que constituent les hypothèses. Il montre à travers son propre exemple comment leur usage permanent a été à l’origine de ses nombreuses découvertes, comment certaines se sont avérées exactes, d’autres fausses mais néanmoins utiles, car leur confrontation avec l’expérience lui a quand même permis d’avancer dans la découverte. Mais surtout, il montre que les hypothèses particulières qu’il a pu élaborer au cours de ses recherches en physiologie ont toutes été transcendées par une hypothèse générale – donc taboue dans la religion positiviste – qui a constamment guidé son regard : Bernard considère qu’un organisme tend à maintenir une certaine constance de son milieu intérieur, c’est-à-dire de l’ensemble des conditions physico-chimiques qui règlent son bon fonctionnement. Cette formulation qui semble presque une tautologie est très lourde de conséquences. Cela signifie notamment que toutes les parties de l’organisme conspirent entre elles :

[...] il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non seulement un déterminisme très complexe, mais que c’est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement hiérarchisé. De telle sorte que les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui se déterminent les uns les autres en s’associant ou se combinant pour un but final commun. [...] le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres.

La référence à la métaphysique leibnizienne, à l’harmonie préétablie et aux causes finales, semble presque explicite. Si Comte avait vécu suffisamment longtemps, un tel ouvrage écrit par le plus grand physiologiste de son époque l’aurait certainement mis en fureur... à condition toutefois qu’il eût daigné le lire ! Ce théoricien dont les connaissances biologiques ne sont même pas à jour, écrit dans sa 40e leçon :

Mais il faut convenir que cette tendance systématique à regarder tout organe quelconque comme exerçant nécessairement une certaine action dégénère encore très fréquemment en une aveugle admiration antiscientifique du mode effectif d’accomplissement des divers phénomènes vitaux [...] elle conduit souvent à s’émerveiller sur des complications évidemment stériles.

Contrairement à Bernard, ce pauvre Comte ne savait vraiment pas s’émerveiller : c’est bien là que se trouvait la racine de son problème.

4. La sociologie

Il n’est pas nécessaire de s’étendre davantage sur l’indigence scientifique du positivisme. Le lecteur aura noté au passage qu’on y trouve l’origine de certains préjugés solidement ancrés dans la culture scientifique de notre époque. Il se demandera certainement à quoi rime cette construction absurde et comment a-t-elle pu permettre à Auguste Comte de passer à la postérité. C’est ici qu’il nous faut enfin aborder la sixième science dont Comte se présente comme le fondateur : la sociologie. De par sa position privilégiée dans la classification, c’est la sociologie – et son acceptation en tant que science « respectable » dans la société, au même titre que les cinq autres – qui constitue le véritable but de tout le système positiviste. C’est la sociologie qui justifie la vision de l’histoire des sciences présentée dans le Cours, et c’est encore la sociologie qui prétend accélérer leur transition – et la transition de la société par la même occasion – vers l’état positif.

La séparation des pouvoirs

Prenant exactement le contre-pied du « Roi philosophe » de la République de Platon, Comte demande que dans l’état positif de la société, le pouvoir politique proprement dit – le « pouvoir temporel » – soit séparé de ce qu’il appelle le « pouvoir spirituel ». Pour lui, ceux qui dirigent effectivement la société doivent être ceux qui dirigent également l’économie, c’est-à-dire en particulier les industriels et les banquiers (tiens donc...), parce qu’ils sont essentiellement égoïstes et ambitieux – qualités nécessaires selon lui pour créer de la richesse et donc amener la prospérité à l’ensemble de la société. Comte n’est donc pas un démocrate, mais il ajoute qu’il existe un danger que ceux qui ont le pouvoir temporel deviennent tyranniques. Il est donc nécessaire, selon lui, d’établir un contre-pouvoir pour rendre une telle évolution impossible. Le pouvoir spirituel doit donc être contrôlé par des gens qui n’ont pas le droit de participer au pouvoir temporel ; il s’agit, d’une manière assez vague, de créer une sorte « d’opinion publique » ou de « culture ambiante » grâce à laquelle les représentants du pouvoir temporel ne seront pas tentés par la tyrannie. A partir d’une période voisine de 1845-1848, Comte précisera que le pouvoir spirituel sera détenu par les « prêtres » de son « Culte de l’Humanité ».

Qui sont ces prêtres ? Initialement, Comte avait pensé que ce serait les savants. Hélas, ces derniers ayant assez mal accueilli les divagations scientifiques de Comte, celui-ci décide de leur donner un nom plus général – les philosophes – et de leur adjoindre une classe sociale plus nombreuse et non corrompue par l’éducation – les prolétaires. On a donc dans le pouvoir spirituel ceux qui pensent – les philosophes – et ceux qui agissent – les prolétaires. Les choses n’en restent pas là : en 1845, Comte « découvre » qu’il y manque l’élément féminin. Voici comment la science a fait cette percée majeure.

Après avoir fréquenté les prostituées dans sa jeunesse, Comte décide de devenir plus « respectable » en se mariant. Il épouse Caroline Massin en 1825, dont il faut préciser que la mère avait fait d’elle une courtisane rentable. Cependant, il s’avère que Caroline n’est pas stupide et qu’elle s’intéresse à la science. Comte prend plaisir dans un premier temps à « faire son éducation », mais il finit par en retirer une répulsion vis-à-vis des femmes intellectuelles. Néanmoins, elle le soigne avec dévouement lorsqu’il sombre dans la folie, mais ne parvient pas à lui faire assumer ses responsabilités de mari. C’est donc Caroline qui assure l’existence du ménage, par des moyens que le lecteur devinera. La quatrième rupture entre les époux est la dernière.

En 1845, Comte rencontre Clotilde de Vaux, une femme qui a toutes les qualités pour enflammer son âme de philosophe : elle est jeune, jolie, pas excessivement intelligente, de santé précaire, abandonnée par son mari et languissant d’un amour impossible. Comte en tombe amoureux, en fait sa disciple et réussit à la convaincre de devenir la future mère de ses enfants. Hélas ! elle meurt un an plus tard de tuberculose, avant qu’il ait pu... Cette passion purement platonique convaincra notre philosophe que la pensée doit être dirigée par l’amour. Ce qui donne des maximes telles que : « Le point de vue féminin permet seul à la philosophie positive d’embrasser le véritable ensemble de l’existence humaine. » Bref, le pouvoir spirituel comprendra finalement les philosophes, les prolétaires et les femmes, et pour que ces dernières puissent exercer le mieux possible leur sublime mission, elles accepteront avec joie de limiter leur activité à servir leurs époux dans les tâches ménagères. Quant aux prolétaires, ils comprendront que leur rôle est plus noble que celui des détenteurs du pouvoir politique. Ainsi, dans la société positive, chacun est à sa place et exerce une fonction unique séparée des autres, exactement comme dans la philosophie positive où chaque science est séparée des autres.

« Ordre et Progrès »

Selon Comte, l’état définitif, positif, de la société, se caractérisera par l’ordre et le progrès ; à ce moment, les guerres seront devenues impossibles. Comte n’aime pas les révolutions, facteurs de désordre, mais certaines d’entre elles sont nécessaires quand elles renversent un ordre « rétrograde », c’est-à-dire opposé au progrès. Donnons un aperçu de la vision de l’histoire qui sous-tend son analyse.

Comme les sciences, l’histoire de l’humanité traverse immanquablement trois états dans un ordre unique : théologique d’abord, puis métaphysique et, enfin, positif. Jusqu’au XIVe siècle, la société est essentiellement dans un état théologique. Ce qui ne veut pas dire que ce soit un mal : Comte considère que cet état est une étape nécessaire et même provisoirement bénéfique pour l’ensemble de l’évolution. En particulier, Comte fait l’éloge de l’ordre féodal et de la chevalerie, établis au Moyen Age en Occident. Pourquoi cela ? Parce que les pouvoirs y sont séparés : les rois exercent le pouvoir temporel, mais ce dernier est régulé par le pouvoir spirituel du pape car ils le reconnaissent tous comme le représentant de Dieu. Comte écrit ainsi dans un opuscule de 1826 intitulé Considérations sur le pouvoir spirituel :

Si l’on envisage d’abord les relations politiques les plus générales, on voit que, tant que le système catholique a conservé une grande vigueur, les rapports d’Etat à Etat ont été soumis, dans toute l’Europe chrétienne, à une organisation régulière et permanente, capable d’entretenir habituellement entre eux un certain ordre volontaire, et de leur imprimer, quand les circonstances l’ont exigé, une activité collective, comme dans la vaste et importante opération des croisades. En un mot, on a pu contempler alors ce que M. de Maistre appelle, avec une si profonde justesse, le miracle de la monarchie européenne.

Cependant, cette « admirable tentative du Moyen Age » n’est pas destinée à durer. En effet, elle repose sur un esprit théologique qui n’est pas aussi altruiste que l’esprit positif définitif, mais plutôt égoïste. Pourquoi l’homme du Moyen Age fait-il le bien ? Parce qu’il est préoccupé par son propre bénéfice, par le salut de son âme après la mort : la religion catholique est essentiellement individualiste, donc elle porte en elle les germes de sa destruction. Cet égoïsme qui était considéré ci-dessus comme bénéfique chez les acteurs de l’économie, c’est-à-dire ceux qui doivent exercer le pouvoir politique dans la société positive, devient ici un facteur de crise dans l’ensemble de la société féodale…

A partir du XIVe siècle jusqu’à la Révolution française, la société traverse donc une phase que Comte qualifie de « critique » plutôt qu’ »organique », c’est-à-dire destructrice plutôt que constructrice. Il s’agit, bien entendu, d’un état métaphysique dans lequel s’opère la destruction nécessaire de l’ordre ancien devenu rétrograde. Cette période est marquée en particulier par la Réforme, caractérisée par l’effritement du pouvoir spirituel du pape, et la Révolution française qui vient consacrer la fin de l’ancien régime et de la religion catholique. Cette phase critique ayant apporté un chaos provisoire et nécessaire, il convient maintenant de reconstruire la société sur des bases définitives, positives, et la philosophie de Comte va permettre à l’humanité d’atteindre consciemment cet état souhaitable et inévitable, dans les meilleures conditions. Cela implique notamment la création d’une religion plus « altruiste » que la précédente, une religion dans laquelle Dieu est remplacé par le « Grand Etre », ou tout simplement, l’humanité.

Avant d’aller plus loin sur les causes et les conséquences d’une telle vision sociologique, quelques remarques s’imposent ici. Une simple observation des courbes démographiques de l’Europe dans la période concernée montre une stagnation de la densité démographique au cours du Moyen Age, et même une chute catastrophique au XIVe siècle provoquée en particulier par les guerres et la grande peste noire. Dans l’ordre chevaleresque si vanté par Comte, la plus grande partie de la population humaine était réduite en servage, sans avoir accès à l’éducation, par des petits seigneurs locaux qui passaient leur temps à se faire la guerre entre eux. Contrairement à Comte et à de Maistre, nous aurions du mal à nous émerveiller de la capacité du pouvoir temporel à organiser les croisades dans lesquelles nous verrions plutôt une violation des véritables principes du catholicisme.

A partir du XVe siècle, les courbes de densité démographique montent en flèche. Que s’est-il passé ? Il est remarquable que Comte considère la période qui démarre à la Renaissance comme une période « critique », alors que c’est précisément à partir de ce moment-là que s’effectue une révolution scientifique sans précédent. Plus fondamentalement, le XVe siècle voit la naissance en France du premier Etat-Nation de l’histoire humaine, sous Louis XI, avec la mise au pas des seigneurs féodaux et une première ébauche des notions d’intérêt général et de service public (avec en particulier la création d’un service postal public).

Pourquoi qualifier de destructrice cette période pendant laquelle le sort de la population s’est relativement amélioré par rapport à la période précédente ? Cette question nous ramène aux sources d’influences idéologiques du fondateur de la sociologie.

De Maistre

La vision historique de Comte est très largement inspirée de celle de Joseph de Maistre dont il faut dire ici quelques mots.

La Révolution américaine avait fait naître de très grands espoirs de liberté en Europe dans les milieux républicains. Pour la première fois, la Constitution d’une république souveraine donnait explicitement à l’Etat la mission impérieuse de garantir l’intérêt général (General Welfare) de sa population et surtout de sa postérité. [6]

C’est uniquement sur ces principes que les Etats-Unis sont devenus la première puissance industrielle du monde (et c’est lorsque ses dirigeants ont violé ces principes que les Etats-Unis sont devenus un parasite pillant la production du reste du monde et vivant même aux dépens de sa propre population). Dans l’esprit de ses inspirateurs, cette république devait servir d’exemple au reste du monde. Malheureusement, la Révolution française qui s’ensuivit quelques années plus tard tourna au bain de sang : à la Terreur jacobine monstrueuse, succéda l’horreur de l’empire de Bonaparte dont l’aventure insensée permit à l’oligarchie européenne de restaurer son pouvoir sous de nouvelles formes. Ces quelques années, qui ont épuisé la France et l’Europe, ont été manipulées de bout en bout par l’Empire colonial britannique qui est finalement sorti grand vainqueur du Congrès de Vienne en 1815. Appliquant le vieux principe vénitien de contrôle social consistant à « diviser pour mieux régner », lord Shelburne a véritablement été le grand organisateur de ces événements. Il est un fait historique qu’il avait des agents provocateurs aussi bien chez les royalistes que chez les jacobins, comme Marat et Danton, qui ont jeté de l’huile sur le feu à des instants décisifs. Shelburne avait également des agents dans les milieux bancaires qui, à travers le ministre de Louis XVI, Jacques Necker, ont organisé le dépeçage économique de la France victime des politiques de libre-échange dans les années 1780.

Shelburne et Necker ont également lancé un certain nombre de sectes et de loges maçonniques bizarres afin de créer un climat général d’irrationalité propre à provoquer des émeutes. Dans l’une des plus importantes de ces sectes, l’ordre des Martinistes créé à Lyon, on trouve un ultraroyaliste particulièrement fasciné par le sang et la violence : Joseph de Maistre.

De Maistre est, bien entendu, officiellement, l’ennemi absolu de la Révolution française ; cependant, il affirme que celle-ci fut une bénédiction [7] car elle a fait couler le sang innocent, et que cela est nécessaire pour maintenir l’ordre. Tout royaliste qu’il est, il a une grande admiration pour Bonaparte, et l’on peut dire que cette admiration est réciproque. Ce que de Maistre aime par-dessus tout dans le « catholicisme », c’est le personnage du Grand Inquisiteur, Torquemada. Plus généralement, il considère que le garant de l’existence de la société, c’est le bourreau, car il impose l’ordre par la terreur. On ne sera donc pas surpris de voir que dans la vision sociologique de cette figure de référence des différentes formes de fascisme contemporain, la guerre joue un rôle nécessaire, comme il l’exprime dans ses Considérations sur la France. Le lecteur familiarisé avec les théories des serviteurs de l’Empire comme Hobbes, Mandeville, Smith, etc., n’y trouvera rien de très original :

Malheureusement, l’histoire prouve que la guerre, dans un certain sens, est l’état normal de l’humanité, ce qui veut dire que le sang humain doit couler sans interruption à un endroit ou l’autre du globe, et que pour toute nation, la paix n’est rien d’autre qu’un répit [...] Si vous [...] examinez les hommes dans toutes les conditions possibles, d’un état de barbarie à la civilisation la plus avancée, vous trouverez toujours la guerre [...]
Il est pourtant encore à douter si cette violente destruction est, généralement, un mal aussi grand qu’on le suppose [...]
En premier lieu, lorsque l’âme humaine a perdu sa force par la paresse, l’incrédulité et les vices infectieux qui suivent un excès de civilisation, elle ne peut être rachetée que par le sang [...] [L’H]umanité peut être considérée comme un arbre qu’une main invisible est constamment en train d’élaguer et qui profite souvent de l’opération. En vérité l’arbre peut périr si le tronc est coupé ou si on l’élague trop ; mais qui connaît les limites de l’arbre de l’humanité ? Ce que nous savons c’est que le carnage excessif va souvent de pair avec une population excessive [...] D’un autre côté les vrais fruits de la nature humaine [...] les arts, les sciences, les grandes entreprises, les conceptions nobles, les vertus viriles [...] sont exclusivement dus à l’état de guerre. Nous savons que les nations n’ont jamais atteint le plus haut point d’accomplissement dont elles sont capables, sinon après des guerres longues et sanglantes.

Bref : l’ordre naît du chaos, et le mal est nécessaire. Avec un tel inspirateur pour celui qui a fondé la sociologie moderne, faut-il vraiment s’étonner si les notions de bien et de mal deviennent de plus en plus confuses chez ceux qui pratiquent cette science ?... Bien entendu, Comte prend ses distances avec de Maistre : le martiniste est qualifié de penseur « rétrograde », car il appartient à un ordre politique basé sur le catholicisme, c’est-à-dire sur l’esprit théologique qui doit nécessairement laisser la place à l’esprit positif. Cependant, de même que de Maistre considérait que le sang est un « mal » nécessaire, Comte estime que l’ordre théologique que représente de Maistre a été nécessaire.

Condorcet

Condorcet est considéré par Comte comme son véritable précurseur. A première vue, il n’a pas grand-chose de commun avec de Maistre. Disciple et ami de d’Alembert, Voltaire et Turgot, Condorcet est considéré comme le dernier des associés de l’Encyclopédie. Au moment de la Révolution française, il est l’un des premiers à demander l’instauration de la république. Il est élu député sous la Convention et, au procès de Louis XVI, vote « pour la peine la plus élevée en deçà de la mort », car il est opposé par principe à la peine de mort. Néanmoins, on constate à seconde vue qu’il joue un rôle très important dans la propagande de la culture d’empire. Cela concerne tout d’abord, bien entendu, son travail dans l’Encyclopédie aux côtés de d’Alembert. De plus, dans les années qui précèdent la Révolution, le salon de sa femme, Sophie Grouchy, reçoit bon nombre d’écrivains au service de Shelburne qui trouvent là une caisse de résonance pour répandre leurs idées en France.

L’un des invités privilégiés des Condorcet n’est autre que l’économiste de l’Empire, Adam Smith, dont Sophie Grouchy traduit en français la Théorie des sentiments moraux. Cet ouvrage, qui constitue un complément « philosophique » indispensable au système du libre-échange, prétend montrer que la meilleure qualité de l’être humain c’est... son égoïsme. D’après Smith, si chacun dans la société œuvre pour satisfaire ses désirs égoïstes, il résulte de la somme algébrique de tous les conflits locaux que cela provoque, le plus grand bien possible pour tous. En économie, c’est lorsque chaque entrepreneur entre en compétition avec ses concurrents que l’on crée de la richesse pour la nation. (Ceci sonne comme quelque chose de familier, n’est-ce pas ?) Smith parle de la « Main invisible » (cette expression se trouve dans la citation de Maistre ci-dessus) qui régule les marchés, car à son époque on ne parle pas encore de « loi sociologique » : c’est Comte qui a inventé le mot « sociologie ».

En pleine Terreur jacobine, Condorcet lance une provocation inutile et suicidaire contre le pouvoir de Robespierre ; il est déclaré en état d’arrestation et s’enfuit. Capturé quelques mois plus tard, il meurt au bout de deux jours. Pendant sa fuite, il rédige un « essai sociologique » qui aura une grande influence sur Auguste Comte : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. L’idée centrale de cet essai, c’est que l’« espèce humaine est indéfiniment perfectible » : l’histoire de l’humanité est, selon Condorcet, guidée par une sorte de progrès mécanique irrésistible. Si l’on veut un indice montrant, d’une part, que la sociologie n’est pas une science expérimentale, et d’autre part, que ses théoriciens sont complètement aveuglés par l’idéologie, qu’il nous suffise de citer le jugement que porte Condorcet sur les révolutions de son époque dans l’Esquisse :

Nous montrerons pourquoi les principes sur lesquels la constitution et les lois de la France ont été combinés, sont plus purs, plus précis, plus profonds que ceux qui ont dirigés les Américains ; pourquoi ils ont échappé bien plus complètement à l’influence de toutes les espèces de préjugés [...].

Celui qui écrit ces lignes est sur le point de mourir, incapable de voir que cette Révolution française qui le tue, à laquelle il a pris part, et qui dégénère dans un bain de sang, va accoucher d’un empire tout aussi monstrueux. Il refuse également de voir que cette évolution n’est pas le résultat d’une loi sociologique abstraite, mais plutôt d’un ensemble de manipulations géopolitiques opérées par les ennemis de la Révolution américaine. Depuis ces lignes de Condorcet, il est resté en France l’idée dangereuse que le « progrès » s’obtient nécessairement dans le sang comme le montre la Révolution française plus « agitée » que l’Américaine.

Lois sociologiques contre causalité géopolitique

Comme on le voit, Condorcet, Comte et de Maistre ne partagent pas du tout les mêmes idées. Pourtant, il y a quelque chose de commun dans leur manière de penser ; et c’est ce quelque chose qui mérite qu’on s’y attarde quelque peu, car c’est là que se trouve le vice fondamental de la sociologie moderne.

Si l’on compare ces trois auteurs, on constate qu’ils ont chacun une certaine conception de l’homme et des relations des hommes entre eux dans la société. Dans les trois cas, il est question d’une certaine puissance occulte... pardon, une certaine loi sociologique, présentée comme une donnée objective, qui déterminerait le comportement général des individus en société. Il s’agira du « Progrès » dans un cas, de la « Loi des trois états » dans un autre cas, ou enfin de la « Main invisible qui élague le grand arbre de l’humanité » dans le troisième. Comme cela est suggéré ou même affirmé, l’individu humain n’a pas de prise sur la loi sociologique, elle est hors de sa portée. Il en résulte que l’individu ne peut pas véritablement agir de manière déterminante sur l’histoire. Ah ! mais si on ne peut pas changer l’histoire, à quoi bon parler de la responsabilité politique du citoyen ? Autant se laisser porter par la vague de l’histoire ! Cette vague, nous ne savons pas d’où elle vient, nous ne cherchons pas à en connaître la cause, puisque, comme nous l’avons vu ci-dessus, la notion de causalité a été déclarée obsolète et retirée de la science, pour laisser la place à la notion de loi objective (de manière explicite chez Comte, mais au moins implicite chez tous les autres). Donc suivons l’esprit du temps, le Zeitgeist, même si cela nous conduit à accepter l’inacceptable ou, dans le cas de Hegel, de construire un système sociologique pour cautionner a posteriori l’Empire bonapartiste.

Si l’on élimine la notion de causalité, il devient très facile de se laisser abuser par une conception de l’histoire ou de la politique qui prétend tout expliquer par les « grands mouvements de masses ». Mais accepter une telle explication, c’est prendre l’effet pour la cause. La plupart du temps, ces mouvements sont le résultat de certaines actions intentionnelles d’un très petit nombre d’individus qui créent les conditions, l’environnement, leur permettant de voir le jour. Considérons par exemple les deux grandes révolutions du XVIIIe siècle : aucune des deux n’a été le résultat d’un soulèvement populaire spontané échappant à tout contrôle.

Il y a dans le cas de la Révolution américaine de 1776, une histoire qui se prépare dès 1630, au moment où John Winthrop établit une colonie dans la baie du Massachusetts avec l’intention délibérée d’organiser autour d’un groupe d’intellectuels, un noyau destiné à jeter les bases d’une véritable république dans le futur, profitant de l’éloignement géographique de l’Empire britannique. Plusieurs générations de républicains européens et américains ont collaboré à cet immense projet pendant plus d’un siècle, parmi lesquels on retrouve une bonne partie du réseau de correspondants associés à Gottfried Leibniz. Formé par les Mather dès son plus jeune âge, Benjamin Franklin a consacré toute sa vie à la création de cette république. Tout n’était pas planifié dans les moindres détails – le croire serait tomber dans la vision naïve des « théories de la conspiration » –, par exemple Franklin et ses amis avaient plutôt l’intention d’établir cette république par des moyens plus pacifiques qu’une révolution, mais l’ennemi ne leur a pas laissé le choix. Cependant, ils ont créé délibérément un environnement propre à la découverte, à l’éducation et à l’esprit d’entreprise, dans le but d’établir une véritable république.

D’une manière radicalement différente, la Révolution française a été intentionnellement organisée par un groupe relativement restreint d’individus autour du vieil ennemi de Franklin : lord Shelburne. On raconte en général que la révolution est partie d’une « surproduction » agricole en 1788, suivie d’une pénurie l’année suivante, qui a précipité le pays dans la famine. Ces deux événements avérés sont présentés comme des « données objectives » échappant comme tels à la volonté humaine. On oublie de préciser que les traités de libre-échange signés avec l’Angleterre ont intentionnellement livré l’économie de la France aux mains des banquiers suisses associés à Necker et Shelburne, qui ont su profiter de ces circonstances de surproduction et de pénurie quelque peu inhabituelles pour organiser la disette et donner une ampleur catastrophique à une crise qui autrement aurait pu être résolue.

On pourra rétorquer qu’à partir de la prise de la Bastille, on voit la foule parisienne prendre le goût du sang et multiplier les émeutes dans les mois qui suivent. Voilà donc manifestement, dira t-on, un mouvement de masse spontané et incontrôlable, dirigé par d’autres forces que la simple volonté de quelques individus. Pas du tout ! Chassons ce genre de vision naïve du comportement des foules. Certes, à partir d’un certain moment « la mécanique s’emballe » et suit sa propre logique, mais il ne faut pas oublier qu’il a fallu au préalable créer délibérément les conditions pour la mettre en marche. Par exemple, les discours et les publications d’agents britanniques comme Marat qui ont ici constitué de véritables appels au crime. Il n’y a rien de spontané dans les mouvements sociaux, [8] il y a des causes humaines.

La manière dont l’histoire est enseignée aujourd’hui met de côté l’idée scientifique fondamentale que tout événement a une cause qui le provoque et, dans la plupart des cas, que les événements de l’histoire ont des causes humaines. Pour expliquer après coup, les évènements on invente, la plupart du temps, des grandes généralités abstraites ou des lois sociologiques du genre : « si le peuple se révolte, c’est parce qu’il a une aptitude sociologique à se révolter ». Bien entendu ces théories qui expliquent tout ne permettent pas à leurs auteurs de passer l’épreuve de la méthode expérimentale en anticipant sur les évènements à venir. Les sociologues ayant beaucoup d’imagination, ils ont donc construit, depuis trois siècles, une multitude de systèmes autour de lois « objectives » dont celui de Comte n’est qu’un exemple. Cependant, bien que ces lois n’aient pas grand-chose à voir avec la réalité physique de notre Univers, elles servent néanmoins à justifier et faciliter la mise en place de projets politiques. Donnons deux exemples importants.

Montesquieu

Chez Montesquieu, il s’agit de la « Théorie des climats » qui énonce que le comportement humain est déterminé (ou influencé, suivant les interprétations) par le climat de la région dans laquelle se trouve la société. Montesquieu écrit ainsi dans L’esprit des lois :

Il y a des pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort le courage que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment. L’esclavage y choque donc moins la raison. Et le maître y étant aussi lâche à l’égard de son prince que son esclave l’est à son égard, l’esclavage civil y est encore accompagné de l’esclavage politique.

Précision importante : tout comme Voltaire et d’autres dignes philosophes racistes des Lumières, Montesquieu est un grand bénéficiaire du colonialisme et en particulier du trafic des esclaves en provenance d’Afrique. L’esclavagisme est-il contraire aux principes chrétiens de la société française du XVIIIe siècle ? Oui, certes, répondront les esclavagistes, et c’est pourquoi il serait immoral que des Chrétiens réduisent d’autres Chrétiens en esclavage. Mais dans ces pays du Sud où les conditions sociologiques ne sont pas les mêmes que chez nous, la notion de moralité a un sens tout à fait différent du nôtre. Dans ces conditions, on peut démontrer qu’il n’y a rien d’immoral à ce que des Chrétiens réduisent des nègres en esclavage, [9] dira Voltaire :

Nous n’achetons des esclaves domestiques que chez les nègres. On nous reproche ce commerce : un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l’acheteur : ce négoce démontre notre supériorité ; ce qui se donne un maître était né pour en avoir.

A partir de là, il devient facile de dire que les coupables de l’esclavagisme, ce ne sont pas les Occidentaux fiers de respecter les droits de l’homme chez eux, mais bel et bien les dictateurs des pays du Sud que les Occidentaux remplacent pourtant à volonté au moindre signe d’indépendance. Comme on peut facilement s’en rendre compte au Café du commerce, la Théorie des climats est encore très vivace de nos jours sous des formes variées…

Marx

Dans le cas de Marx, un sociologue directement influencé par Hegel, par Smith et par Saint-Simon, la loi prend le nom de « Lutte des classes ». On lit dans le Manifeste du parti communiste : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, n’a été que l’histoire de la lutte des classes. » Marx a beaucoup de points communs avec Comte : comme ce dernier, il pense que la société a traversé certaines étapes nécessaires à son développement, comme l’esclavagisme et la féodalité (dont il fait l’éloge pour le « bien » qu’elles auraient accompli à une époque donnée), et qu’elle se dirige vers une sorte d’état final, en l’occurrence la dictature du prolétariat.

Marx est le protégé de l’empire britannique. Assez curieusement, il nous laisse un choix binaire entre le communisme et le capitalisme, deux systèmes en lutte dont le vainqueur à la fin de l’histoire sera inévitablement le communisme, comme s’il n’existait pas d’autre modèle d’économie politique à son époque. Marx ignore de ce fait (délibérément ?) le système américain d’économie politique de Hamilton, List et Carey qui organise avec succès le développement des Etats-Unis au moment même où il écrit ses théories.

Henry Carey est le principal économiste de Lincoln. Sa politique de grands travaux d’infrastructure a donné aux Etats-Unis la plus vigoureuse impulsion économique de leur histoire. Ce qu’il écrit dans ses Principles of social science sur la question de l’esclavage est en opposition directe avec l’analyse de Marx. Ce dernier considérait que l’esclavage avait été nécessaire à un certain stade de l’histoire ; Carey montre que l’esclavage n’a jamais permis le développement d’une société, mais qu’il a constitué, au contraire, un signe de décadence. En effet, une société qui préfère employer dix esclaves pour accomplir une certaine tâche, plutôt que d’inventer une machine pour les libérer de leur labeur, est une société paresseuse qui condamne son propre avenir.

Nous ne nous étendrons pas sur l’échec du marxisme à anticiper sur le développement de la société car, depuis 1989, beaucoup d’encre a coulé à ce sujet. Précisons néanmoins que depuis la mort de Franklin Roosevelt, les Etats-Unis ont pratiqué une politique diamétralement opposée à celle de Hamilton, List et Carey. Ayant trahi leurs propres principes, ils ont adopté ceux de l’Empire britannique.

Le vice fondamental de la sociologie

Ceci étant posé, nous pouvons maintenant énoncer de manière un peu plus précise la nature du vice majeur de la sociologie. Chacune des théories que nous venons d’évoquer se base sur une certaine conception de l’être humain. Toutes ont ceci en commun qu’elles laissent de côté l’aspect le plus fondamental de la nature humaine : la capacité de l’homme individuel de créer, de découvrir, d’inventer – ce qui veut dire formuler des hypothèses originales sur la nature de l’univers et les valider (ou les infirmer) expérimentalement. Ainsi, l’individu humain a la capacité – mais pas toujours la volonté – de changer les « lois » de l’histoire. Ainsi, aucune loi sociologique fixe, c’est-à-dire ne s’appuyant pas explicitement sur cette capacité de changement de l’individu humain, ne pourra être autre chose qu’une construction intellectuelle sans grand rapport avec la réalité.

Ne nous y trompons pas : le « progrès » dont parle Condorcet n’a rien à voir avec cette faculté d’inventer propre à chaque individu. En effet, chez le dernier encyclopédiste, le progrès est un mouvement général purement mécanique. Or, il n’y a rien de mécanique dans l’invention – ce serait même un contresens sur les termes. Cette faculté d’inventer est certes innée en chacun d’entre nous, mais elle a besoin d’être développée par la culture et l’éducation : certains environnements sociaux peuvent la favoriser, d’autres peuvent l’étouffer. Or si on lit les Cinq mémoires sur l’instruction publique et le Rapport sur l’instruction publique de Condorcet, force est de constater que sa préoccupation est d’enseigner aux élèves des « vérités positives » et non pas l’art d’inventer :

Il ne faudrait pas avoir la prétention de s’astreindre à suivre la marche des inventeurs. Cette marche historique est dépendante de celle que suit la science entière à chaque époque, de l’état des opinions, des goûts, des besoins de chaque siècle : elle n’est pas assez méthodique, assez régulière pour servir de base à l’instruction.

Quant à Comte, nous pensons avoir suffisamment démontré que l’esprit de découverte est également absent de sa notion de progrès. Précisons simplement que Comte ne nie certes pas l’existence d’individus exceptionnels dans l’histoire de l’humanité (lui par exemple), mais il considère que ces individus sont essentiellement secrétés par le mouvement général de l’histoire. Ce qui revient, dans le cas présent, à faire une croix sur le pouvoir de l’initiative individuelle de changer l’histoire.

5. Les disciples dissidents d’Auguste Compte

Le positivisme d’Auguste Comte ne doit pas être considéré comme une question en soi. Comme nous l’avons vu, il faut le situer dans le contexte d’une guerre culturelle lancée bien avant sa naissance, par des intérêts privés menacés par l’idée de république. Toutes ces théories sociologiques qui fleurissent depuis Montesquieu répandent essentiellement le même genre de propagande visant à nier la capacité créatrice de l’esprit humain individuel. C’est la culture qui permet à l’empire de se perpétuer au-delà des révolutions.

Il est possible que Comte n’ait pas été lui-même conscient de la nature des intérêts qu’il servait sans doute malgré lui. Le caractère manifestement faux de ses théories, y compris du point de vue de la science de son époque, montre bien qu’une telle philosophie n’a pas pu passer à la postérité par ses propres mérites. Ceci nous conduit à dire quelques mots sur certains disciples de Comte qui ont joué un rôle clef pour le faire connaître, mais qui se sont détachés de lui au bout d’un certain temps.

En France

Emile Littré par Gil
Sans Littré, peu de monde aurait entendu parler d’Auguste Comte en France. En publiant une série d’articles dans le National, fin 1844 il fait définitivement sortir Comte de l’ombre auprès du public français.

Sans Emile Littré, peu de monde aurait entendu parler d’Auguste Comte en France. « Bouleversé » par la découverte du Cours de philosophie positive qu’il étudie longuement au début des années 1840, Littré publie une série d’articles dans le National, fin 1844 qui font définitivement sortir Comte de l’ombre auprès du public français. A cette époque-là, Comte est dans une situation personnelle extrêmement difficile : il n’a pratiquement plus d’autre moyen de substance qu’une souscription organisée en sa faveur en Angleterre ; il a perdu son emploi d’examinateur à l’école de Polytechnique et ses ouvrages rebutants – comme le lecteur pourra facilement s’en convaincre – ne sont pas lus. Les articles de Littré donnent en quelque sorte une version plus « présentable » du positivisme ! Lorsque Littré se sépare de Comte une dizaine d’années plus tard, apparemment repoussé par l’aspect « religieux » de ce dernier, il prétendra le faire au nom de sa fidélité à la philosophie du Cours. Désormais, Littré fera du « positivisme sans Comte », pour le salut du positivisme. C’est ainsi qu’a été accréditée l’idée qu’il y a un Comte d’avant le tournant religieux, et un Comte d’après. Or ceci est encore une escroquerie intellectuelle : le projet de créer un « Culte de l’humanité » est présent dès la fondation du positivisme, à l’époque de Saint-Simon. Ce culte est dans le prolongement logique du système développé dans le Cours...

Une autre raison est également évoquée par Littré pour justifier cette rupture. Comte a toujours affiché sa haine du bonapartisme, considérant Napoléon Ier comme un dirigeant rétrograde qui n’a rien compris à l’histoire de l’humanité. Il n’aime pas nom plus Napoléon le Petit. Cependant, déçu par la révolution de 1848 qui n’a pas transformé l’histoire dans le sens qu’il espérait, il applaudit au coup d’Etat du 2 décembre 1851. En 1852, il écrit ainsi dans la préface de son Système de politique positive :

L’instinct populaire a laissé tomber sans défense un régime anarchique. On sent de plus en plus, en France, que la constitutionnalité convient seulement à une prétendue situation monarchique, tandis que notre situation républicaine permet et exige la dictature.

Espérant convertir Napoléon III au positivisme, il lance un Appel aux conservateurs en 1855. La compromission est un peu trop visible pour le « républicain » Littré.

D’autres disciples français ont fait dissidence. C’est le cas en particulier de Georges Clemenceau qui a traduit en français l’essai très critique de John Stuart Mill, Auguste Comte et le positivisme. Il convient aussi de signaler le cas du père de la grande réforme scolaire de la Troisième république, Jules Ferry. Avec Ferry, le positivisme a littéralement façonné l’éducation française ; c’est de là que vient la célèbre « Leçon de choses » qu’ont connue tous les écoliers nés avant 1965. Dans cette « Leçon de choses », il n’y a pas d’hypothèse mais, comme son nom l’indique, uniquement des « faits positifs » de la science naturelle qu’on décrit aux enfants. Les manuels scolaires de ce programme ont d’ailleurs été illustrés par l’entomologiste et botaniste Jean-Henri Fabre, l’ami provençal de John Stuart Mill. C’est cette éducation de la Troisième république qui fera écrire à Marie Curie : « J’ai parfois l’impression qu’il vaudrait mieux noyer les enfants que de les enfermer dans les écoles actuelles. » Marie Curie a elle-même organisé une expérience éducative sur un petit groupe d’enfant de 7 à 12 ans, les confrontant à des paradoxes physiques et leur demandant de chercher des hypothèses pour les résoudre. C’est ainsi que sa propre fille est devenue une grande scientifique.

En Angleterre

Outre-Manche, le positivisme a eu formellement plus d’écho qu’en France. Un culte positiviste a même été célébré à Liverpool jusqu’en 1947. La figure clef dans cette propagande n’est autre que John Stuart Mill, employé de la Compagnie des Indes orientales, et héritier intellectuel de Jeremy Bentham, le principal serviteur et propagandiste de lord Shelburne... C’est Mill qui a organisé la souscription en faveur de Comte. La rupture entre Comte et Mill est consommée en 1846 et, dans son livre, Mill attaque lui aussi le comtisme qu’il prétend dissocier du positivisme. Mill affirme en particulier que la philosophie de Comte est un danger pour la liberté de penser et la liberté politique – ce qui lui permet de défendre l’idée d’un positivisme plus « acceptable ».

S’il nous est permis de risquer une hypothèse complémentaire sur la séparation entre le positivisme britannique et le comtisme, nous noterons que Comte avait prévu que lorsque l’humanité dans son ensemble entrerait dans l’état positif, il appartiendrait à la France d’être le centre d’où partirait ce mouvement, et à laquelle seraient associés quatre « satellites » : l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne et... l’Angleterre. Quelle vulgaire faute de goût pour ces gentlemen d’Outre-Manche ! Comte avait, semble-t-il oublié que depuis la Révolution française, la France n’était plus la principale sphère d’influence culturelle mondiale qu’elle avait été à l’époque de Colbert. La Terreur jacobine avait proclamé que « la République n’a pas besoin de savants » et Napoléon les avait envoyés se faire tuer dans ses aventures impériales. Depuis, l’Empire britannique était pratiquement le maître du monde, et la seule menace sérieuse à sa puissance était la nouvelle république des Etats-Unis. Assez ignorant, semble-t-il, des réalités politiques, Comte considérait les Etats-Unis comme faisant partie, avec l’Angleterre, d’un même « satellite » de la France. Voilà qui tirait un trait sur la Révolution américaine !

On peut dire que le véritable héritier du positivisme britannique n’est autre que le filleul de Mill, Bertrand Russell, dont les parents étaient des fidèles de l’Eglise positiviste. Pour Russell, toute la connaissance humaine se réduit à une série finie d’axiomes, et le travail du savant consiste à trouver cette série à partir de laquelle tout doit se déduire logiquement. On voit ainsi sous quelle forme la notion de « loi positive » est passée au XXe siècle. Comme on le sait, Russell est l’un des initiateurs du projet d’ »Intelligence artificielle » qui prétend réduire l’intelligence humaine à « l’intelligence » mécanique d’un ordinateur, niant ici – une fois de plus ! – la faculté de l’individu de faire des découvertes. Tout ceci a eu un impact désastreux sur la science et l’éducation et, comme on s’en doute, a été une cause supplémentaire majeure de la tendance générale du système éducatif occidental à former des ânes savants, plutôt que des découvreurs.

6. Conclusion

Nous avons montré à travers cet article que la guerre de la culture d’empire contre la Révolution américaine est le point de référence incontournable pour comprendre la perversité qui imprègne le positivisme et la sociologie. Malheureusement les Etats-Unis ont adopté cette culture d’empire contre laquelle ils avaient été précisément créés. Ce problème se pose de manière particulièrement sensible depuis la fin du XXe siècle et les attentats du 11 septembre. L’un des principaux idéologues lié à l’extrême droite néo-conservatrice américaine, le professeur Samuel Huntington de Harvard, prétend démontrer scientifiquement dans son livre Le choc des civilisations, que les cultures judéo-chrétienne et islamo-confucéenne sont trop « éloignées » l’une de l’autre pour pouvoir coexister pacifiquement. En d’autres termes, il explique sociologiquement pourquoi la guerre est inévitable (pour les néo-conservateurs américains, de Maistre est un représentant respectable du christianisme). Il prétend également montrer que les « valeurs » de travail et d’esprit d’entreprise qui caractérisent la population blanche, anglo-saxonne et protestante (WASP) des Etats-Unis, sont directement menacées par la prolifération et l’invasion de catholiques hispaniques venus de l’Amérique latine. Toutes ces élucubrations ne viennent pas d’un tribun excité, mais d’un respectable professeur qui éduque la future élite politique de la première puissance nucléaire du monde.

Les scientifiques vont-ils encore longtemps prétendre que leur activité n’a rien à voir avec la politique ? Ou bien vont-ils comprendre le danger que représente le positivisme pour leur propre santé morale et mentale ?

Discours de Louis Pasteur à l’Académie française

Le 27 avril 1882, Louis Pasteur entre à l’Académie française et, selon la tradition, prononce un éloge de celui dont le décès a laissé vacante la place que vient occuper le nouveau venu. L’homme dont Pasteur est le successeur n’est autre qu’Emile Littré, l’auteur du célèbre dictionnaire de même nom, et également ancien disciple d’Auguste Comte. Il n’est pas exagéré de dire que sans Littré, Comte n’aurait pas été connu en France. Dans une lettre à sa femme du 26 septembre 1881, Pasteur annonce dans quel esprit il a conçu cet éloge : « Ai-je bien conçu ce discours ? Je ne sais. C’est entre nous une critique sévère du positivisme. Je frappe sur Littré, mais les coups tombent sur Comte. » Dans les lignes qui suivent, nous donnons des extraits importants de ce discours.

[...] Il n’est pas rare de voir les plus savants hommes perdre parfois le discernement de leur vrai mérite. C’est ce qui me fait un devoir d’un jugement personnel sur la valeur de l’ouvrage d’Auguste Comte. Je confesse que je suis arrivé à une opinion bien différente de celle de M. Littré. Les causes de cette divergence me paraissent résulter de la nature même des travaux qui ont occupé sa vie et de ceux qui sont l’objet unique de la mienne.

Les travaux de M. Littré ont porté sur des recherches d’histoire, de linguistique, d’érudition scientifique et littéraire. La matière de telles études est tout entière dans les faits appartenant au passé, auxquels on ne peut rien ajouter ni retrancher. Il y suffit de la méthode d’observation qui, le plus souvent, ne saurait donner des démonstrations rigoureuses. Le propre, au contraire de l’expérimentation, c’est de ne pas en admettre d’autres.

L’expérimentateur, homme de conquêtes sur la nature, se trouve sans cesse aux prises avec des faits qui ne se sont point encore manifestés et n’existent, pour la plupart, qu’en puissance de devenir dans les lois naturelles. L’inconnu dans le possible et non dans ce qui a été, voilà son domaine, et, pour l’explorer, il a le secours de cette merveilleuse méthode expérimentale, dont on peut dire avec vérité, non qu’elle suffit à tout, mais qu’elle trompe rarement, et ceux-là seulement qui s’en servent mal. Elle élimine certains faits, en provoque d’autres, interroge la nature, la force à répondre et ne s’arrête que quand l’esprit est pleinement satisfait. Le charme de nos études, l’enchantement de la Science, si l’on peut ainsi parler, consiste en ce que, partout et toujours, nous pouvons donner la justification de nos principes et la preuve de nos découvertes.

L’erreur d’Auguste Comte et de M. Littré est de confondre cette méthode [avec celle] restreinte de l’observation. Etrangers tous deux à l’expérimentation, ils donnent au mot expérience l’acceptation qui lui est attribuée dans la conversation du monde, où il n’a point du tout le même sens que dans le langage scientifique. Dans le premier cas, l’expérience n’est que la simple observation des choses et l’induction qui conclut, plus ou moins légitimement, de ce qui a été à ce qui pourrait être. La vraie méthode expérimentale va jusqu’à la preuve sans réplique.

Les conditions et le résultat quotidien du travail de l’homme de science façonnent, en outre, son esprit à n’attribuer une idée de progrès qu’à une idée d’invention. Pour juger de la valeur du positivisme, ma première pensée a donc été d’y chercher l’invention. Je ne l’y ai pas trouvée. On ne peut vraiment attribuer l’idée d’invention à la loi dite des trois états de l’esprit humain, pas plus qu’à la classification hiérarchique des sciences qui ne sont l’une et l’autre que des à peu près, sans grande portée. Le positivisme ne m’offrant aucune idée neuve, me laisse réservé et défiant [...]

Le positivisme ne pêche pas seulement par une erreur de méthode. Dans la trame, en apparence très serrée, de ses propres raisonnements, se révèle une considérable lacune, et je suis surpris que la sagacité de M. Littré ne l’ait pas mise en lumière.

A maintes reprises, il définit ainsi le positivisme envisagé au point de vue pratique : « je nomme positivisme tout ce qui se fait dans la société pour l’organiser suivant la conception positive, c’est-à-dire scientifique du monde. » Je suis prêt à accepter cette définition, à la condition qu’il en soit fait une application rigoureuse ; mais la grande et visible lacune du système consiste en ce que, dans la conception positive du monde, il ne tient pas compte de la plus importante des notions positives, celle de l’infini.

Au-delà de cette voûte étoilée, qu’y a-t-il ? De nouveaux cieux étoilés. Soit ! Et au-delà ? L’esprit humain poussé par une force invincible ne cesse jamais de se demander : Qu’y a-t-il au-delà ? Veut-il s’arrêter soit dans le temps, soit dans l’espace ? Comme le point où il s’arrête n’est qu’une grandeur finie, plus grande seulement que toutes celles qui l’ont précédée, à peine commence-t-il à l’envisager, que revient l’implacable question et toujours, sans qu’il puisse faire taire le cri de sa curiosité. Il ne sert de rien de répondre : au-delà sont des espaces, des temps ou des grandeurs sans limites. Nul ne comprend ces paroles. Celui qui proclame l’existence de l’infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu’il y en a dans tous les miracles de toutes les religions ; car la notion d’infini a ce double caractère de s’imposer et d’être incompréhensible. Quand cette notion s’empare de l’entendement, il n’y a qu’à se prosterner. Encore, à ce moment de poignantes angoisses, il faut demander grâce à sa raison : tous les ressorts de la vie intellectuelle menacent de se détendre ; on se sent très près d’être saisi par la sublime folie de Pascal. Cette notion positive et primordiale, le positivisme l’écarte gratuitement, elle et toutes ses conséquences dans la vie des sociétés.

La notion de l’infini dans le monde, j’en vois partout l’inévitable expression. Par elle, le surnaturel est au fonds de tous les cœurs. L’idée de Dieu est une forme de l’idée de l’infini. Tant que le mystère de l’infini pèsera sur la pensée humaine, des temples seront élevés au culte de l’infini, que le Dieu s’appelle Brahama, Allah, Jéhovah ou Jésus. Et sur la dalle de ces temples, vous verrez des hommes agenouillés, prosternés, abîmés dans la pensée de l’infini. La métaphysique ne fait que traduire au-dedans de nous la notion dominatrice de l’infini. La conception de l’idéal n’est-elle pas encore la faculté, reflet de l’infini, qui, en présence de la beauté, nous porte à imaginer une beauté supérieure ? La science et la passion de comprendre sont-elles autre chose que l’effet de l’aiguillon du savoir que met en notre âme le mystère de l’Univers ? Où sont les vraies sources de la dignité humaine, de la liberté, de la démocratie moderne, sinon dans la notion de l’infini devant laquelle les hommes sont égaux ?

« Il faut un lien spirituel à l’humanité, dit M. Littré, faute de quoi il n’y aurait dans la société que des familles isolées, des hordes et point de société véritable. » Ce lien spirituel qu’il plaçait dans une sorte de religion inférieure de l’humanité ne saurait être ailleurs que dans la notion supérieure de l’infini parce que ce lien spirituel doit être associé au mystère du monde. La religion de l’humanité est une de ces idées d’une évidence superficielle et suspecte qui font dire à un psychologue d’un esprit éminent : « Il y a longtemps que je pense que celui qui n’aurait que des idées claires serait assurément un sot. Les notions les plus précieuses, ajoute-t-il, que recèle l’intelligence humaine, sont tout au fond de la scène et dans un demi-jour, et c’est autour de ces idées confuses, dont la liaison nous échappe, que tournent les idées claires pour s’étendre, et se développer, et s’élever. Si nous étions coupés de cette arrière-scène, les sciences exactes elles-mêmes y perdraient cette grandeur qu’elles tirent de leurs rapports secrets avec d’autres vérités infinies que nous soupçonnons. »

Les Grecs avaient compris la mystérieuse puissance de ce dessous des choses. Ce sont eux qui nous ont légué un des plus beaux mots de notre langue, le mot enthousiasme [...] un dieu intérieur.

La grandeur des actions humaines se mesure à l’inspiration qui les fait naître. Heureux celui qui porte en soi un dieu, un idéal de beauté et qui lui obéit : idéal de l’art, idéal de la science, idéal de la patrie, idéal des vertus de l’Evangile. Ce sont là les sources vives des grandes pensées et des grandes actions. Toutes s’éclairent des reflets de l’infini.

Notes

1. En 1783, à la fin de la Guerre d’indépendance américaine, Shelburne est le Premier ministre de l’Angleterre. Il monte des négociations de paix séparées avec la France qui reposent sur un traité de libre-échange. Cette politique économique provoque une crise économique sans précédent en France dans les années suivantes, débouchant sur une Révolution française largement attisée par des agents de Shelburne.

2. Ce serait également une menace pour les serviteurs de cet Empire pour qui l’industrie peut être détournée de son but libérateur et utilisée à établir de nouvelles formes de féodalité à l’échelle locale. Nous ne pensons pas du tout que l’industrie ni même l’initiative privée soient synonymes d’asservissement, bien au contraire, mais il est clair que depuis la Révolution française, des aristocrates et accessoirement des bourgeois cooptés par l’aristocratie ont pris le contrôle de l’industrie et tiré profit d’une certaine culture d’empire, dans un but de pouvoir. C’est notamment le cas en 1815, au moment du Congrès de Vienne, lorsque, après les horreurs napoléoniennes, une aristocratie réorganisée se partage l’Europe dans un nouveau contexte de révolution industrielle. En témoignent les quelques grandes familles, les « barons du fer » qui possèdent la sidérurgie lorraine au XIXe siècle, les Wendel, les Seillière, etc., et dont les descendants ont démantelé l’outil industriel pour des raisons de pur gain financier privé et, plus fondamentalement, de pouvoir politique.

3. On peut dire en toute rigueur que l’hypothèse de la génération spontanée est une conséquence logique de l’hypothèse matérialiste, mais cela ne signifie pas que ces deux hypothèses soient équivalentes : l’ironie de l’histoire veut que Pouchet, celui qui soutint la génération spontanée contre Pasteur, fut un vitaliste, c’est-à-dire de l’école de pensée théoriquement antagoniste du matérialisme. Cependant, il faut prendre garde aux simplifications trop grossières. Comme le montre Claude Bernard dans l’ensemble de son œuvre, le débat sur le vivant ne se réduit pas à une opposition manichéenne entre le matérialisme et le vitalisme. Bien au contraire, cette opposition est un faux débat qui a retardé le développement de la véritable science du vivant. Par sa méthode expérimentale, Bernard a tout simplement mis ces deux idéologies dans la même poubelle de l’histoire.

4. Ceci est un premier exemple qui montre que le positivisme n’est pas une forme de pensée rendue obsolète parce que la science a progressé depuis. En réalité, le système de Comte était déjà réfuté par les découvertes de sa propre époque ! Comme Henri Gouhier le note dans La vie d’Auguste Comte, le fondateur de la sociologie se vantait de ne jamais lire un journal, de ne pas se tenir au fait de l’actualité, car il voulait pouvoir élaborer tranquillement son système dans sa tour d’ivoire, sans être perturbé par des influences extérieures.

5. Chez Bichat, comme chez les matérialistes et les vitalistes de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, on retrouve le même refus de considérer le vivant et le non vivant comme deux domaines distincts mais connexes d’un même Univers. Ce que refusent les uns et les autres – et Comte – c’est de voir l’Univers comme un tout unique et harmonieux.

6. En somme, la perspective de la Constitution américaine est telle que c’est littéralement l’intérêt des générations à naître qui gouverne la république. Quel contraste saisissant entre cet état d’esprit et celui que Comte exprime dans sa célèbre maxime : « Les vivants sont toujours, et de plus en plus, gouvernés nécessairement par les morts » ! A trop vouloir organiser la société autour d’un culte de ceux qui nous ont précédés, on finit par perdre de vue l’étincelle qui guidait ces prédécesseurs vers le futur.

7. Par contre, il n’en dit pas autant de la Révolution américaine, qu’il déteste en bon agent de Shelburne. Il écrit par exemple : « Non seulement je doute de la stabilité du gouvernement américain, mais l’établissement particulier de l’Amérique anglophone ne m’inspire aucune confiance. Les villes, par exemple, animées d’une jalousie pas vraiment respectable, n’ont pas su s’entendre pour savoir où se tiendrait le Congrès ; aucune d’entre elles ne voulait concéder aux autres cet honneur. En conséquence elles ont décidé de construire une nouvelle cité pour être la capitale. Elles ont choisi un lieu très agréable sur les rives d’une grande rivière et décrètent que la ville devrait s’appeler Washington. Les emplacements de tous les bâtiments publics ont été tracés, le travail a commencé, et le plan de cette cité-reine a déjà fait plusieurs fois le tour de l’Europe. Essentiellement il n’y a rien de tout cela qui ne surpasse la puissance humaine ; une cité peut aisément être bâtie. Néanmoins, il est trop de délibération, trop d’humanité dans cette affaire, et l’on peut parier à mille contre un que la cité ne sera jamais bâtie, qu’elle ne s’appellera pas Washington, et que le Congrès ne se tiendra pas là. » Le véritable ennemi des agents de l’Empire c’est la Révolution américaine et non pas la Révolution française.

8. Et ici encore, il ne faut pas tomber dans le mirage de conspirateurs qui contrôleraient tout : Marat n’avait manifestement pas prévu l’issue de la visite que lui rendit Charlotte Corday.

9. Il y a là un sophisme incontournable. En réalité le Christianisme se veut une morale universelle : « Ce que vous ferez au plus petit d’entre les vôtres, c’est à moi que vous le ferez ». En conséquence, il est immoral pour un Chrétien de réduire son prochain en esclavage, que ce dernier soit lui-même Chrétien ou non. C’est pour cela que sous couvert de défendre la liberté de penser, les Lumières et tous les serviteurs d’Empire du XVIIIe siècle ont prit pour cible privilégiée les véritables principes du Christianisme. Principes qui, il est vrai, ne sont pas souvent mis en pratique par ceux qui se prétendent Chrétiens.


Un 9 juin pour le salut commun


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Visioconférence internationale de l’Institut Schiller :
Le Plan Oasis, la paix par le développement pour toute l’Asie du Sud-Ouest


29 mars

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